Publié le 19 May 2021 - 23:51
GUY MARIUS SAGNA

“Un Sénégal souverain ne se fera que dans une Afrique unie”

 

Fraichement sorti de prison, sa troisième liberté provisoire en moins de deux ans, l’infatigable militant de « la gauche anti-impérialiste et panafricaine » livre son analyse de la situation politique au Sénégal dans le sillage du soulèvement populaire du mois de mars.

 

Pour le militant sénégalais Guy Marius Sagna, membre fondateur du Front pour une révolution anti-impérialiste populaire et panafricaine (Frapp–France Dégage), l’anti-impérialisme gagne du terrain au Sénégal. Tout en se félicitant de ce regain de mobilisation populaire, il met en garde les progressistes du continent africain contre les « manœuvres de l’impérialisme et ses suppôts locaux ». Un Sénégal souverain, estime-t-il, ne pourra se faire « que dans une Afrique unie et souveraine ».

Guy Marius Sagna, vous luttez depuis des années pour un Sénégal souverain : face au statu quo néocolonial prévalant depuis les indépendances, vous appelez à barrer la route aux ingérences étrangères par un « anti-impérialisme panafricain ». Vos prises de positions vous ont d’ailleurs valu de nombreuses intimidations, interpellations et séjours en prison. D’où vous vient cette conscience politique ?

J’ai eu la chance d’avoir un oncle, Ludovic Alihonou, qui était membre d’une des organisations de gauche, [Rassemblement des travailleurs africains – Sénégal], organisée dans le cadre d’un journal qui s’appelait Ferñent (« L’Étincelle » en Wolof), en référence à l’Iskra, [organe du Parti ouvrier social-démocrate] de Russie. Ce sont donc ces militants de gauche – Birane Gaye, Assane Samb, Fodé Roland Diagne – qui ont pris en charge ma formation à partir de l’âge de 11-12 ans. Par la suite, s’y sont ajoutés des militants comme Alla Kane, Moctar Fofana Niang, Madièye Mbodj, Jo Diop, Malick Sy, Ousseynou Ndiaye, etc. Donc, depuis mes 11 ans, je ne suis jamais sorti des organisations de gauche, ni des échanges d’information dont j’ai bénéficié de militantes et militants de gauche. Nous sommes les héritières et les héritiers de nos glorieux prédécesseurs : de Lamine Ibrahima Arfang Senghor, Seydou Cissokho, Birane Gaye, les doyens Alla Kane, Dialo Diop à Cheikh Anta Diop.

On peut remontrer plus loin dans l’Histoire, avec Aline Sitoé Diatta, [Biram] Yacine Boubou, et même nos religieux résistants Mame [Cheikh Amadou] Bamba, Maba Diakhou Bâ. Étudier et lire des gens comme Omar Blondin Diop ne fera que nous donner les outils à travers lesquels nous pourrons mieux analyser l’Histoire, mais aussi et surtout le présent, et mieux nous guider pour sortir de la pauvreté et du sous-développement.

Quand vous êtes biberonné par la gauche, votre compréhension de la vie c’est que « du malheur de la majorité est fait le bonheur d’une écrasante minorité ». Pour comprendre pourquoi il y a tant de sans-domiciles fixe et de pauvreté en France – cette France qui prétend nous aider alors qu’elle laisse des Français mourir de froid –, c’est parce qu’il y a un système qui s’appelle capitalisme, lequel système ne peut fonctionner que par l’oppression de la majorité dans les centres capitalistes et l’oppression de la majorité dans les périphéries du système capitaliste, pour parler comme Samir Amin. Voilà la vision de la vie que j’ai héritée de tous ces dignes prédécesseurs ; vision politique également que ce sont les peuples qui font l’Histoire, et qu’il faut inculquer à ce peuple-là que personne d’autre ne viendra le sauver, qu’il faut se battre et être aux côtés des différentes factions du peuple en lutte.

C’est pourquoi depuis des décennies, nous sommes aux côtés des animateurs polyvalents des cases des tout-petits [enseignants de la maternelle du public], des sans salaires. Mon premier emprisonnement était dans le cadre de cette lutte : cinq jours d’emprisonnement en 2012-2013 à Tambacounda [au Sud-Est du Sénégal], avec neuf enseignants des cases des tout-petits. Nous avions barré la route nationale de Tambacounda, après des mois de lutte restée vaine. Mais de 2012 à maintenant, il y a près d’un millier d’animateurs polyvalents des cases des tout-petits qui ont été formés et perçoivent des salaires grâce à ces luttes. Donc oui, seule la lutte libère.

