Publié le 13 Oct 2021 - 23:12
COOPERATION INTERNATIONALE

Les enjeux d’un regain d’intérêt pour l’Afrique

 

Pendant que les grandes et moyennes puissances déroulent tranquillement leurs plans pour la conquête du continent, les gouvernements africains, eux, semblent dépourvus de toute vision stratégique claire en matière de relations internationales. Après Montpellier, Ankara poursuit ses ambitions à Dakar et dans le continent, grâce notamment aux partenariats dans les domaines de l’enseignement supérieur et de la recherche, mais aussi avec une autre tournée d’Erdogan dans les tout prochains jours. Décryptage avec le docteur Serigne Bamba Gaye.

 

C’est peut-être la fin des logiques de pillage, de domination, d’unilatéralisme. Place aux dynamiques de partenariats. Pendant que Paris mise sur la société civile pour espérer ‘’refonder’’ ses relations avec le continent africain, Ankara, elle, continue sa percée, en misant notamment sur l’éducation et la recherche. En ce début du mois d’octobre, c’est une importante délégation de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar qui est revenue de la capitale turque, pleine d’espoir. Presque tous les doyens de faculté que compte l’Ucad s’étaient donné rendez-vous au pays d’Erdogan. Au menu des échanges, il y avait surtout ‘’le renforcement de l’axe Dakar - Ankara en matière d’enseignement supérieur et de recherche’’.

‘’Les séances de travail, lit-on dans le communiqué, ont porté principalement sur les pistes de collaboration entre l’Ucad et les universités turques. C’est ainsi qu’il a été retenu, entre autres, un projet de coopération avec la Turkish Aeropace (spécialisée dans la fabrication d’armements, de drones et de satellites) mettant l’accent sur la mobilité et le séjour des étudiants en fin de cycle dans les laboratoires et ateliers de la compagnie ; un projet de MOU avec chacune des universités d’Ankara et de Tokat…’’.

Dans cette coopération, l’Ucad ne compte pas seulement recevoir de ses partenaires turcs. A travers la faculté de Médecine, elle compte également donner de son expertise aux établissements et instituts turcs qui en ont fait la demande. Dans la même veine, il y a quelques semaines, l’ambassadeur de la Turquie au Sénégal formulait son vœu de voir la cohorte d’étudiants sénégalais se massifier dans son pays. ‘’Sur les 2 000 jeunes Africains qui poursuivent leurs études en Turquie, seuls 300 sont Sénégalais. Nous allons tout faire pour augmenter ce nombre’’, avait déclaré le diplomate, invitant les universités et instituts de recherches turcs à coopérer davantage avec leurs pendants sénégalais, dans les domaines de l’enseignement et de la recherche.

Si la volonté des universitaires, bénie par les Etats, se concrétise, Ankara et les autres grandes villes turques pourraient, dans l’avenir, être parmi les destinations privilégiées des étudiants et chercheurs sénégalais. Un levier qui pourrait être extrêmement important dans le jeu d’influence qui s’accentue de plus en plus dans le continent africain.

 Spécialiste des relations internationales, le docteur Serigne Bamba Gaye explique : ‘’Il faut savoir que la Turquie fait partie des puissances régionales émergentes. On pourrait en dire de même de la Russie, de l’Inde… Elles veulent toutes s’appuyer sur les Etats africains, d’abord pour leur propre développement économique, mais aussi pour renforcer leur influence sur la scène internationale. Et aujourd’hui, on est à l’ère du Soft Power, c’est-à-dire la capacité qu’a un Etat à avoir de l’influence, à pouvoir influencer les autres acteurs sur la scène internationale par des moyens autres que militaires’’.

Selon le spécialiste, c’est ce que font tous les pays qui veulent avoir de l’influence sur le continent. Il en est ainsi des pays asiatiques, des pays du Golfe, de la France, de la Turquie, de la Chine, etc. ‘’C’est dans ce cadre qu’il faut inscrire la coopération annoncée entre certaines universités turques et l’Ucad sur le plan de l’éducation et de la recherche’’, a-t-il renchéri.

