La presse sous bâillon militaire

Depuis l’arrivée au pouvoir des juntes militaires à Bamako et à Conakry, la liberté de la presse s’étiole à vue d’œil. Entre arrestations arbitraires de journalistes, fermeture brutale de médias privés, intimidations répétées et suspension de chaînes internationales, les régimes de transition affichent une volonté assumée de museler les voix dissidentes. Loin d’être des cas isolés, ces atteintes à la liberté d’informer dessinent un climat autoritaire où le journalisme critique devient une profession à haut risque.
Naguère, les journalistes maliens, malgré les entraves classiques d’un système démocratique imparfait, pouvaient encore exercer leur métier dans un climat relativement tolérant. Les critiques contre le pouvoir, les dossiers sensibles, les enquêtes dérangeantes : autant de pratiques courantes qui, tout en exposant les journalistes à des rappels à l’ordre ou des pressions ponctuelles, ne les envoyaient pas systématiquement en prison ni ne faisaient taire leur média du jour au lendemain. Cette époque semble aujourd’hui révolue.
Depuis la prise de pouvoir par les militaires dans ces deux pays, puis la consolidation progressive de leur autorité, un vent glacial souffle sur la liberté d’informer.
Au Mali, un climat d’intimidation généralisé
L’un des derniers exemples en date est l’arrestation, le 9 avril 2025, du directeur de publication de l’hebdomadaire ‘’Le Canard de la Venise’’, Alfousseini Togo. Convoqué initialement pour des faits présumés de cybercriminalité, il a été finalement inculpé pour "atteinte au crédit de la justice", "trouble à l’ordre public" et "diffamation", après la publication d’un article critiquant le ministre de la Justice et le manque d’indépendance du pouvoir Judiciaire. Il attend son jugement, fixé au 12 juin, depuis sa cellule.
Pour Reporters sans frontières (RSF), cette arrestation illustre une dérive inquiétante : "Les charges sont floues et disproportionnées. Il s’agit d’éloigner le dossier de la loi sur la presse pour mieux criminaliser l’opinion journalistique", dénonce l’organisation.
Un autre symbole fort de cette répression est la suspension définitive de Joliba TV News, chaîne malienne privée, très suivie pour sa ligne éditoriale critique. Le 21 novembre 2024, la Haute autorité de la communication (HAC) a retiré sa licence, à la suite d’une plainte du Conseil supérieur de la communication du Burkina Faso. Le grief ? La diffusion d’une émission où un invité avait remis en cause une tentative de déstabilisation au Burkina, la qualifiant de "mise en scène".
Joliba TV News, créée en 2021 et employant près de 45 personnes, était considérée comme l’un des derniers bastions du pluralisme médiatique au Mali. Sa fermeture, malgré les appels à la médiation de RSF et de la maison de la presse, confirme l’emprise croissante du pouvoir militaire sur les espaces d’expression.
À cela s’ajoutent les agressions violentes contre des journalistes lors de manifestations. En juin 2024, plusieurs reporters de radios et télévisions, dont RFI Mandenkan, Renouveau TV et Sikka TV, ont été pourchassés, frappés et aspergés de gaz lacrymogènes par les forces de l’ordre, alors qu’ils couvraient une marche de l’opposition à Bamako. La maison de la presse a dénoncé une atteinte grave au droit à l’information et à l’intégrité physique des journalistes.
Dans un climat où l’ORTM reste sous contrôle étatique et où des chaînes internationales comme LCI et TV5Monde ont été suspendues, les journalistes maliens n’ont plus d’espace sécurisé pour exercer. Les enlèvements et les meurtres, comme celui d’Abdoul Aziz Djibrilla de la radio Naata ou l’enlèvement de deux reporters près de Gao en novembre 2023, aggravent cette situation dramatique.
En Guinée, une presse étouffée sous le joug du CNRD
La situation n’est guère plus enviable en Guinée où le Comité national du rassemblement pour le développement (CNRD), dirigé par le général Mamadi Doumbouya, a engagé une offensive systématique contre la liberté d’informer.
Le 22 mai 2024, six médias parmi les plus populaires du pays, dont Espace TV, Fréquence Médias et Djoma Médias, ont vu leur licence brutalement retirée. Ces fermetures, intervenues quasiment simultanément, ont mis au chômage plusieurs centaines de professionnels et privé les Guinéens de voix alternatives.
La raison officielle invoquée ? Le non-respect des cahiers des charges. Mais dans les faits, cette décision coïncide avec l’annonce de la prolongation de la transition au-delà de 2024, alimentant les soupçons d’une manœuvre politique pour faire taire les critiques, alors que le pouvoir militaire est de plus en plus contesté.
Pire, cette suspension est intervenue le jour même où le gouvernement lançait un Observatoire guinéen d’autorégulation de la presse (Ogap), censé renforcer les bonnes pratiques journalistiques. Un "coup de communication" mal perçu par les professionnels, dont beaucoup y voient un outil d’autocensure déguisé.
L’affaire Habib Marouane Camara est venue compléter ce tableau sombre. Administrateur du site lerevelateur224, critique envers le régime, il a été enlevé le 9 avril par des hommes en uniforme alors qu’il se rendait à un rendez-vous à Conakry. Son véhicule a été attaqué, son pare-brise brisé et il a été embarqué de force vers une destination inconnue. Les autorités, contactées par l’AFP, affirment n’avoir aucune information à ce sujet.
Cette arrestation s’ajoute à une longue liste de journalistes, activistes et opposants arrêtés, poursuivis ou poussés à l’exil depuis le coup d’État de 2021. Human Rights Watch dénonce "une politique répressive à l’encontre de la presse et de l’opposition". Même les figures militaires de l’ancien régime n’échappent pas aux dérives : plusieurs officiers, dont un ex-chef d’État-major, sont morts dans des circonstances troubles en détention.
Le plus inquiétant reste le climat de peur permanent. Les manifestations sont interdites depuis 2022, les chaînes privées sont muselées et la Radiotélévision guinéenne (RTG), monopole étatique, reste le seul média d’ampleur autorisé à émettre sans entraves. Les voix critiques sont traitées en ennemis, les débats réduits au silence.
La démocratie en péril
Dans ces deux pays, le schéma est désormais bien rodé : fermeture des médias indépendants, intimidation des journalistes, instrumentalisation des lois sur la cybercriminalité ou les infractions à la sûreté de l’État et centralisation autoritaire de l’information. À chaque crise, les régimes militaires justifient ces actes au nom de la stabilité nationale ou de la sécurité publique, mais les méthodes employées relèvent plus d’une stratégie d’étouffement que de régulation.
Dans un contexte où les élections approchent, tant au Mali qu’en Guinée, la marginalisation des médias indépendants constitue une menace directe contre le pluralisme, la transparence et les garanties démocratiques. La liberté de la presse, loin d’être un luxe ou un caprice de journalistes, est une condition essentielle à l’exercice de la citoyenneté.
RSF, la maison de la presse, les syndicats de journalistes et les ONG de défense des droits humains continuent de tirer la sonnette d’alarme. Mais tant que les gouvernants verront dans la presse libre une menace plutôt qu’un partenaire démocratique, la vérité restera prisonnière… et les peuples désinformés.
AMADOU CAMARA GUEYE