Nous avons aussi été aux côtés d’autres acteurs en lutte, des contractuels de la Senelec (Société nationale d’électricité du Sénégal), des travailleurs licenciés arbitrairement qui ont pu être recrutés à nouveau. Nous avons été aux côtés des travailleurs comme ceux du Centre d’appel PCCI [multinationale spécialiste des relations clients], restés quatorze mois sans salaire alors que les entreprises comme Orange, Tigo et Expresso continuent de payer PCCI, qui ne payait pas ses travailleurs. Et cette bataille a été gagnée. Nous avons été bastonnés, gardés à vue à plusieurs reprises dans le cadre de ce combat ; nous avons humé des grenades lacrymogènes.

Quand les grandes enseignes s’installaient au Sénégal, que ce soit Auchan ou Carrefour, il n’y avait aucun texte qui organisait les grandes surfaces. Il a fallu que nous nous battions, que nous disions « Auchan dégage », avec bien sûr un contenu : nous avons demandé à l’État de suspendre leur implantation et de faire une étude d’impact de ce qu’en seraient les conséquences. Le contenu de « Auchan dégage », c’était aussi de faire les assises du commerce intérieur, pour voir ce qui n’a pas marché et pourquoi les marchés sénégalais sont comme ça : quelle est la part de responsabilité du citoyen, des communes, des commerçants, de l’État, comment avoir des marchés sénégalais qui répondent aux besoins des Sénégalais. Parce que ce n’est ni Lidl, ni Walmart, ni Leclerc, ni Auchan, ni Carrefour qui vont venir transformer le Sénégal : ils vont venir, écumer les bénéfices et ramener à l’étranger. Bien entendu, une bonne partie de nos peuples vont suivre ces bénéfices qui sortent de l’Afrique exsangue, et c’est ça la tragédie de l’immigration piroguière.

Les faits n’ont fait que renforcer ma vision. Les faits peuvent contredire la théorie, mais dans mon expérience personnelle, cette théorie, cette vision politique de la vie que j’ai reçue en héritage de mes dignes prédécesseurs, n’a fait qu’être confirmée, affinée par les faits de la réalité, tragique, du peuple sénégalais. On se bat tout en étant gramsciens, c’est-à-dire avoir le pessimisme de l’analyse : nous donnons des coups au système néocolonial, mais ce système néocolonial ne va pas rester inerte face à nos coups. Il n’acceptera pas qu’il puisse être ménagé comme ça. Tout en ayant le pessimisme de l’analyse que le néocolonialisme va tout faire – l’impérialisme va être de plus en plus féroce pour perdurer et demeurer –, avoir l’optimisme de la volonté. L’optimisme de la volonté, c’est de savoir que quel que soit ce que l’impérialisme fera, quel que soit ce que fera la mésalliance entre l’impérialisme et les Africains qui acceptent d’en être les valets, les peuples peuvent être assez forts, seront assez forts, pour pouvoir transcender cela, et finalement vaincre.

Les évènements de mars 2021, ce soulèvement populaire exprimant un ras-le-bol généralisé de la jeunesse sénégalaise face à la gestion du pays par ses élites, illustrent les rapports de force que vous décrivez. Au cours du mois de février, avant même le 3 mars et la massification de la mobilisation, des dizaines de militants du parti Pastef-Les Patriotes, membres du mouvement Frapp – dont vous – et divers citoyens avaient été arrêtés et incarcérés pour leurs activités politiques. Quelle lecture faites-vous de la situation au Sénégal ?

