Publié le 24 Feb 2018 - 08:32
DR ABDOU KARIM DIAW (EXPERT EN FINANCE ISLAMIQUE)

‘’Les institutions de finance islamique doivent respecter la conformité à la charia’’

 

Dakar abrite, du 19 au 20 mars prochain, le 5e Forum africain sur la finance islamique. Dans une interview accordée à ‘EnQuête’’, Dr Abdou Karim Diaw, expert en finance islamique, souligne, entre autres questions,  les enjeux et les défis de l’heure face à cette évolution.

 

La finance islamique gagne de plus en plus du terrain au Sénégal. Quelle analyse faites-vous de cette percée ?

Effectivement, il y a une réelle percée de la finance islamique au Sénégal. Elle peut s’expliquer par plusieurs choses. D’abord, il y a le point des interventions de la Bid. Parce qu’elle constitue l’un des bailleurs les plus importants de l’Etat du Sénégal. Elle est intervenue dans le financement de beaucoup de projets tels que le Train express régional (Ter). La Bid, aussi, intervient particulièrement dans le secteur de la microfinance. Il y a également le projet Promis, c’est-à-dire le Programme de développement de la microfinance islamique au Sénégal, qui constitue une enveloppe de 32 milliards de francs Cfa. Ce projet doit créer normalement 50 000 micro-entreprises et de nouveaux emplois estimés à 25 000, d’ici 2022. Donc, c’est un programme très ambitieux que la Bid a financé.

Un autre facteur qui explique cette avancée, c’est l’assistance technique de la Bid. La loi sur le Waqf a été appuyée par la Bid, de même que les aménagements que la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Bceao) est en train de mener au niveau du cadre réglementaire. La Banque islamique a eu, en même temps, beaucoup de séminaires, d’ateliers de formation pour la sensibilisation sur la finance islamique. Elle a usé de tout son poids pour faire avancer les choses.

Y a-t-il d’autres éléments ?

L’action des privés est aussi à prendre en considération. La crise financière de 2008 a aussi attiré l’attention de beaucoup de personnes sur les vertus et les avantages potentiels de la finance islamique. Parce qu’il y a eu de très grandes institutions financières qui n’ont pas pu résister à la sévérité de cette crise. Mais les institutions de finance islamique ont montré une résilience relativement beaucoup plus intéressante par rapport au choc.

Du point de vue réglementaire, le Conseil des ministres de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa) a adopté, lors de sa session de septembre dernier, un ensemble de textes permettant les opérations de finance islamique au niveau des institutions de microfinance. Les Etats sont appelés à transposer ces nouvelles dispositions dans leur dispositif juridique au plus tard au mois de juin 2018. Ce qui montre que le régulateur est en train de travailler dans l’optique de faciliter les opérations de la finance islamique au sein de l’espace. Et les travaux sont également en cours par rapport à l’activité bancaire. Ce qui a été adopté concerne le secteur de la microfinance. Mais il y a les activités bancaires qui feront l’objet aussi d’une réglementation.

Quelle est la différence entre la finance islamique et celle classique ?

On peut énumérer beaucoup de différences. Mais on peut la situer principalement à deux niveaux. Du point de vue juridique, les institutions financières classiques se réfèrent au droit positif. Pour celles islamiques, effectivement, le droit positif est pertinent, parce que c’est ce qui permet la réglementation au niveau de la Banque centrale. Mais il y a aussi le droit islamique ou charia. Le droit islamique régit les activités des établissements de finance islamique. Du point de vue opérationnel, les institutions financières classiques, des banques en particulier, sont basées sur l’intérêt. C’est-à-dire qu’elles empruntent de l’argent sur la base d’intérêt et prêtent de l’argent à un taux beaucoup plus élevé. Donc, la marge étant ce qu’elles gagnent.

Or, pour le droit islamique, un contrat de prêt reste toujours un contrat à titre gracieux. Ce qui veut dire que vous ne pouvez pas en tirer avantage, vous ne pouvez pas bénéficier d’un quelconque avantage, parce que tout simplement vous avez prêté de l’argent. Ce qui amène les institutions de finance islamique à adopter un modèle d’intermédiation beaucoup plus intéressant, dans le sens où elles sont obligées de  mener des activités productives, à savoir de vente, de location, etc., ou elles acceptent de partager aux bénéfices et aux pertes dans un projet. Lorsqu’elles financent un projet et qu’elles y mettent leurs fonds, dans ce cadre, elles sont obligées de partager les bénéfices et les pertes. Ça, c’est une particularité de la finance islamique.

