Le paradoxe pétrolier sénégalais

Tandis que le monde retient son souffle face à la flambée des tensions entre Israël et l’Iran, les marchés pétroliers s’affolent. Mais au Sénégal, nouvel entrant sur le marché mondial du brut, cette crise pourrait paradoxalement constituer une aubaine. Pour peu que le pays sache tirer stratégiquement profit de la conjoncture internationale.
Depuis les frappes israéliennes contre les installations militaires et énergétiques iraniennes, les 13 et 14 juin derniers, le baril de Brent a bondi de 5,5 %, à l’ouverture du marché, pour atteindre 75 dollars. Ce choc géopolitique, redouté depuis des mois, place une nouvelle fois l’énergie au cœur des tensions internationales. En ligne de mire : le détroit d’Ormuz, artère vitale du commerce mondial où transite 20 % de la production quotidienne de pétrole. Une menace de fermeture de cette zone provoquerait un véritable séisme énergétique.
Dakar, à l’abri de la tempête ?
C’est dans ce contexte de flambée des prix et de vives incertitudes que le Sénégal fait une entrée remarquée sur le marché mondial du pétrole.
Selon le ministère de l’Énergie, du Pétrole et des Mines, le pays a produit 16,9 millions de barils de brut fin 2024, générant près de 950 millions de dollars, soit plus de 595 milliards de francs CFA. La tendance s’annonce encore plus dynamique pour 2025, avec un objectif de 30,53 millions de barils issus du site de Sangomar. Contrairement aux grands producteurs situés dans des zones instables, le Sénégal présente un profil ‘’sûr’’. Sa stabilité politique, son accès direct à l’Atlantique et ses infrastructures en expansion (ports de Dakar et de Ndayane) lui offrent un positionnement stratégique. Ce qui constitue un tournant majeur pour le pays.
Selon plusieurs analystes, elle offre au Sénégal une occasion unique d’ancrer sa souveraineté énergétique. Longtemps cantonné au rôle de consommateur dépendant, le pays peut désormais devenir un acteur incontournable de l’offre mondiale, en particulier vers les marchés européens et asiatiques en quête d’alternatives à la production du Golfe.
Mais pour profiter de cet alignement planétaire favorable, beaucoup pensent que les autorités doivent user de stratégie. Le Sénégal devra notamment garantir une transparence dans la gestion de ses revenus, s’assurer que les contrats d’exploitation servent les intérêts nationaux et veiller à un contrôle rigoureux de l’impact environnemental, conseillent les experts en géopolitique.
La neutralité active : une diplomatie à adopter
Pour certains observateurs et diplomates, sur le plan international, le Sénégal doit adopter une diplomatie de "neutralité active". Ni alignement inconditionnel sur un bloc ni repli isolationniste, mais une posture d’équilibre, à l’image de la Suisse des années de Guerre froide. Cela signifie entretenir des liens cordiaux avec toutes les grandes puissances (USA, UE, Chine, Russie) tout en affirmant sa souveraineté sur ses ressources. Ce positionnement pourrait être renforcé par la signature d’accords commerciaux sécurisés, fondés sur la stabilité juridique et la transparence.
Des analystes recommandent également que le Sénégal participe activement aux enceintes multilatérales sur l’énergie afin de peser dans les décisions futures.
Si les perspectives sont prometteuses, les risques ne sont pas négligeables. Une trop forte dépendance aux recettes pétrolières pourrait fragiliser l’économie, en cas de retournement du marché. Il est donc vital de renforcer la diversification économique.
Par ailleurs, la gestion des attentes sociales autour du "pétrole de tous", devra être rigoureuse pour éviter les dérives populistes, mettent en garde certains experts en énergie. Des exemples comme le Nigeria et l’Angola sont encore frais dans les mémoires.
Un autre défi majeur est de s’assurer que la manne pétrolière ne favorise pas des réseaux opaques ou une captation des richesses par une élite restreinte. Le Sénégal dispose d’organes de contrôle comme l’ITIE (Initiative pour la transparence dans les industries extractives) qu’il convient de renforcer.
En somme, la flambée actuelle des prix du pétrole, causée par la crise Israël-Iran, pourrait constituer une opportunité unique pour le Sénégal. Encore faut-il que cette chance soit saisie avec vision et responsabilité. Dans un monde en mutation, le pays a les cartes en main pour redéfinir son avenir énergétique et économique. La route est encore longue, mais elle est tracée. A Dakar de la parcourir avec prudence, ambition et souveraineté.
Commentaire
SILENCE STRATÉGIQUE DE DAKAR
Entre fidélité à la Palestine et prudence diplomatique
Alors que les frappes israéliennes sur l’Iran et les représailles de Téhéran font craindre une nouvelle flambée au Moyen-Orient, le Sénégal, traditionnellement prompt à condamner certaines offensives militaires ou violations du droit international, adopte cette fois une posture de silence. Contrairement à ses réactions habituelles, aucune condamnation officielle n’a été exprimée ni contre Israël ni contre l’Iran. Un choix diplomatique qui contraste avec la fermeté initiale du nouveau régime sur la question palestinienne.
Dès les premiers jours de la guerre à Gaza, Dakar avait clairement dénoncé la colonisation israélienne des territoires palestiniens, réaffirmant son attachement à la solution des deux États. Cette position n’était pas nouvelle. De Léopold Sédar Senghor à Macky Sall, en passant par Abdou Diouf et Abdoulaye Wade, le soutien à la Palestine est resté un pilier constant de la diplomatie sénégalaise. En témoigne la présidence historique du Sénégal, depuis 45 ans, du Comité des Nations Unies pour l’exercice des droits inaliénables du peuple palestinien — une instance politique majeure créée en novembre 1975 pour défendre la cause palestinienne sur la scène internationale.
Mais cette fois, l’agression ne concerne pas directement la Palestine. Elle touche l’Iran, un acteur plus complexe et plus clivant sur l’échiquier géopolitique mondial. D’autant plus que les relations entre Dakar et Téhéran ont connu des hauts et des bas. Le Sénégal avait rompu ses relations diplomatiques avec l’Iran en 2011, à la suite de la découverte présumée de livraisons d’armes iraniennes à des groupes rebelles dans la région de Casamance. Même si les relations ont été rétablies depuis, elles demeurent fragiles et soumises à une prudence calculée.
Cette retenue pourrait s’expliquer par une volonté du Sénégal de ne pas s’aliéner des partenaires clés dans une conjoncture énergétique et économique volatile. Dans le contexte de la guerre Israël-Iran et de l’envolée des cours du pétrole, Dakar semble opter pour une diplomatie de neutralité active. Le pays, désormais producteur et exportateur de pétrole, ne peut se permettre de s’engager dans des condamnations qui mettraient en péril ses nouveaux équilibres stratégiques. Entre fidélité historique à la cause palestinienne, méfiance vis-à-vis de Téhéran et nécessité de préserver ses intérêts dans un environnement géopolitique tendu, le Sénégal manœuvre prudemment.
Ce silence n’est donc pas une absence de position, mais bien un positionnement en soi — celui d’un pays qui commence à intégrer les codes d’une diplomatie pétrolière, où les mots pèsent autant que les barils.
Amadou Camara Gueye