Je pense que ce qui s’est passé récemment, c’est une jacquerie, une révolte, pas une révolution. Maintenant, plusieurs jacqueries, plusieurs révoltes peuvent mener à la révolution. Et une organisation comme le Frapp essaye de contribuer à l’avènement de cette révolution. Ce qui s’est passé récemment, c’est au moins deux choses. D’abord, c’est expressif du fait que le néocolonialisme, l’impérialisme, a peur parce qu’il y a au Sénégal une situation inédite. Jamais au Sénégal, depuis 1960, il n’y a eu de candidat faisant campagne contre le Franc CFA, contre les APE, contre les présences militaires étrangères – disons contre le système néocolonial. C’est la première fois en Afrique, dans les pays anciennement colonisés par la France, au moins en Afrique de l’Ouest, qu’un candidat a seize pourcents des voix en battant campagne contre l’impérialisme. Et je pense que le Président Macky Sall et l’impérialisme savent que si rien n’est fait fondamentalement, le cinquième Président s’appelle Ousmane Sonko, [c’est-à-dire] la victoire d’une famille politique anti-impérialiste. Ils comprennent le danger, ils savent que ceux-là qui se battent ont encore une grande marge de manœuvre et que les partis politiques sur lesquels l’impérialisme s’appuie sont beaucoup plus discrédités. Et ce discrédit va aller de mal en pire.

La deuxième chose à décrypter, c’est que la campagne d’éveil des consciences au Sénégal contre l’impérialisme a fait des bonds en avant. Cette manière de sortir dans la rue, de se mobiliser, elle est inédite au Sénégal, c’est du jamais vu. Et ça, c’est le résultat d’un travail auquel plusieurs organisations ont contribué ; des organisations dites nationalistes, patriotiques, panafricaines, anti-impérialistes. Nous, en créant le Frapp, nous avions dit : « nous voulons contribuer à mettre au cœur du débat politique, économique et social les questions de souveraineté – souveraineté économique, monétaire mais aussi populaire, démocratique ». Il faut transformer radicalement la relation entre l’Afrique et le reste du monde ; que l’Afrique arrête d’être le fromage du reste du monde. Mais il faut également transformer les relations entre les peuples, les citoyens et les élites qui accèdent au pouvoir. Nous avons des États qui sont pris en otage par des élus, qui ne sont pas des serviteurs à cause du système politique.

Je crois que la démocratie, c’est au peuple de choisir : c’est soit dans les urnes, soit dans la rue. Pour moi, quand le peuple burkinabè chasse [Blaise] Compaoré du pouvoir [en octobre 2014], c’est la démocratie. Mais pour moi aussi, s’il arrive qu’un peuple chasse Macky Sall, et élise un panafricain par les urnes, c’est ce que je préfère, ça nous éviterait des morts. Mais tout le monde sait qu’une classe en tant que classe n’abdique jamais. Le membre d’une classe peut faire le suicide révolutionnaire, pour parler comme Amílcar Cabral. Mais une classe en tant que classe ne se suicide jamais. La bourgeoisie bureaucratique parasitaire sénégalaise, soumise à l’impérialisme en général, n’acceptera jamais de gaieté de cœur que le Sénégal bascule dans le camp du panafricanisme, de l’anti-impérialisme. La France impériale n’acceptera jamais que ses anciennes colonies sortent du pré-carré. Le Sénégal, c’est la « vitrine démocratique » de la Françafrique ; la Côte d’Ivoire, c’est la « vitrine économique » de la Françafrique. Nous sommes des piliers de la Françafrique. Si un seul de ces deux pays sort, la Françafrique s’écroule, le Franc CFA s’écroule. C’est ça l’enjeu. Donc des organisations comme Pastef ou le Frapp, c’est un danger.

La France, l’impérialisme en général, voit que ce pré-carré-là est en train de lui échapper. Et toutes ces dernières années, vous avez entendu la France institutionnelle, et ses relais en termes de presse, dire : « il y a un sentiment anti-français ». En réalité, il ne s’agit pas d’un sentiment anti-français, il s’agit d’un sentiment anti-impérialiste. Quel est le pays qui ne souhaiterait pas être libre ? Oui, nous avons une aspiration profonde à la liberté. Pas, contrairement à la France ou aux États-Unis, pour opprimer les autres peuples. Parce que les États-Unis ont été opprimés et ont dégagé la Grande-Bretagne, mais pour après opprimer le reste du monde ; la France opprime le reste du monde. Un anti-impérialiste, un panafricain conséquent, c’est celui qui veut être libre, souverain, mais pas pour opprimer les autres. Au contraire, travailler à ce qu’ils soient libres.

