Publié le 10 Apr 2021 - 23:38
ENQUETE SUR LES VIOLENTES MANIFESTATIONS DU DEBUT DU MOIS DE MARS

Une commission, plusieurs interrogations ! 

 

Le gouvernement du Sénégal a annoncé la mise en place d’une commission d’enquête indépendante sur les heurts qui ont secoués le pays, entre le 3 et le 8 mars 2021. Alors que les modalités sur sa constitution restent à être précisées, les questions interpellent sur la nature, l’indépendance et la composition de cette commission.

 

Human Rights Watch l’avait demandée. « Les autorités sénégalaises devraient veiller immédiatement à ce qu’une enquête indépendante et minutieuse soit ouverte sur les décès signalés d’au moins 10 personnes et sur les blessures de centaines d’autres lors des manifestations qui se sont déroulées dans le pays depuis le 3 mars 2021 », soutenait l’organisation de défense des Droits de l’Homme, le 12 mars 2021, par un communiqué de presse.

Un mois plus tard, le gouvernement du Sénégal va s’exécuter. Lors de la reprise, jeudi, des sessions du « Gouvernement face à la presse », le Ministre des Forces armées a indiqué que pour rétablir les faits et situer les responsabilités, « le gouvernement va mettre sur pied une commission indépendante impartiale pour rétablir toute la vérité, dans la dynamique de paix, dans la dynamique d’apaisement, pour que justice soit faite. C’est un élément qui conforte l’Etat de droit et notre volonté de vivre en paix », dit-il.

A ces enquêteurs, précise le chef des militaires, seront associés des membres de l’Opposition et de la société civile, « pour que cette commission puisse travailler en toute indépendance sur ce que les uns ou les autres ont eu à faire. »

Un pas posé en direction de l’élucidation des circonstances de la mort de 13 personnes (bilan officiel des autorités gouvernementales) dans les violents affrontements qui ont secoué le pays en mars 2021. Mais aucun calendrier n’a été précisé sur cette commission qui soulève déjà beaucoup de questions. En premier lieu, le contexte de ces événements sied-t-il vraiment ? Vu qu’ils ont eu lieu dans un pays dans lequel les institutions judiciaires fonctionnent normalement.

« Les commissions d’enquête sont la nouvelle tendance pour assurer plus de transparence »

Pour Alassane Seck, cette commission reflète simplement la perception négative que l’on peut avoir sur la justice. « Malheureusement, tout est politisé. Et on est à une situation telle que personne n’a plus confiance en son prochain. C’est dommage. Les commissions d’enquête sont la nouvelle tendance pour assurer plus de transparence. Si dans les faits la commission d’enquête est indépendante et impartiale, composée de personnalités de l’Etat, de la société civile, de l’opposition, elle devrait arriver à faire éclater la vérité », estime le secrétaire exécutif de la ligue sénégalaise des droits humains.

Des manifestations ont éclaté dans tout le Sénégal, après l’arrestation, le 3 mars, d’Ousmane Sonko, dirigeant du parti politique Patriotes du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (PASTEF), dans la capitale, Dakar. Lors de ces émeutes, Amnesty International a documenté, le 8 mars 2021, la mort d’au moins 8 personnes pendant les manifestations, certains décès ayant été causés par le « recours excessif à la force et [...] l’usage d’armes à feu par les forces de sécurité ». La Croix-Rouge du Sénégal a dressé au même moment un bilan de 6 personnes décédées et au moins 590 personnes blessées, dont 232 qui ont été transférées vers des centres de santé pour être soignées. Les groupes d’opposition ont rapporté 11 décès.

Lors de son appel à la création d’une commission d’enquête indépendante, Human Rights Watch a relevé, d’après des entretiens qu’elle a menés avec huit activistes, manifestants et journalistes, et d’après les reportages des médias et les rapports de groupes nationaux et internationaux de défense des droits humains, que « les forces de sécurité ont lancé des gaz lacrymogènes, ont dans, certains cas, tiré à balles réelles pour disperser les manifestants et ont arrêté au moins 100 personnes. De nombreux manifestants ont répondu par des jets de pierres sur les forces de sécurité, par des pillages et en brûlant des pneus, des voitures et d’autres biens. Mais, il a été rapporté que d’autres ont manifesté pacifiquement ».

