Publié le 26 Mar 2018 - 11:56
FRANCE

Kadhafi: les anciens ministres de Sarkozy racontent

 

Ils ont assisté à la visite de Mouammar Kadhafi à Paris en décembre 2007, puis vu la France entrer en guerre contre sa dictature trois ans plus tard. Plusieurs d’entre eux étaient encore au gouvernement lorsque Mediapart a publié ses premières enquêtes sur l’affaire libyenne. Aujourd’hui, beaucoup d’anciens ministres de Nicolas Sarkozy tombent de haut. Et témoignent.

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À l’époque, personne ne s’était vraiment posé de questions. Certes, il y avait eu cette visite officielle de Mouammar Kadhafi en décembre 2007, « dans des conditions étonnantes, assez particulières », se souvient l’ancien ministre Patrick Devedjian, qui était alors secrétaire général de l’UMP. Une tente bédouine plantée dans les jardins de l’hôtel de Marigny, à deux pas de l’Élysée, un dîner d’État organisé en l’honneur du dictateur libyen, une chasse au faisan dans le domaine présidentiel de Rambouillet (Yvelines), la promesse de milliards d’euros de contrats… Un peu de consternation et beaucoup de sourires crispés.

Car la plupart de ceux qui étaient alors membres du gouvernement de François Fillon avaient voulu voir derrière ces cinq jours « assez folkloriques », une forme de « deal avec Kadhafi » qui « semblait vouloir jouer le jeu avec les pays occidentaux », selon les mots d’un autre témoin de l’époque. « Cette visite était assez baroque, pas très protocolaire, se remémore Dominique Bussereau, à l’époque secrétaire d’État chargé des transports. Personne ne se pressait pour venir au dîner avec Kadhafi. » Pourtant, rares sont ceux à avoir ouvertement fait part de leur gêne. Patrick Devedjian, lui, a quand même tenu à en parler avec Nicolas Sarkozy, « de façon informelle, pour [s’]informer, pour comprendre ».

« Il m’a dit : “Je sais ce que je fais. Point final.” En clair, il ne disait rien, il faisait la diplomatie, et sa diplomatie était forcément géniale, raconte-t-il, avec dix ans de recul. Moi, je ne suis pas vraiment sur la ligne politique de Khadafi… Je voulais en savoir plus, et c’est toujours le cas. Beaucoup de gens pensaient que Sarkozy avait une idée politique derrière la tête. Je n’imaginais pas à l’époque que cela pouvait être seulement une histoire d’argent, et j’ai toujours du mal à l’imaginer. Ce serait tellement minable, misérable, qu’un président de la République fasse des choses comme ça. »

L’arrivée du dictateur libyen à Paris, le jour même de la célébration des droits de l’homme, avait toutefois créé du remous au sein de l’exécutif, quand Rama Yade, dans une formule désormais célèbre, avait déclaré au Parisien :  « Le colonel Kadhafi doit comprendre que notre pays n’est pas un paillasson, sur lequel un dirigeant, terroriste ou non, peut venir s’essuyer les pieds du sang de ses forfaits. La France ne doit pas recevoir ce baiser de la mort. » Aujourd’hui retirée de la vie politique, l’ancienne secrétaire d’État aux droits de l’homme ne souhaite plus s’exprimer sur le sujet. En mars 2017, elle avait toutefois raconté au micro d’Europe 1 comment Nicolas Sarkozy l’avait « convoquée aux aurores à l’Élysée » à la suite de ses déclarations.

Claude Guéant, Rama Yade, Nicolas Sarkozy et Mouammar Kadhafi à Tripoli, en juillet 2007. © Reuters

« J’ai attendu dans la salle d’attente. Il y avait tous les journaux sur la table, sauf Le Parisien, avait-elle narré. Ils sortaient tous [les membres du gouvernement – ndlr] d’une réunion de crise à mon sujet. Ils sont passés devant moi sans me regarder. Quand je suis rentrée dans le bureau, il était devant la fenêtre. J’ai attendu. Ça a duré très longtemps, et il n’a rien dit. J’avais l’impression d’être dans la salle d’attente d’un dentiste. » Ce jour-là, le président de la République finit par rompre le silence : « Il a dit : “Pourquoi ?” J’ai dit : “Parce qu’on est le 10 décembre, c’est la Journée internationale des droits de l’homme, vous ne pouvez pas l’accueillir”. » « Mes collaborateurs demandent que je te renvoie », lui annonce alors le chef de l’État, avant de se tourner vers le secrétaire général de l’Élysée, Claude Guéant, qui s’inquiète à l’idée que Kadhafi puisse annuler sa visite. « C’est bon, elle est jeune », tranche-t-il enfin.