Malcolm X expliquait que quand le Noir commence à prendre conscience, la première étape est de détester le Blanc. Quand également des populations commencent à être anti-impérialistes, elles détestent les aspects extérieurs : d’où les saccages de Auchan, de Total, des symboles français. C’est le même processus. Ce n’est pas mauvais, mais il faut vite élever sa conscience au niveau extérieur pour comprendre qu’il y a des Blancs qui sont aussi opprimés que les Noirs, que c’est le même système et il faut justement refuser la division, la manipulation des couleurs – si je peux m’exprimer ainsi –, des sentiments religieux, ethniques, confrériques ou nationaux, pour fragiliser et diviser les travailleurs et les peuples en lutte.

Quand les voix normales, ordinaires, conventionnelles n’arrivent plus à maintenir les travailleurs et les peuples, à leur faire accepter leur oppression, les oppresseurs – si vous étudiez l’Histoire de l’humanité – en sont toujours arrivés, au dernier moment, à utiliser la division par la manipulation des sentiments ethniques, religieux, confrériques et de couleurs de la peau. Pour qu’on en vienne, aujourd’hui, à empêcher les gens de regarder vers le néo-colonialisme et que le Peuhl en vienne à dire : « c’est toi, le Wolof, la cause de ma situation » ; que le Sereer utilise le Joola comme bouc-émissaire. C’est pour ça d’ailleurs que quelqu’un comme Karl Marx avait dit aux travailleurs blancs : « le travailleur blanc ne sera jamais émancipé tant que le travailleur noir sera opprimé ».

L’impérialisme et ses suppôts locaux – c’est-à-dire la bourgeoisie bureaucratique dirigée par le Président Macky Sall – vont manœuvrer. Je pense qu’en quelques sortes les religieux ont sauvé Macky Sall. N’eut été cela, il n’aurait peut-être pas passé une nuit [supplémentaire] au Sénégal. Mais avec la révolte de mars, c’est la première fois depuis très longtemps qu’un peuple africain d’un des États anciennement colonisés par la France fait barrage à la bourgeoisie bureaucratique au pouvoir contre un opposant. Regardez ce qu’il s’est passé en Côte d’Ivoire ou en Guinée. Les voix de la révolution, de la libération ou de l’émancipation sont insondables. C’était peut-être la bande d’annonce d’une prochaine lutte beaucoup plus importante. Pour moi, ce qui s’est passé récemment est une étape dans la très longue lutte du peuple sénégalais, qui a démarré depuis Lamine Arfang Senghor – pour ne pas aller plus loin – et les années 1950 avec ce qui s’en est suivi, la période de la clandestinité. C’est la énième étape. Et il y a de quoi avoir de l’espoir en ce peuple et cette jeunesse.

Au début du mois de mars, la rue sénégalaise a été le théâtre de miliciens armés pourchassant des manifestants et de membres des forces de l’ordre tirant à balles réelles sur la foule, rappelant les méthodes violentes du parti unique d’il y a 50 ans – censure de la presse, incarcérations de dissidents, intimidation de fonctionnaires. En plus des centaines de blessés, quatorze personnes sont mortes en moins d’une semaine. Beaucoup de témoignages glaçants sont également remontés sur les conditions de vie dans les prisons. Que pouvez-vous nous dire de la répression politique au Sénégal aujourd’hui ?

Déjà, peut-être dire que j’entends souvent des gens dire que Senghor nous a légué un État. Justement, les répressions auxquelles vous faites allusion montrent que Senghor nous a légué un État, mais un État néocolonial. Et pour qu’il y ait un État néocolonial aux fondements solides, il fallait nécessairement passer par cette répression : il fallait qu’il « réduise la résistance à sa plus simple expression ». C’est ce à quoi s’est adonné inlassablement le Président Senghor. Je pense qu’il avait le meilleur profil pour continuer à faire du Sénégal un « little Paris » ; pour pérenniser les accords de coopération ; pour que notre Constitution soit jumelle de la Constitution française ; pour ne pas toucher au Franc CFA ; pour que notre langue officielle soit le français et qu’on continue, depuis le berceau, à dominer les Sénégalais dans l’esprit. La France avait besoin de partir pour mieux rester. Quand nous voyons ce que nous vivons, vous avez l’impression – même si aujourd’hui il y a les réseaux sociaux et tout cela – qu’il n’y a quasiment rien de changé. Nous sommes quasiment dans les mêmes dispositions, dans les mêmes contextes que dans les années 1950-1960. Dans les années 1950, il y avait ceux qui disaient « oui à l’indépendance » et ceux qui disaient « non à l’indépendance » ou qu’il fallait encore rester dans le giron français. Aujourd’hui encore, il y a ceux qui disent « France dégage », « Auchan dégage », qu’il faut sortir du Franc CFA et ceux qui disent que le Franc CFA est une bonne monnaie.

