Une vie dans le ‘’pétrin’’
Les ouvriers boulangers vivent en permanence dans le ''pétrin'' à cause d'une fiche de paie très faible. EnQuête vous plonge dans le quotidien de leurs difficiles conditions de vie.
Il est 20 h dans une boulangerie de la banlieue dakaroise. Salif, la cinquantaine révolue, s’assure d’abord des éléments complets qui doivent entrer dans le processus de la panification. Autour de lui, 100 kg de Farine, 60 litres d’eau, 1 kg de levure, 500 g d’améliorant et 2 kg de sel forment le décor. Tout est fin prêt pour le mélange. Il fait entrer les ingrédients dans le pétrin, machine chargée de malaxer la farine avec ses accompagnants. Le travail se fait à la chaîne. Après cette étape arrive le ''longeur'', chargé de façonner les pâtons. Il procède au pesage et au façonnage. Pour avoir la taille standard de la baguette de 210 g cuit, il faut 275 g de pâton.
‘’C’est cette étape que beaucoup de boulangeries ne respectent pas, car leur patron leur demande un rendement d'un certain nombre de baguettes pour un sac’’, témoigne une source bien au fait du processus. Les pâtons atterrissent après dans une chambre de fermentation pendant deux à trois heures. Ensuite arrive ''l’enfourneur'' qui, armé d’une lamelle, fait les tracés sur les pâtons, avant de les introduire dans le four après le réglage de la température. Après 25 mn de chauffe, Salif qui supervise le processus dispose enfin de ses baguettes. Le taux de rendement a fait l’objet d’omerta sans doute pour éviter tout conflit avec son patron.
Mais selon Alioune Tamba, secrétaire général adjoint du syndicat national des travailleurs de la boulangerie, ce taux se situe à environ 700 baguettes pour 100 kg de farine. ‘’Il y en a même qui produisent 400 baguettes en jouant sur le pesage des pâtons. C’est le genre de pain que vous tenez en ayant l’impression d’avoir une feuille à la main’’, ironise la même source. Le même schéma est répété, par Salif jusqu’à 06 h du matin, heure théorique de sa descente. Ouvrier de la 5e catégorie de son état, sa fiche de paie, n’est pas des plus reluisants. Marié père de 7 enfants, il émarge pourtant à 65 000 F Cfa le mois. Avec une ration journalière de deux baguettes par jour, de quoi compléter le petit-déjeuner de sa progéniture.
«Cotisation sociale ? Connais pas !»
Après avoir passé la nuit à manipuler le pétrin dans la boulangerie, Salif qui vit dans sa belle-famille mène une vie dans le pétrin quotidien de la recherche du complément de sa dépense. ‘’Je suis obligé de faire de petits boulots à la descente pour nourrir ma famille, au lieu de dormir dans la journée. Ce qui fait que je ne me repose pratiquement pas’’. Quid des cotisations sociales ? ‘’Il n’y a rien de tout cela. Les contrats sont en général verbaux et c’est à prendre ou à laisser. Même beaucoup de nos collègues qui ont formalisé n’ont pas la rubrique charge sociale dans leur fiche de paie’’, se désole Salif.
Pourtant, lors du dernier conseil national de la consommation qui a ramené le prix du sac de farine à 20 000 F Cfa, la fédération des boulangers a décliné tous les postes de sa structure des prix. Dans la partie charge du personnel, le document précise la solde de chaque intervenant. Ainsi le gérant de la boulangerie perçoit 85 742 F Cfa, le contremaître 79 000 F Cfa, les deux ouvriers 64 279 F Cfa chacun, 1 boutiquier 73 154 F Cfa, 1 gardien 62 753 F Cfa, un chauffeur livreur 80 822 F Cfa, un pétrisseur, 77 000 F Cfa. A cela s’ajoute une prime de transport mensuelle de 16 500 F Cfa et des charges sociales de 5 056 F Cfa par personne. ‘’Il n’y a ni cotisation sociale, ni prime de transport, encore moins ce barème de paiement. Tous les salaires sont en deçà’’, peste Salif. Pire, ‘’la plupart des patrons ont des journaliers qu'ils payent à hauteur de 1 250 F Cfa’’, renchérit Momar Ndao président de l’Association des consommateurs du Sénégal (Ascosen), qui a mené une enquête dans ce sens.
Comme pour prendre le contre-pied du barème des boulangers, Badou, enfourneur de son état, émarge à la quatrième catégorie. Marié, père de 2 gosses, il perçoit un salaire mensuelle de 60 000 F Cfa. ‘’On n'a même pas un bulletin de salaire pour espérer une cotisation sociale. En plus, on n'a pas la possibilité de payer la scolarité de nos enfants’’, pleure Badou, mobilisé chaque nuit de 18 h à 5 h du matin. Son collègue Aziz qui est au deuxième échelon se fait payer quotidiennement 2 000 F Cfa. ‘’Comme je vis en famille, je considère ma paye comme une participation à la dépense quotidienne et mes deux kilos de pain servent au petit-déjeuner’’, résume-t-il. ''Je prie juste le Bon Dieu de me laisser en bonne santé, pour subvenir aux besoins de ma famille''.
Comme Aziz, Alpha est aussi payé à la tâche. Mécanicien de son état, il est chargé de l'entretien des machines de la boulangerie. ''On passe une fois le mois pour l'entretien des engins. On a un forfait qui varie entre 25 000 F Cfa et 50 000 F Cfa, selon le travail. S'il y a entre-temps une panne, on revient pour voir. Mais on n'a pas de contrat avec les boulangeries'', explique Salif. ''Il y a aujourd'hui une nécessité de saisir l'inspection du travail pour régler définitivement ce problème'', informe Djbril Bar, secrétaire général du syndicat.
Conditions pour une boulangerie industrielle
Pour être industriel, une boulangerie doit avoir quatre opérations. D'abord un pétrin qui est un mélangeur automatique qui pétrit la farine avec les autres ingrédients. Ensuite il y a la deviseuse automatique qui coupe la pâte en pâton et une façonneuse qui allonge les pâtons pour donner la forme voulue au pain. Enfin un four et des chariots pour la cuisson. ''La plupart des boulangeries n'ont pas toutes ces machines. Il y a juste le pétrin et le four en général, le reste se fait à la main'', informe Bathie Sène président d'honneur du syndicat des travailleurs de la boulangerie. Ce qui lui fait dire que la presque totalité des boulangeries sont ''semi-industrielles''. Une autre condition est l'hygiène des locaux et des travailleurs. ''Chaque ouvrier doit avoir un certificat de travail attestant qu'il est apte et propre à travailler. L'environnement doit aussi être propre'', poursuit Sène. Avant de noter : ''Toutes ces conditions ne sont pas respectées''. Son collègue Tamba est même d'avis que s'il y avait une petite inspection de l'Etat, beaucoup de boulangeries allaient fermer, car au-delà des conditions d'hygiène et de sécurité, les patrons ne déclarent pas leur activité pour fuir les impôts''. La Fédération nationale des boulangers du Sénégal a fait un décompte de plus de 1 300 boulangeries dans le territoire national pour un chiffre d'affaires annuel de plus de 222 milliards, dont 30 000 emplois directs et 40 000 indirects. |
PIERRE BIRAME DIOH
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