La troisième particularité est qu’on ne peut tout financer avec les fonds provenant des institutions de finance islamique. Il faut que le projet et le secteur soient licites, éthiques. On ne peut pas financer un secteur ou un produit qui participe à la nuisance de l’être humain, à sa conscience, à sa santé, etc. Tout cela est prohibé. Ce qui n’est pas le cas pour la finance classique. Elle peut financer les boissons alcoolisées, le tabac, alors qu’une institution de finance islamique ne peut pas le faire.

Mai est-ce que ces principes sont respectés par les institutions de finance islamique ?

Peut-être pas à 100 %. D’où l’intérêt de la mise en place d’une réglementation. Parce que s’il y a une réglementation, il y aura effectivement des sanctions qui seront prévues contre toute institution qui ne respecterait pas ces règles-là. Par exemple, lorsque la Banque centrale dit que le taux d’usure est de 14 %, aucune institution n’osera le dépasser. Autant que la réglementation actuelle prend en charge les spécificités de la finance islamique, aucune institution n’oserait enfreindre ces limites et règles. Donc, la réglementation est très importante pour que cette conformité à la charia, au droit islamique soit respectée. Maintenant, une institution peut prendre sur soi le devoir de mettre en place un comité de conformité au droit islamique. Celui-ci veille au contrôle de conformité et s’assure que toutes les opérations dans l’institution financière islamique se font conformément aux règles de la charia. C’est un dispositif extrêmement important dans la structure de gouvernance d’une institution financière islamique.

On constate que l’usure, bien que prohibée par le droit islamique, est pratiquée par certaines institutions qui se disent islamiques. Est-ce que là aussi ce n’est pas paradoxal ?

Tout ce qui est intérêt est prohibé par la finance islamique. Donc, une institution qui se dit islamique ne peut pas appliquer un taux d’intérêt, encore moins de l’usure. La réglementation doit mettre en place des mécanismes pour que pareilles pratiques ne se soient pas possibles.

Par rapport à cette réglementation, au Sénégal, il était prévu la mise en place d’un système de microfinance islamique. Qu’en est-il réellement ?

Effectivement, il y a déjà le vote d’une loi sur le Waqf en 2015 et la mise en place de la Haute autorité du Waqf (Ndlr : forme de don dans la finance islamique) qui va gérer tout ce qui est Waqf public et va superviser ceux privés. C’est une avancée significative concernant cet outil qu’est le Waqf, qui peut apporter beaucoup de choses dans la lutte contre la pauvreté. Il y a aussi la perspective de mise en place d’une institution de microfinance islamique appelée Busra et dont les actionnaires ne sont autres que l’Etat du Sénégal, la Banque islamique de développement (Bid), la Banque islamique du Sénégal (Bis), Pamecas et d’autres institutions.

Cette institution ne fera que de la finance islamique. Les actionnaires sont connus et ils sont en train de travailler pour mettre en place cette institution. Notre cabinet Acofis, qui signifie African conseil et finance islamique, avec Hp Corporate étaient sélectionnés pour élaborer le manuel de procédure. Ce qui a été fait. Le système d’information est également en phase de finalisation. Ils sont en train de se préparer pour le recrutement du futur directeur général de cette institution. Les travaux sont en cours pour la mise en place effective de cette institution de microfinance islamique.

Qu’est-ce que cette institution va apporter au financement de l’économie sénégalaise et notamment à celle des Pme et Pmi ?

D’abord, elle sera une institution supplémentaire qui va augmenter l’offre de financement des porteurs de projet, que ceux-ci soient de production, de consommation ou d’investissement. Donc ça, c’est important. Aujourd’hui, beaucoup de petites et moyennes entreprises (Pme) ou des particuliers cherchent des financements. Le fait qu’il y ait une institution supplémentaire qui va augmenter l’offre constitue une avancée. Ensuite, comme cette institution va faire exclusivement la finance islamique, cela va permettre à beaucoup de personnes qui ne traitaient pas avec les banques classiques - parce qu’il y a le taux d’intérêt - de pouvoir intégrer le système de gestion financier. Ainsi, ils pourront déposer leurs fonds au niveau de ces institutions et bénéficier également des financements qu’elles offrent. Ce sont, en réalité, des financements beaucoup plus efficaces dans le sens où, simplement, le client ne donne pas son argent à l’institution afin qu’elle en fasse ce qu’elle veut. Mais il y a un mécanisme qui permet de réduire de manière significative les détournements d’objectifs.