Oui, dans le cadre de nos actions, nos activités et nos luttes, nous faisons face à des actes de répression qui rappellent ce que nos prédécesseurs ont vécu il y a des décennies. Déjà, souvent il est très difficile d’avoir des autorisations de manifester. De fait, c’est comme si tout était fait pour nous rendre invisibles et inaudibles ; c’est une sorte de clandestinité forcée, à travers l’instrumentalisation des différents préfets qui refusent énormément nos manifestations. Il nous est arrivé d’être invités par des populations dans certaines localités du Sénégal, par exemple Ngadiaga où il y a des puits de gaz – qui avaient d’ailleurs pris feu –, et j’ai été surpris d’entendre le sous-préfet de la localité dire qu’il fallait qu’elles lui demandent l’autorisation de m’inviter et qu’il la donne avant que je puisse venir. Ce n’est plus la participation à une manifestation interdite qui vous amène en garde-à-vue ou en prison, mais le simple fait de prendre une lettre et aller à la préfecture pour informer le préfet d’une manifestation, qui prend la liberté d’interdire ou pas.

Dans les commissariats, vous êtes aussi victime de plein d’autres choses. Je me rappelle y avoir été rudement giflé par des agents pénitentiaires. Je suis arrivé au tribunal, le garde qui effectuait la fouille m’a dit : « Guy Marius, vous êtes encore de retour. Vous êtes vraiment un con ». Et quand je lui ai dit qu’il « était beaucoup plus con que moi », j’ai reçu la gifle en plein visage. Dans une des cellules du commissariat central, parfois nous y sommes parqués et, pour uriner, nous introduisons notre sexe dans une même bouteille. Mais nous comprenons que l’une des fonctions des forces de défense et de sécurité dans une néo-colonie comme le Sénégal, c’est de faire peur aux populations. Et donc, les résistants, de les soumettre à un traitement tel qu’ils n’aient plus envie de résister, qu’ils abdiquent, qu’ils prennent peur, que leurs parents et leur famille prennent peur. Vous entendez régulièrement que des camarades sont torturés. La dernière en date est l’un des manifestants arrêtés les 8 et 9 février 2021 : on le sortait de sa cellule du commissariat central pour l’amener en haut, et là-bas, ils lui donnaient des coups de pied aux testicules. En 2021. La police sénégalaise menaçant, à travers des communiqués, ceux qui l’accuseraient de torture.

C’est pourquoi d’ailleurs même les simples citoyens qui ne sont pas des résistants, ou qui sont interpellés dans un cadre autre que la résistance, sont victimes du fait que nos forces de défense et de sécurité sont néocoloniales, les héritières de la France coloniale. C’est ainsi qu’on doit comprendre qu’un citoyen comme Pape Sarr, accusé d’un simple vol d’un mouton, est torturé dans le commissariat de police de Thiaroye, du diluant versé sur lui ; électrocuté, il prend feu et meurt comme une momie dans ses plaies et ses pansements à l’hôpital [en juillet 2018]. C’est ainsi que vous comprendrez aussi que le citoyen sénégalais Seck Ndiaye est trouvé [mort] dans sa chambre, bastonné par cinq policiers [en juin 2018] ou que le citoyen Abdoulaye Timera est renversé par une voiture de police sur les Allées du Centenaire [en avril 2018]. Et jusqu’à présent, pour tous ces cas-là ainsi que d’autres, aucune justice, aucune vérité, parce qu’il faut avoir à sa portée des forces de défense et de sécurité qui puissent faire le job au moment où il faut. Et donc en sanctionner des agents, c’est compromettre demain quand vous aurez besoin d’eux pour tirer sur la résistance.

