La campagne du ‘’two-step folow’’

Ils sont nombreux, les politologues à reconnaître que les leaders d’opinion n’influent plus sur le vote du citoyen sénégalais. Pourtant, les hommes politiques continuent à courir derrière des supposés directeurs de consciences. Ainsi, guides spirituels, lutteurs, chanteurs… sont tous courtisés. Ce qui donne à cette campagne référendaire un air du ‘’two step folow’’.
En étudiant le pouvoir des médias, les sociologues américains Paul Lazarsfeld (origine autrichienne) et Elihu Katz ont développé ce qu’ils ont appelé le ‘’two-step folow of communication’’ (théorie de la communication à double étage). Pour eux, les électeurs ne sont pas directement perméables aux messages des médias. Leur choix dépend plutôt de leur entourage, particulièrement de personnalités qui sont les plus exposées aux médias et qui jouent le rôle de filtre pour le groupe. Appelés, leaders d’opinion, guides d’opinion ou relais d’opinion, ce sont eux qui captent l’info, l’interprètent et la transmettent au groupe. D’où le rôle prépondérant accordé à cette catégorie de personnes.
Cette vision de ces sociologues sur le champ médiatique se retrouve au Sénégal sur le terrain politique. La théorie est presque la même. Le citoyen lambda, même s’il s’expose aux médias, n’a pas forcément une opinion personnelle sur la réalité. Il dépend plutôt d’un leader d’opinion à qui il a confié sa décision finale. Mieux vaut donc convaincre le leader plutôt que l’électeur. Vrai ou faux, les acteurs politiques sénégalais restent en tout cas foncièrement attachés à leur conception de la réalité. Leurs pratiques de tous les jours le montrent aisément. Ici, les chefs religieux sont considérés comme les premiers et principaux directeurs de conscience. Dans le subconscient des politiciens, l’électeur/talibé se livre au guide pieds et poings liés. Il se soumet à sa décision sans y réfléchir deux fois. D’où cette course aux grands électeurs à laquelle se livrent les deux camps (le courant du OUI et celui du NON) depuis l’ouverture le 12 mars dernier de la campagne référendaire.
Le président de la République Macky Sall, chef de file du camp du OUI, semble croire plus que n’importe qui à cette magie. Depuis dimanche dernier, il multiplie les visites auprès des familles maraboutiques. Touba, Tivaouane, Louga, Mpal, Thiès, Mbour, Kaolack, Porokhane. Il a presque fait le tour des foyers religieux. Pendant ce temps, son premier ministre recevait la communauté Lébou sous l’égide de l’autre Grand Serigne, Pape Ibrahima Diagne. Il ne reste au chef de l’Etat que le guide des Layènes. Et il ne manquera certainement pas d’y faire un tour. Au lieu de s’adresser directement aux citoyens, le patron de l’Apr a choisi une communication à double flux. Il s’adresse aux guides religieux. Et l’électeur lui, est censé écouter le guide et suivre ses directives, que la consigne soit directe ou indirecte, suggestive ou injonctive.
Efficacité du contrat social sénégalais en question
Mais il n’est pas le seul à y croire. Il lui a suffi d’aller à Touba le dimanche pour que l’opposition lui emboîte le pas le lendemain. Et depuis, le camp du OUI essaie de faire croire à l’opinion que les leaders du camp du NON ont été reçus de manière froide par le khalife général des mourides. Ces derniers multiplient les dénégations et parlent de campagne d’intoxication. Tout se fait comme si une bienvenue chaleureuse est une consigne tacite, et un accueil froid son inverse. Cependant, à la différence des tenants du pouvoir, l’opposition s’est contentée de s’arrêter à Touba, à l’exclusion des autres foyers religieux. Une option que l’enseignant chercheur en Sciences politiques à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, Moussa Diaw, explique par une question de stratégie. ‘’Il y a des cibles. Touba draine beaucoup de monde. Il y a des viviers électoraux comme la banlieue, la région de Thiès et Touba. Cet axe constitue une part importante de l’électorat. Chacun, en fonction de ce qu’il attend des électeurs s’intéresse à telle ou telle zone’’, souligne-t-il.
Toutefois, en dépit de la détermination des politiques à voir dans les chefs religieux des personnalités influentes électoralement parlant, on ne peut manquer de se demander si ce que Donal Cruise O’Brien appelait le ‘’contrat social sénégalais’’ est toujours efficace. Autrement dit, est-ce que les religieux gardent toujours l’influence qui, jadis, était la leur auprès des disciples/électeurs ? Le sociologue répond par la négative. ‘’Je ne pense pas que ça soit opérant. On sait bien que lors de l’élection présidentielle de 2000, le Ndigël n’avait pas fonctionné. Même si les chefs religieux donnaient leur position par rapport au référendum pour un OUI ou pour un NON, ce n’est pas une garantie. Il n’est pas évident que les fidèles vont suivre. Peut-être certains, mais la grande partie ne suivra pas’’, tranche-t-il.
Moussa Diaw : ‘’les jeunes se fient à leur lecture et compréhension’’
Cette course aux grands électeurs ne se limite pas aux chefs spirituels. Les vedettes sont aussi courtisées, les lutteurs en premiers. A peine le pouvoir a-t-il vu Balla Gaye II aux côtés de l’opposant Malick Gackou dans la caravane du NON que les plus hautes autorités sont entrées en scène. Celui qui est surnommé le Lion de Guédiawaye a été reçu par le Premier ministre et une forte somme a été avancée comme prix du débauchage. Son rival de Pikine Eumeu Sène a lui aussi été reçu par le Premier ministre, mais il a décliné l’offre. ‘’J’ai préféré rester neutre’’, déclare-t-il. Même les musiciens sont dans la partie. Red Black et Doudou Ndiaye Rose dans le camp du OUI. Les rappeurs de Y’en a marre et Xuman dans le front du NON.
D’après Moussa Diaw, si tous ces citoyens particuliers sont courtisés, c’est parce qu’ils sont des leaders d’opinion ; ils ont une capacité de mobilisation. Les politiques se rapprochent d’eux donc pour se rassurer. Car, vaut mieux les rapprocher que de s’en éloigner. Ce qui ne veut dire nullement qu’ils apportent un plus en matière d’élection. ‘’On est dans l’incertitude. Cette mobilisation n’a rien à voir avec les opinions politiques. La donne a changé. Nous avons des électeurs beaucoup plus jeunes qui se fient à leur lecture et compréhension. Dans la réalité, chacun vote en fonction de ses convictions’’, conclut l’enseignant chercheur. Difficile de ne pas y croire au vu de l’utilisation abusive qu’en a faite l’ancien Président Abdoulaye Wade. Ce qui ne l’a guère sauvé d’une chute certaine.
BABACAR WILLANE