Les réserves de l’opposition

Alors que la commission d’enquête « indépendante et impartiale » n’a pas encore été mise en place, son annonciateur récusait déjà les constatations rapportées par ces organisations des défenses des droits humains. En effet, le ministre des Forces armées a soutenu qu’’’on veut nous faire croire que ce sont les violences policières qui sont à l’origine de tout ce que nous avons tous vu ensemble. (…) Quand on fait la narration et le récit d’un événement, je pense qu’il faudrait le faire en tenant compte de la réalité, parce que les faits sont têtus. On ne peut pas soutenir que ce sont les forces de l’ordre qui sont à l’origine de toute cette violence ».

En même temps, le gouvernement a produit un mémorandum de 24 pages dans lequel il tient l’opposant politique comme le déclencheur des évènements qui ont débuté le 2 mars dernier. L’on peut y lire que sur le chemin du tribunal de Dakar pour répondre à la convocation du juge d’instruction, « son jeu ne consistait ni plus ni moins qu’à organiser un dilatoire public pour ne pas se rendre devant le juge ou, à tout le moins, y aller sous ses propres conditions. Bien évidemment, ce qu’il recherchait n’était autre que de provoquer un attroupement, soulever des troubles ou pire encore, lancer un appel à une résistance populaire devant empêcher sa comparution. Ainsi, en violation de la loi et enfreignant toutes les règles interdisant les rassemblements et autres attroupements du fait de l’État d’urgence sanitaire décrété alors à cause de la pandémie de la Covid-19, Sonko et sa garde rapprochée ont résisté aux injonctions des forces de l’ordre troublant ainsi gravement l’ordre public et installant la violence dans certains quartiers de Dakar ».

Bien qu’exigée par le Mouvement pour la défense de la démocratie (M2D), ces positions du gouvernement avant la mise en place de cette commission d’enquête rendent sceptique l’organisation regroupant des partis de l’opposition et organisations de la société civile qui alerte sur ce qui « semble être un verdict avant l’heure ».

Il ne faut pas voir le mal partout

Cependant, le secrétaire exécutif de la ligue sénégalaise des droits humains appelle les deux parties à ne pas voir le mal partout. Selon Alassane Seck, « l’Etat joue son rôle de défendre ses intérêts et sa façon de faire. Comme l’opposition a également annoncé un mémorandum, il y aura deux versions à opposer. Il revient à la commission indépendante d’apprécier, suivant son intime conviction. On ne peut pas présumer de ce qui va se passer. On imagine que la commission sera réellement indépendante. Sur le principe, cela peut écarter toute forme de manipulation de la justice ».  

Alors que des membres de l’opposition ont annoncé le dépôt d’une plainte contre l’Etat du Sénégal au niveau de la Cour pénale internationale (CPI), pour l’usage excessif de la violence par les forces de l’ordre et de sécurité, celui qui a fait partie des membres du comité de suivi de la Force Covid-19 estime qu’il ne s’agit pas de la solution indiquée car, « la CPI est une cour de remplacement. Si un Etat concerné ne cherche pas à rendre justice, c’est là qu’elle peut entrer en jeu. Et ce n’est pas le cas au Sénégal ». 

Sur ce comité chargé de faire la lumière sur l’utilisation des 1 000 milliards de Fcfa, le membre de la société civile annonce la remise prochaine des conclusions au président de la République. « Nous avons terminé le travail. Nous en sommes aux dernières finitions du rapport. La prochaine étape sera une audience avec le chef de l’Etat pour déposer le résultat de nos travaux. Nous avons pratiquement fait une année depuis la création de cette commission (22 avril 2020) » révèle-t-il.

Lamine Diouf   

 

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