J’ai travaillé à l’hôpital régional de Sédhiou, l’une des deux ou trois régions les plus pauvres du Sénégal, et j’ai découvert par quel système, par quel mécanisme les différents directeurs en détournaient l’argent. Depuis 2014, quand j’en ai parlé publiquement, je suis au frigo du ministère de la Santé. Donc, depuis 2014, je n’ai pas de bureau, d’endroit où travailler. L’État du Sénégal préfère me voir dans la rue plutôt que de me mettre dans un bureau, pour éviter que je voie des choses à dénoncer, mais aussi et surtout pour essayer de me maintenir dans une situation de précarité qui puisse m’empêcher de réfléchir, de penser et d’agir de manière optimale pour la lutte anti-impérialiste et panafricaine. Mais cela, nos dignes prédécesseurs ont été victimes des mêmes choses. Donc ce sont les mêmes pratiques, héritées du passé colonial, qui ne sont pas en réalité un passé, mais aujourd’hui plus que jamais un présent.

Vous évoquez, à l’instant, l’anti-impérialisme et le panafricanisme. Dans la lignée de cette longue histoire de théorisations et de mises en application de l’idéal panafricain, des « États-Unis d’Afrique » comme en parlait Cheikh Anta Diop, quelle en est votre vision en ce début des années 2020 ?

Je pense qu’aujourd’hui, nécessairement pour tous les États africains et donc le Sénégal, sans souveraineté, il n’y aura pas de sortie du sous-développement et de la pauvreté. Autrement dit, la souveraineté est aujourd’hui une condition sine qua non, une condition nécessaire, pour qu’on puisse sortir de la situation où 64% des petites et moyennes entreprises (PME) meurent au Sénégal avant trois ans. Comment pouvez-vous régler la problématique du chômage quand vous avez un taux aussi important de mortalité des PME sénégalaises ? Être souverain permettra aussi de régler le scandale que constitue des situations comme quatre femmes qui meurent tous les jours d’une grossesse ou issue d’une grossesse, des situations comme soixante enfants de moins de cinq ans qui meurent tous les jours de maladies bénignes comme les infections respiratoires aigües, c’est-à-dire une toux, un rhume, une diarrhée, le paludisme : c’est plus de 25 000 enfants [par an]. Ailleurs, on aurait parlé de génocide. Oui, le système impérialiste est génocidaire.

Donc, il nous faut être souverain au Sénégal, en Gambie, en Mauritanie, au Mali, au Burkina Faso, etc. Il nous faut sortir de l’impérialisme et avoir des États qui garantissent et assurent la souveraineté monétaire, la souveraineté commerciale, la souveraineté militaire : toutes les souverainetés. Même cette langue que nous utilisons qu’est le français, il faut qu’on en sorte. Il faut que nos enfants – qu’ils soient Wolof, Jaxanke, Bassari, Koñagi, Pulaar, Joola, Sereer – puissent apprendre dans leurs langues. Parce qu’une langue, c’est d’abord une vision de la vie. En éduquant nos enfants avec une vision différente de la vie, on en fait des petits Français. Et donc, au lieu de porter des chaussures de Ngaay [sandales en cuir], comme celles-là que je porte, on va préférer porter Italien ou Français. Au lieu de manger du fondé [bouillie de mil], utiliser notre mil, notre sorgho, notre maïs, on va préférer manger camembert. Il nous faut donc arracher cette souveraineté-là.

Le projet d’un Sénégal souverain, pour être viable et durable, ne se fera que dans une Afrique unie et souveraine. Comment seize millions de citoyens sénégalais pourront faire face à trois cents millions d’Américains, à un État qui regroupe un milliard de Chinois ou à quelques trois cents millions de l’Union européenne ? Nos micro-États ne peuvent pas la garantir sur le long terme. Personnellement, je ne ferai pas la fine bouche si déjà le Sénégal et la Gambie et la Mauritanie, ou le Sénégal et la Guinée, décidaient aujourd’hui d’avoir un État fédéral. Si c’est à l’échelle de la Cedeao (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest), ou de l’Afrique de l’Ouest, c’est aussi bien. Il ne nous faut sous-estimer absolument rien. Le problème, c’est que, dans les différents États, les progressistes ne sont pas à la tête de ces États et on ne sait pas quand ils le seront. Et donc, on ne peut pas dire : « il faut qu’on soit cinquante-quatre États à être unis ». C’est pourquoi je pense que chacun doit se battre, et si tout le monde gagne dans son État, nous gagnerons partout.

