Publié le 20 Feb 2021 - 02:45
MOUSTAPHA NDIAYE, DOCTEUR EN SOCIOLOGIE

‘’Nous sommes pris dans nos propres contradictions’’

 

Au-delà des accusations de viol, l’affaire Adji Sarr contre Ousmane Sonko met à nu bien des phénomènes qui mettent en péril la société sénégalaise et auxquels il urge de trouver des remèdes, selon Moustapha Ndiaye, Docteur en sociologie.  

 

Les affaires de mœurs ont souvent défrayé la chronique, provoquant, quand elles sont avérées, beaucoup d’indignation. Cela traduit-il une société qui tient à un certain nombre de valeurs, ou est-ce juste de l’hypocrisie ?

Vous savez, une société a toujours un idéal. Elle a toujours ses réalités. Cela veut dire que la société a envie d’être regardée d’une certaine manière par le monde extérieur. C’est ce que l’anthropologue américain Kardiner appelle ‘’la personnalité de base’’. Le Sénégal est un pays où la religion est une donnée intangible. Et avant même l’arrivée des religions dominantes (l’islam et le christianisme), les gens ont toujours tenu à un système de valeurs, des principes consubstantiels à leur existence. Par exemple, les valeurs de ‘’jom’’, ‘’ngor’’, ‘’kersa’’ ont toujours prévalu.

Maintenant, la réalité est beaucoup plus complexe. Nous sommes pris dans nos propres contradictions. Et ce n’est pas spécifique à la société sénégalaise. C’est valable pour toutes les sociétés. Les individus, à travers leurs pratiques et les contraintes qui se dressent sur leur chemin, peuvent développer des conduites qui sont aux antipodes de ces systèmes de valeur. Encore qu’aucune société n’est fermée. La société sénégalaise ayant été toujours très ouverte, elle a reçu des influences. C’est-à-dire des normes qui viennent se greffer à son système de valeurs. Ce qui fait que la plupart du temps, il y a des écarts entre les pratiques et cet idéal. Ce n’est pas de l’hypocrisie. C’est juste une contradiction entre l’idéal vers lequel on aspire et la réalité quotidienne. C’est pourquoi, quel que soit le scandale, chacun parle en fonction de son système référentiel. Il y en a qui parle en fonction de leur appartenance religieuse ; d’autres en fonction de groupe ethnique, confrérique…

Dans ces genres de situation, la société condamne-t-elle seulement le crime commis ou bien tout simplement l’adultère ?

En fait, on est dans une société dont le système référentiel condamne certains écarts. Au-delà du fait que l’adultère est condamné par la législation, on est dans une société où le regard de la société est une autre forme de sanction. Quand vous regardez la société sénégalaise, il y a des pratiques qui sont liées à ça. Parfois, l’acteur qui estime être lésé peut agir d’une manière très violente. Parfois, c’est juste une supposition et on en arrive à des solutions extrêmes. L’adultère est donc socialement réprimé. Même si cette répression n’est pas toujours facile. C’est le cas, par exemple, quand il est commis par un proche. Quand il s’agit de viol, la victime subit deux types de violence. Je pourrais même dire trois. D’abord, il y a le dommage corporel. Ensuite, elle est regardée ou a l’impression d’être comme une personne qui est souillée, alors que c’est elle la victime. Troisièmement, c’est le dommage psychologique. Cela laisse des séquelles.

Est-ce que ces cas sont bien pris en compte ?

Ce n’est pas toujours évident. D’abord, ces victimes ont du mal à exposer leur problème.  La femme victime de viol a surtout besoin qu’on l’oublie. Elle se cache, alors qu’elle a besoin d’un véritable suivi. Et là, les psychologues ont l’habitude d’interpeller les hommes de presse. Par exemple, dans un séminaire, un psychologue soulignait toute la difficulté de convaincre ces dernières à venir les consulter. Quand elles y parviennent, l’une des premières étapes consiste à leur redonner de la confiance. Quand elles retrouvent cette confiance, elles parviennent parfois à porter plainte. Mais c’est là le plus difficile, parce que tout est mis sur la place publique. Sans aucune précaution, alors que c’est quelqu’une qui souhaite fuir le regard de la société, même si elle est une victime, je le répète. Parfois, nous confiait la collègue, elles en arrivent à retirer leur plainte. Et c’est un échec pour tous…

Qu’est-ce qui explique que dans certaines affaires de mœurs, l’opinion a plus d’empathie pour le mal dominant et que dans d’autres, elle penche pour la femme qui est dans une situation de vulnérabilité ?

Cela dépend. Il faut interroger les cas, interroger la société. Est-ce qu’on est dans une société machiste ? C’est une question qui se pose. Certains activistes le pensent. Mais pour moi, il faut éviter d’en arriver à une société où on oppose les hommes aux femmes. Les deux sont obligés de vivre ensemble. Maintenant, chaque société a ses anomalies. Il faut les corriger dans une démarche constructive. Le constat est que, par rapport à certains faits de société, certains tentent de tout ramener à une opposition de genre. C’est un clivage dangereux pour notre société et il faut l’éviter. A chaque fois qu’une personne humaine est touchée dans son honneur, c’est toute la société qui est touchée. Il faut être du côté de la justice. C’est la posture à avoir, à mon avis.