Aujourd’hui, quels sont les défis à relever pour l’expansion de ce type de finance au Sénégal ?

C’est d’abord le défi de ressources humaines. Il faut que le projet de la finance islamique soit porté par des personnes compétentes et intègres. Intègres dans le sens où elles jouissent d’une formation adéquate dans ce domaine. C’est ainsi que l’Académie de la finance islamique pour l’Afrique de l’Ouest a été mise en place au sein du Cesag pour effectivement faire un travail de formation, de recherche et de consultance. Nous allons continuer avec les certificats et séminaires. Tout cela pour produire des ressources humaines compétentes qui maitrisent le secteur, de sorte que lorsqu’elles seront opérationnelles, elles seront très efficaces.

L’autre défi, c’est la communication. Beaucoup de personnes entendent parler de la finance islamique, mais ne la maîtrisent pas forcément. Certains pensent que ce sont des financements gratuits où on donne de l’argent au client qui l’utilise à sa guise. Or, ce n’est pas exactement cela. C’est une finance qui cherche à faire du profit. C’est un schéma gagnant-gagnant, entre le client et l’institution. D’autres pensent qu’il n’y a pas de garantie. Là aussi, ce n’est pas totalement le cas. Car certains contrats nécessitent des garanties. On a besoin de lever ces équivoques-là. Certaines personnes pensent également que la finance islamique est uniquement réservée aux musulmans, alors qu’un non-musulman peut être client d’une banque islamique et peut aussi y travailler. Ce qui prouve que cette communication est nécessaire pour que ces fausses idées soient chassées.

Mais est-ce qu’aussi l’expression ‘’finance islamique’’ n’est pas un peu exclusive ou réductrice ?

Non, ce n’est pas le cas. Parce qu’elle est islamique dans le sens où elle se réfère au droit islamique. Mais un musulman peut apporter un projet de fabrication de boissons alcoolisées et il sera rejeté, alors que, de l’autre côté, un non-musulman peut solliciter un financement pour un projet d’agriculture et bénéficier de fonds, si l’institution juge que c’est rentable, pertinent. Cela ne dépend pas de la personne, mais de l’objet. Si un non-musulman respecte les normes établies par la finance islamique, il peut bel et bien bénéficier des financements de ces institutions.

Dakar abrite le 5e Forum africain sur la finance islamique les 19 et 20 mars prochain. Quels peuvent être les impacts d’un tel rendez-vous pour le Sénégal ?

Ce forum peut apporter de la visibilité au Sénégal. Il va attirer l’attention des acteurs de la finance islamique. Ça peut aussi attirer les investisseurs qui sont intéressés par les produits de la finance islamique. Ils peuvent venir afin de découvrir les possibilités qu’il y a d’investir dans notre pays et ça sera au grand bonheur de l’économie de notre pays. Cette rencontre et les autres conférences vont contribuer à sensibiliser les populations par rapport à la finance islamique et à ses enjeux. Il y a beaucoup d’institutions, d’établissements scolaires qui enseignent la finance islamique dans notre pays. Il y a d’abord le Cesag qui est en train de mettre en place une académie de finance islamique et qui a déjà lancé un Mba en ce sens. Les cadres deviennent de plus en plus conscients des perspectives qu’offre ce type de finance.

Peut-on alors dire que la finance islamique est un pont entre les pays du Golfe et ceux de l’Afrique ?

Bien entendu. Parce que déjà avec les pays du Golfe, nous avons des liens historiques, d’ordre religieux et culturel. Et avec la finance islamique, ça sera des liens d’ordre financier et économique. Dans le sens où, ici en Afrique, nous avons un grand potentiel de croissance économique. Nous avons beaucoup de projets d’infrastructures dont nous n’avons pas le financement. Le taux de pauvreté est assez élevé. Avec les financements externes, ça permettra de surmonter ces défis-là, en finançant la construction d’infrastructures modernes, en mettant en place des fonds pour les projets des Pme et Pmi. Tout cela est de nature à augmenter la croissance. Eux aussi, ils savent qu’ici, il y a des perspectives de croissance intéressantes. Donc, ils pourront venir avec leurs fonds, les fructifier avant d’avoir un retour sur investissement beaucoup plus consistant.

MARIAMA DIEME

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