On a besoin d’une Afrique souveraine, déconnectée du FMI (Fonds monétaire international) et de la Banque mondiale, de l’Organisation mondiale du commerce, des accords de pêches et autres APE avec l’Union européenne, des présences militaires étrangères – qu’elle soit française ou états-unienne. Une unité africaine qui puisse avoir une politique commune en termes d’emploi, d’agriculture, d’éducation. Une monnaie au service de la lutte contre le chômage et qui nous permette de mettre suffisamment de crédits entre les mains de nos agriculteurs, et notre patronat – les gens ne peuvent pas prétexter que « comme les autres ne sont pas encore sortis, nous ne pouvons pas sortir du Franc CFA ». Une politique qui permette de donner les marchés, quand c’est possible, aux Africains et non d’exporter nos emplois en donnant nos marchés aux entreprises étrangères. Et même là où nous n’en avons pas encore les capacités, de signer des accords afin que, très rapidement, il y ait un transfert de technologies. Mais le petit Sénégal de seize millions d’habitants, la Gambie de deux ou trois millions d’habitants, quel poids peuvent-ils avoir face à ces mastodontes pour leur imposer un transfert rapide de technologies ?

[Mais] faire attention à des institutions comme la Cedeao et autres. Je suis de ceux qui pensent que même l’Afrique-Équatoriale française et l’Afrique-Occidentale française étaient de l’unité africaine. Mais l’unité africaine au service de l’impérialisme. Ce n’est pas de cette unité africaine – d’une Union africaine dont le siège est financé et les micros écoutés par la Chine, dont le budget, comme celui de la Cedeao, vient plus de l’Union européenne et des États-Unis – dont on a besoin. Être panafricain pour moi aujourd’hui, c’est nécessairement être anti-impérialiste. Accepter tout cela, c’est ne pas être panafricain. C’est juste vouloir unir l’Afrique pour deux choses : au service de l’impérialisme, mais aussi des bourgeoisies africaines. Pour moi, l’afro-libéralisme, avec des accords comme la ZLECA (Zone de libre-échange continentale africaine), ce n’est pas du panafricanisme. Le libre-échange, c’est une loi qui permet aux gros poissons de manger les petits poissons. C’est un boulevard ouvert aux entreprises et multinationales capitalistes occidentales dans un contexte où on parle d’entreprises de droit sénégalais, mais c’est juste le lieu de création qui font que ces entreprises sont sénégalaises ! Les capitaux et les propriétaires ne sont même pas africains.

Quel que soit celui qui applique ce libre-échange-là, il sera destructeur, dramatique et tragique pour la majorité. Tragique comme notre jeunesse qui meurt dans le désert du Sahara, l’Océan Atlantique ou la mer Méditerranée ; comme le fait que 54% de la population sénégalaise ne sait ni lire ni écrire ; comme le fait que les normes des hôpitaux est de polariser 150 000 habitants, et qu’au Sénégal nos hôpitaux polarisent plus de 450 000 habitants ; comme le fait que nous importons 64 milliards [de Francs CFA] de produits laitiers chaque année et exportons nos emplois par ces biais, maintenant nos éleveurs, leurs enfants et leur famille dans la pauvreté ; comme le fait que ceux qui sont instrumentalisés pour nous opprimer, à savoir les policiers, sont en surcharge de travail, à un pour plus de 100 000 habitants au lieu d’un pour mille habitants.

Pour sortir de cette tragédie, de ce drame que constitue le néo-colonialisme, il urge aujourd’hui d’être souverain : un Sénégal souverain dans une Afrique souveraine et unie.

Propos recueillis par Florian Bobin et Maky Madiba Sylla

Lire le portrait de Guy Marius Sagna issu de cet entretien dans Le Monde Diplomatique

Photo d’illustration : Guy Marius Sagna lors d’une conférence de presse à Dakar le 25 mars 2021, au lendemain de sa libération de prison © Seyllou Seyllou (AFP)

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