Publié le 3 Aug 2023 - 16:42
PENSER L’ANTHROPOCÈNE À LA LUMIÈRE DU CORAN

Et si “Mufsidocène” était l’autre nom de l’Anthropocène ?

Version courte

C’est déjà une faute grave pour l’humanité contemporaine post révolution industrielle de ne pas prendre la pleine mesure de la crise écologique et climatique en cours ainsi que celle de sa responsabilité directe dedans. Mais il serait encore plus grave de ne pas chercher à remonter aux sources du mal pour le juguler à la racine. Pour nous, une théologie de l’Anthropocène ne saurait être rien d’autre que celle de la Démesure, c’est-à-dire, celle de l’Humain qui ne veut pas se suffire de sa condition d’Humain. Dans la perspective d’une Ecothéologie musulmane, nous pensons que le récit du Paradis perdu peut nourrir de façon pertinente notre réflexion éthique et religieuse sur la crise qui nous préoccupe.

Sous ce rapport, cette crise est surtout le résultat d’activités humaines qui ont généré un Désordre notamment écologique et climatique d’une ampleur telle que pour certains scientifiques, il est fondé de considérer qu’une nouvelle ère géologique post Holocène (ère qui a commencé depuis 11 000 ans environ) est advenue : l’Anthropocène. Ce grand Désordre est mesuré par les écologues, les climatologues et les spécialistes de disciplines annexes à travers les « limites planétaires » dont sept sur les huit actuellement définies sont dépassées. Et chose inquiétante, ces « limites planétaires » correspondent à des seuils dont le dépassement implique un changement de propriétés susceptibles, selon le niveau de dépassement, de rendre la Terre inviable pour les Humains et d’autres formes de vie qui s’y trouvent. C’est pourquoi, nous serions tentés de renommer l’Anthropocène « Mufsidocène ».

Le préfixe « Mufsid » nous vient du Coran et renvoie à l’Humain qui sème le désordre (Fasâd) sur terre. (Coran 30 : 41). En effet, l’appellation « Anthropocène » comme l’ont souligné certains critiques cache la question fondamentale, dans ce débat, de qui est responsable de ce désordre planétaire. Certains disent que c’est l’Occident et proposent par conséquent l’appellation « Occidentalocène » et d’autres considèrent que c’est plutôt le Capital qui est en cause et proposent « Capitalocène ». Mais, même ces deux appellations ne laissent pas apparaitre les causes profondes du mal.  

Pour nous, à la lumière du récit coranique relatif à la présence de Adam et Eve au Paradis perdu, c’est essentiellement la convoitise articulée aux trois « complexes » d’immortalité, de toute puissance et de changement de nature (se muer en Ange) qui est en cause. (Coran 7 : 20) ; (Coran 20 : 120). Et nous pouvons associer ces trois « complexes » en un seul que nous allons appeler : « le complexe de l’être-moindre » qui « fait courir » l’être humain, tout le temps. Cette pulsion de convoitise insatiable, laissée à elle-même, ne cesse de l’inciter à croire que sa condition d’être humain est trop petite et que sa véritable et authentique vocation est de toujours chercher à être plus et avoir plus.

Idolâtrant cette pulsion de l’exubérance et de la démesure, l’Humain verse alors dans la suffisance qui le conduit à des impasses. Il se fait alors injustice à lui-même (zâlimun linafsihi) par complexe et naïveté comme ce qui est arrivé à Adam et Eve au Paradis perdu. Si on se dit que faire alors, nous répondrions que seul un Désir de Dieu plus fort que tout le reste, peut supplanter cette pulsion de convoitise, qui, sinon, va porter sur nos mauvais penchants et sur le clinquant du monde. Idolâtrer cette pulsion de convoitise, c’est pour l’Humain, s’épuiser forcément dans la poursuite jamais finie et vaine de fausses ambitions par erreur d’appréciation de sa vraie nature et de son authentique vocation. Si depuis la révolution industrielle, cette pulsion de convoitise s’est exprimée de façon planétaire et accélérée, sous la direction de la Technoscience Occidentale, cela ne doit pas nous faire oublier les enseignements des récits du Coran relatifs par exemple aux peuples de Aad, de Thamûd et à ce Pharaon d’Egypte.

Ces bâtisseurs hors pair avaient atteint un haut niveau de compétences techniques et de « maitrise » de la « nature » tout en faisant montre d’une grandissime arrogance et de suffisance ainsi que d’une propension à semer systématiquement le désordre sur terre. (Coran 89 : 6-14). On en tire que l’Anthropocène n’est rien d’autre qu’une tentative de définition d’une crise singulière de par sa « planétarité », mais qui n’est qu’une expression ou une manifestation de la convoitise « mufsidogène ». C’est pourquoi le mot « Mufsidocène » répond plus à la façon dont l’Humanité est en train de « marquer » sa présence sur Terre que celui d’Anthropocène.