Rama Yade est l’une des rares ministres à avoir, à ce moment-là, exprimé tout haut ce que beaucoup ont préféré taire, arguant que la realpolitik l’emportait sur le reste. « Nous étions dans une stratégie nouvelle selon laquelle il fallait globalement ramener les dictateurs dans le jeu diplomatique », rappelle Frédéric Lefebvre, un temps très proche de Nicolas Sarkozy, qui allait intégrer le gouvernement un an plus tard. « À l’époque, on pensait que c’était contre la libération des infirmières bulgares, et en vue de l’Union pour la Méditerranée, relate un ancien poids lourd de l’exécutif. On s’est dit que c’était une contrepartie, le prix à payer. »

« Chacun était dans son couloir, souligne Roselyne Bachelot, qui occupait alors le portefeuille de ministre de la santé et des sports. Les affaires de politique étrangère, on les regardait d’un peu loin. Il a dû y avoir une communication de Bernard Kouchner [ex-chef de la diplomatie – ndlr], mais je ne me souviens pas de discussions particulières. » « Je ne me sentais pas très à l’aise avec cette venue, j’étais plutôt d’accord avec ce que disait Rama Yade, mais je n’ai pas le souvenir qu’on m’ait demandé mon avis, donc bon… » se contente de répondre un autre ancien proche de Nicolas Sarkozy. « C’est vrai qu’en y réfléchissant, c’était quand même un peu too much… », glisse encore un ex-ministre.

Au cours des mois suivants, la « lune de miel » entre Paris et Tripoli se poursuit. Plusieurs membres du gouvernement français font le déplacement en Libye. Dominique Bussereau se souvient d’en avoir réalisé deux, dont un en juin 2010 pour signer un contrat pour les Chantiers de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique). « Claude Guéant m’avait demandé d’aller à cette signature en présence de l’un des fils Kadhafi qui avait une tête de bandit, explique l’ancien secrétaire d’État chargé des transports. Mais pour le reste, c’était une visite classique. » De façon générale, l’actuel patron des départements de France ne garde aucun souvenir précis de cette période, sinon que le dictateur libyen était « un peu foutraque » et que « Claude Guéant avait l’air de bien connaître » ceux qui l’entouraient. « Mais je n’ai rien remarqué de suspect », ajoute-t-il.

Sans même imaginer que l’affaire libyenne puisse être possible, certains ministres confient tout de même avoir été surpris de découvrir l’existence des « relations sulfureuses » que certains, au plus haut niveau de l’État, entretenaient avec les intermédiaires Alexandre Djouhri et Ziad Takieddine. « On n’en parlait pas : Hortefeux faisait peur à tout le monde », souffle un ancien membre de l’exécutif, que ces relations ont « profondément choqué ». « J’ai dit assez vite dans le quinquennat à Sarkozy qu’il était entouré d’une bande de voyous », glisse-t-il, indiquant toutefois qu’il aurait été « capable, quelques années plus tôt, de faire une attestation de moralité » à Claude Guéant. « Tout passait par lui, alors qu’il n’était clairement pas outillé pour s’occuper de politique internationale », lance un autre.

« J’ai découvert que même au sommet de l’État, on pouvait être corrompus »

Tout bascule en 2011, au moment des révolutions arabes. Après l’épisode Michèle Alliot-Marie et la Tunisie, les membres du gouvernement de François Fillon observent l’intervention militaire en Libye avec un sentiment de « fierté ». « Nous étions très fiers de l’implication de la France, reconnaît Roselyne Bachelot, devenue entre-temps ministre des solidarités et de la cohésion sociale. Il n’y avait pas de problème à ce moment-là. » À l’époque, certains, plus coutumiers des affaires diplomatiques, s’étonnent toutefois du « rôle très important » donné à Bernard Henri-Lévy. « Il a largement pesé sur la décision militaire, en court-circuitant le Quai d’Orsay et la Défense », regrette un ancien membre de l’exécutif.

En juillet de la même année, trois mois avant que Mouammar Kadhafi ne soit tué dans sa ville natale de Syrte, Mediapart publie les premiers éléments du « grand soupçon libyen » qui deviendra l’affaire que l’on connaît aujourd’hui. Mais à ce moment-là, « on était en pleine guerre », rappelle Marc Laffineur, secrétaire d’État auprès du ministre de la défense et des anciens combattants de juin 2011 à mai 2012. « On se méfiait beaucoup des choses qui pouvaient venir du clan Kadhafi. Ils sont capables de cela. C’est le principe de la guerre pour ces gens-là », ajoute-t-il, encore persuadé, dix ans plus tard, que l’affaire libyenne n’est rien d’autre qu’une « vengeance ».