Mais alors que la ruée vers le continent se poursuit, au moment où la plupart des partenaires disposent de stratégies bien élaborées pour tirer leur épingle du jeu, les Etats africains, eux, se trouvent surtout dans une position très attentiste, dépourvus de vision claire dans le domaine des relations internationales. Le Dr Serigne Bamba regrette : ‘’Les gouvernements africains, pris individuellement, n’ont pas de visions claires pour tirer profit de ces nouveaux «partenariats». Ils doivent travailler à avoir une approche stratégique des relations internationales qui mettent l’accent sur la défense des intérêts du continent, mais surtout le renforcement de son autonomie stratégique. Sans autonomie stratégique, l’Afrique sera dans une posture de marginalisation et de passivité. Il faut inverser cette tendance lourde et faire du continent un acteur majeur des relations internationales au cours des prochaines années.’’

Par ailleurs, l’Afrique attire grâce à ses ‘’richesses indispensables dans le développement de plusieurs chaines de valeur au niveau de la mondialisation’’.

En effet, renseigne le Dr Gaye, le continent regorge de ressources minérales extrêmement importantes ; en plus de sa position géostratégique, mais également de son marché qui fait plus d’un milliard 300 millions de populations et va doubler dans un horizon de 50 ans.

Malheureusement, est-on tenté de dire avec l’expert, les gouvernants ne semblent pas être conscients de tous ces atouts. S’ils en sont conscients, ils ne font pas encore grand-chose pour en tirer le maximum de profit au bénéfice des populations.

Selon M. Gaye, l’Afrique n’a plus besoin de tendre la main. ‘’Il faut qu’on soit capable de tirer pleinement profit de nos ressources et intérêts géostratégiques. Et cela ne pourra se faire qu’en renforçant la bonne gouvernance, le respect du principe de redevabilité, mais aussi avoir des stratégies bien élaborées pour mieux défendre nos intérêts dans le commerce avec le reste du monde’’, fait remarquer Serigne Bamba Gaye.

Revenant sur les relations avec la France, le spécialiste estime qu’il faudrait aux pays africains une autonomie stratégique leur permettant de prendre la liberté de diversifier leurs partenariats, de décider eux-mêmes de leur avenir, dans ce contexte de redistribution de la puissance à l’échelle mondiale. ‘’Dans cette redistribution de la puissance, des pays comme la Chine, l’Inde, la Russie la Turquie, etc., sont en train de bousculer la hiérarchie établie. En ce qui concerne la France, elle est bousculée jusque dans son pré carré. Et c’est pourquoi elle est en train de tout faire pour garder la main. Parce que ce qui fait la plus-value de la France dans les relations internationales, c’est sa présence en Afrique, qui est aujourd’hui fortement remise en cause’’.

Et d’ajouter : ‘’La France, pour «garder son rang de puissance mondiale», doit impérativement garder son influence en Afrique. Si elle perd son influence en Afrique, elle sera ravalée au rang de puissance moyenne et sa présence au Conseil de sécurité avec droit de véto risque d’être fortement contestée. On voit donc l’importance stratégique que représente l’Afrique pour la France.’’

Au-delà de l’influence et des enjeux économiques, la bataille en Afrique se joue également sur le plan de la sécurité.

En effet, comme l’indique le Dr Gaye, aussi bien les anciennes puissances coloniales comme la France et d’autres acteurs comme les USA que les pays émergents veulent avoir une présence militaire en Afrique ou, à défaut, influencer la sécurité collective au niveau du continent pour défendre leurs intérêts stratégiques. ‘’Il appartient aux Africains, souligne-t-il, d’éviter d’être vassalisés et de mettre en œuvre leur propre architecture de paix et de sécurité. Ce qui se passe actuellement au Mali et dans le Sahel montre l’urgence de rendre opérationnelle la Brigade régionale en attente, sous l’égide de la CEDEAO, au moment où l’opération Barkhane va connaître «une cure d’amaigrissement»’’, précise l’ancien fonctionnaire international.  

Malheureusement, malgré tous ces changements qui sont en train de s’opérer, le chercheur constate que les gouvernements africains sont timorés et cela montre leur incapacité à faire des propositions fortes pour impulser des ruptures de fond dans leurs relations avec la France. ‘’Ils laissent ainsi le champ libre à Macron qui déroule librement son agenda, selon son propre calendrier. Il appartient aux Africains de prendre leur destin en main, en se disant que l’avenir de l’Afrique est entre les mains des Africains ; que personne d’autre ne peut sauver l’Afrique. Sinon les Africains eux-mêmes’’, plaide le spécialiste des relations internationales.

MOR AMAR

 

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