Pour se donner les meilleures chances d’un sursaut salutaire face au mal écologique et climatique, il faudra prendre très au sérieux les critiques faites au dualisme nature/culture (c’est pourquoi nous avons écrit « nature » dans ce texte et nous préférons parler de Terre à la place), et aux méthodes de Descartes et de Bacon de possession et de maitrise de la « nature » par des auteurs qui ont bien repéré le problème comme Descola, Latour, Stengers, Hans Jonas, Frédéric Lenoir et Hossein Nasr. En effet, ce dualisme et ces méthodes sont à la base de cette vision occidentale de la modernité, du progrès et de la croissance économique qui est à l’origine de la crise écologique et climatique sans précédent que connait l’humanité d’aujourd’hui. Il urge donc d’explorer d’autres visions du monde pour catalyser le sursaut nécessaire qui hésite à naitre.

L’humanité, sous la houlette de l’Occident qui est le pivot ou le modèle de modernité, de développement, de progrès et de croissance pour le reste du monde, par un effet de mimétisme assumé ou non, ou encore par une sorte d’impuissance face aux « pressions » de la « machine occidentale » productiviste, depuis au moins la révolution industrielle, ne peut plus continuer à mal agir en toute connaissance de cause. Savoir qu’il est urgent d’agir et ne pas le faire comme il sied, à la mesure de la crise en cours, relève de la pure irresponsabilité et d’une attitude irrationnelle et suicidaire. Dans cette optique, l’islam a son mot à dire en ce qu’il est une proposition d’Alliance entre Dieu, l’humanité et la Terre dans laquelle, d’une part, Dieu est le Créateur, Transcendant Sa création et Maître des mondes, et d’autre part, l’Humanité a pour vocation singulière, d’assumer l’éminente et redoutable responsabilité de Calife sur Terre chargée d’y garantir l’Ordre et la Vie (Coran 2 : 30).

Dans le cadre de cette Alliance, la Terre est assujettie (Taskhîr) par Dieu aux humains par le truchement d’une Balance-équilibre (mîzân) et d’un réglage (Taqdîr) tels qu’elle soit habitable pour eux et d’autres formes de vie. Suivant cette vision, l’Humanité ne peut prétendre au statut de maitre, possesseur et dominateur de la « nature » et se comprend comme une et diverse en communauté de destin et de responsabilité entre les générations qui se succèdent sur Terre. Dans ce cadre, notre responsabilité à nous les générations contemporaines est de ne point perpétuer cette façon de « marquer » notre présence sur la Terre qui menace, fragilise et précarise son Humaine Habitabilité et de transmettre aux générations qui vont suivre une (Terre) qui soit dans un état le moins mauvais possible.

La vision de l’islam évoquée plus haut requiert de l’Humanité un sincère repentir en raison du péché éco-climatique qu’elle a commis. Cela implique de faire l’effort de redécouvrir l’ère de laquelle les « Adamiques », ne devraient jamais sortir à savoir, le « Califocène ». C’est l’ère dans laquelle l’Humain se reconnait comme dépositaire de l’éminente et noble mission Califale que Dieu lui a assignée à savoir, Habiter la Terre avec les deux limites qui doivent lui servir de boussole : ne pas y semer le désordre et ne pas y verser le sang. (Coran 2 : 30).

C’est quand les Humains respecteront ces deux limites dont se souciaient les Anges lors de l’annonce de leur « investiture » à la station Califale par Dieu, qu’ils pourront alors se donner corps et âmes à la Bonne Œuvre (‘amalun sâilh) – (Coran 67 : 2) en lieu et place d’activités qui, soi-disant, visent à maitriser et dominer la « nature ». Cette vision de l’islam peut éviter à l’Humanité de tomber dans toute forme de Panthéisme et de Biocentrisme au nom de la préservation de la « nature » car rien ne doit se faire au détriment de la dignité singulière des Humains. Cette même vision exclut aussi toute attitude tendant à légitimer la violence au nom de la défense de la « nature » et de l’animal car verser dans l’ « écoterrorisme » ne fera qu’ajouter du malheur au malheur que nous peinons à juguler. Corriger et revenir aux limites autant que faire se peut, s’il n’est pas trop tard, est d’une brulante urgence. Mais appliquons la recommandation du prophète Muhammad (PSL) et on verra : « Si l’Heure (de la fin du monde) venait à arriver trouvant l’un d’entre vous tenant entre ses mains une jeune pousse (plante), alors s’il peut s’efforcer de la planter avant, qu’il la plante » (rapporté par Bukhari dans « adabul mufrad »). 

AHMADOU MAKHTAR KANTÉ

Imam, écrivain et expert en environnement
Dakar, le 29/07/2023 – Muharram 1445 H
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