Au regard des éléments désormais entre les mains de la justice, d’autres se montrent toutefois plus prudents. « Quand Mediapart a publié le document libyen [entre les deux tours de la campagne présidentielle de 2012 – ndlr], je me suis dit : “Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ?” », rapporte un ancien proche de Nicolas Sarkozy, qui n’avait à l’époque pas « le sentiment que tout cela était très fondé ». « Ça me paraissait énorme ! 50 millions d’euros, c’est colossal… L’énormité de la somme faisait qu’on se disait : “C’est pas possible !” », indique-t-il encore, avant de conclure : « Aujourd’hui, je ne sais pas… Je suis très spectateur, je vais regarder ce que disent les magistrats… »

Brice Hortefeux et Claude Guéant à l’Élysée, en mai 2010. © Reuters

Thierry Mariani, qui était encore ministre des transports au moment de la campagne présidentielle, n’a pas le souvenir que les révélations de Mediapart aient « entraîné des discussions en particulier » entre les membres du gouvernement et les équipes mobilisées autour du candidat à sa réélection. « Quand vous êtes si près d’une telle échéance, c’est un peu un détail, affirme-t-il. Les choses qui sortent à cinq jours d’une élection, on se dit que c’est juste une boule puante. » Gérard Longuet, alors ministre de la défense et des anciens combattants, va jusqu’à parler de « torpille sournoise et tardive dans une bataille qui, entre les deux tours de 2012, était mal engagée ». « À ce moment-là, tout le monde a cru que c’était une deuxième affaire Clearstream », complète de façon plus nuancée Frédéric Lefebvre, qui se pose désormais « des questions, comme tout le monde ».

Comme tout le monde, ou presque. Alain Marleix, qui fut secrétaire d’État de 2007 à 2010, d’abord aux anciens combattants, puis aux collectivités territoriales, continue pour sa part de penser qu’il y a, autour de Nicolas Sarkozy, un « harcèlement judiciaire qui intrigue un peu ». « Cette affaire me paraît fantasmatique dans la mesure où il y a quand même des commissions qui contrôlent les campagnes électorales », souligne-t-il, oubliant un peu vite l’affaire Bygmalion. « Si c’était vrai, ce serait catastrophique ! Ce serait une digue morale majeure qui sauterait, indique l’un de ses anciens collègues au gouvernement. Mais je n’imagine pas que ce soit vrai… Ce serait tellement énorme que ça dépasserait les romans de John Le Carré. »

Lorsque Mediapart publie le document officiel libyen, le 28 avril 2012, Roselyne Bachelot est elle aussi encore membre de l’exécutif, mais déjà tiraillée par d’autres sujets. « L’information me paraissait lointaine car mon problème était d’une autre nature, confie-t-elle. J’étais très mal à l’aise avec le changement de politique : Buisson, Wauquiez parlant de “cancer de l’assistanat”… C’était ça mon sujet. Je savais que j’allais arrêter la politique, j’étais un bateau dérivant. » À l’époque, l’ancienne ministre des solidarités et de la cohésion sociale n’a toutefois « pas le sentiment que [cette affaire]perturbe beaucoup la campagne ni les personnes qui étaient là ». « Après, je ne faisais pas partie du premier cercle…, ajoute-t-elle. Mais ça n’imprimait pas. Je me disais : “C’est encore une histoire de cornecul.” Aujourd’hui, je voudrais que la justice aille vite, car quelle que soit l’issue, tout cela est très grave… »

Contrairement à beaucoup d’autres, Patrick Devedjian n’a pas adhéré à la thèse du faux document. « Je pensais qu’il y avait quelque chose, affirme-t-il. Et je me disais que même si le document était faux, comme ce ne pouvait pas être Mediapart qui avait fabriqué un document, cela voulait dire que Mediapart s’était fait intoxiquer. Cela peut arriver, mais cela aurait tout de même posé question : Qui ? Pourquoi ? » Et l’actuel président du département des Hauts-de-Seine de poursuivre : « À l’époque, avec les membres du gouvernement, on avait des discussions interrogatives. Les ministres ne comprenaient rien. Il y avait manifestement quelque chose, mais quoi ? »

Beaucoup assurent s’être désintéressés du sujet. « J’étais ministre de la ville en charge du Grand Paris entre novembre 2010 et juin 2012 [sic] et je n’ai ni de près ni de loin été concerné par ce sujet, indique Maurice Leroy. Et j’avais fort à faire sur mes sujets ! » Pour d’autres, ce n’est qu’après que les doutes ont commencé à apparaître, à mesure que l’enquête avançait. « Le document libyen publié entre les deux tours, je n’y ai pas cru un instant, explique un ancien ministre, très proche de l’ex-chef de l’État. Mais ensuite, on a découvert des personnages comme des intermédiaires, les allers-retours cachés en Libye, le train de vie de certains… Guéant, il tire 800 euros en dix ans… J’ai découvert que même au sommet de l’État, on pouvait être corrompus. Mais pour Sarkozy, permettez-moi d’avoir encore un doute. »

25 MARS 2018 | PAR ELLEN SALVI ET MICHAËL HAJDENBERG

 

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