Aussi, moi, je pense même que les coupables, la société doit aussi se pencher sur leur sort. Une personne normale ne fait pas certaines choses. Il faut vraiment le recul nécessaire pour donner une chance à la justice de faire son travail. Malheureusement, souvent, le débat est tellement pollué… J’ai une amie qui n’est pas sénégalaise, mais elle me disait qu’elle a l’impression que dans notre pays (le Sénégal), il n’y a que des questions de viol. Je pense que c’est bien d’en parler. Mais il n’y a pas que ça. Il y a aussi d’autres questions qui sont aussi urgentes.

Est-il possible, pour un homme politique, de rebondir après ce genre de problème ?

Cela dépend de la nature du problème, mais aussi de l’issue. Quand il sort vainqueur du procès, sa cote de popularité va augmenter, parce qu’il est dans la peau d’une victime. Maintenant, s’il a été jugé, de façon transparente, coupable, c’est clair qu’il lui sera très difficile, je dirai même impossible de rebondir. Au-delà même des politiques, c’est valable pour tous les hommes médiatiques. Parce que comme je l’ai dit, on est dans une société qui, au moins dans ses prétentions, ne peut cautionner ces genres de pratique. S’y ajoute qu’on est dans des démocraties médiatiques. L’image est très importante en politique. C’est valable même pour les entreprises. C’est pourquoi un homme politique dont la culpabilité est clairement établie, c’est comme s’il se tirait une balle dans le pied.

Parlons du cas spécifique d’Adji Sarr, l’accusatrice d’Ousmane Sonko. Certains ont estimé que cette fille est victime de sa pauvreté qui l’a menée vers ce genre de travail et ses probables corollaires. Est-ce que cela peut être une excuse ?

Je ne vais pas être dans les affaires crypto-personnelles. Ce qui intéresse le sociologue, ce sont les phénomènes. C’est pourquoi, dès le début, j’ai dit qu’il faut dépasser les acteurs dans l’analyse. Il faut aller au-delà. Maintenant, y a-t-il un lien entre la pauvreté, la vulnérabilité des personnes, victimes ou coupables, dans ces genres de situation ? Ça peut s’établir. Parce que pour vivre, on a besoin d’un certain nombre de choses.

Quand on atteint un certain niveau de vulnérabilité, parfois, on peut tomber dans ce genre de travers. Ils sont nombreux les gens qui font des choses qu’ils n’auraient pas aimées. Parce que tout simplement, ils sont exposés, ils ont des problèmes pour faire face à certains défis, certains besoins (manger, dormir, s’habiller, soutenir ses parents…), cela peut nous pousser à être dans la déviance. Même cela n’est pas une excuse. Les choses sont beaucoup plus complexes que de se limiter à une approche moraliste. Si ce n’était que ça, nous serions tous des gens. Nous tous commettons des choses qui sont aux antipodes des principes que nous défendons. Nous sommes les premiers à regretter. La première prison de l’individu, c’est sa conscience. Quand vous restez seul la nuit, que vous faites le bilan de votre journée, il se peut que vous n’en soyez pas trop fier… Il peut donc bien y avoir un lien entre la situation de vulnérabilité et certaines déviances.

Maintenant, comment armer la personne pour qu’elle ne flanche pas ? C’est là tout le défi. Et pour relever ce défi, il faut d’abord la famille. Aujourd’hui, la plupart des problèmes que nous vivons viennent de l’éclatement de la famille. Laquelle devait remplir un certain nombre de fonctions…

Rappelez-nous ces fonctions…

Il y a la fonction affective, la fonction de sécurité, de couverture, la fonction financière et tant d’autres. Tout ça est en train de voler en éclats. Et ce qui fonde la famille, c’est-à-dire l’affect, la solidarité, est en train de disparaitre peu à peu. Ce qui me fait dire que la famille aujourd’hui, dans bien des cas, n’est que de façade. La famille, aujourd’hui, c’est juste une affaire de sang, mais les fonctions essentielles, pour la plupart des cas, n’existent plus. Et cela favorise l’individualisme ; cela favorise la vulnérabilité. Parce que l’individu est laissé à lui-même. Et dans certaines situations, elle ne sait pas sur qui compter. Ce qui peut le pousser à flancher…

Par ailleurs, à une échelle plus grande, c’est la société même qui est ébranlée. Il faut donc dépasser les deux protagonistes. Que ça soit un prétexte pour mettre sur la table la question de la vulnérabilité ; le système de valeurs ; les pratiques politiques… Au-delà de tout, quand on regarde le débat, ce qui m’écœure, c’est le clivage énorme qui se manifeste de plus en plus dans la société. Et ce sont des clivages qui créent des radicalités. On ne prend plus du recul ; on réagit en fonction de son appartenance, de ses émotions. On n’est plus dans des analyses de complexité, se regardant en chiens de faïence. On voit des gens qui sont censés être neutres ou objectifs qui sont dans des postures partisanes. Je pense que ce problème doit nous interpeller tous. Il faut regarder vers quoi se dirige notre société… Notre société ne peut pas continuer ainsi. Quelle que soit l’issue de cette affaire, il faut s’arrêter et se poser les bonnes questions.   

MOR AMAR

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