Une catastrophe écologique en silence

Le projet Grand Tortue Ahmeyim (GTA), emblématique de l’exploitation gazière entre le Sénégal et la Mauritanie, traverse une crise environnementale préoccupante. Le 19 février dernier, une fuite de gaz a été détectée sur la plateforme de production de ce mégaprojet. Pourtant, malgré l’urgence de la situation, les autorités et les entreprises impliquées, principalement BP, gardent un silence inquiétant sur l’ampleur réelle de l’incident. En l’absence de données transparentes, les communautés côtières et les pêcheurs artisanaux de la région sont laissés dans l’incertitude, tout en voyant leur environnement menacé par une pollution qui pourrait se révéler dévastatrice à long terme.
Les premières informations diffusées par BP, l’opérateur principal du projet, mentionnent une fuite limitée à un seul puits, le Greater Tortue Ahmeyim (GTA) A02. L’entreprise affirme qu’il s’agit d’un incident isolé, survenu lors d’un test de mise en service, et assure que le personnel n’est pas en danger, et que l’impact environnemental devrait être « minime ». Toutefois, ces déclarations rassurantes sont loin de convaincre les pêcheurs artisanaux de Guet Ndar, à Saint-Louis, qui voient leurs ressources maritimes menacées par cette fuite de gaz et par d’autres pratiques industrielles de plus en plus préoccupantes, comme le torchage du gaz.
La fuite, bien qu’annoncée comme isolée par BP, représente un danger direct pour l’écosystème marin. L’étude environnementale publiée en 2022 par le groupe indépendant Environmental Justice Atlas a souligné que l’accumulation de gaz dans les eaux côtières pourrait déstabiliser les écosystèmes locaux, menaçant ainsi les populations de poissons et d’autres espèces marines. En effet, le rapport indique que même des fuites minimes dans un environnement sous-marin peuvent perturber l’équilibre de la chaîne alimentaire, affectant particulièrement les poissons, les crustacés et les coraux, qui sont vitaux pour les pêcheurs artisanaux locaux. Cette fuite est donc loin d’être anecdotique.
Le torchage du gaz excédentaire est une autre dimension de la crise. Pratiqué sur le site du projet GTA, le torchage consiste à brûler du gaz au lieu de le valoriser. Une technique particulièrement polluante, qui libère dans l’atmosphère du dioxyde de carbone (CO2) et du méthane, un gaz à effet de serre (GES) 80 fois plus puissant que le CO2 sur une période de 20 ans. Cette pratique contribue directement au réchauffement climatique, déjà à un niveau critique pour l’Afrique de l’Ouest.
Selon une étude menée par l’International Gas Union (IGU) en 2023, la région de la Langue de Barbarie, où se trouve la plateforme, est particulièrement vulnérable aux effets du changement climatique, notamment à travers l’augmentation des températures et la montée du niveau de la mer. L’IGU rapporte que le méthane libéré par le torchage a le potentiel de déstabiliser davantage les écosystèmes marins et d’aggraver la situation des communautés locales. L’augmentation des émissions de GES dans la zone pourrait entraîner une intensification des phénomènes climatiques extrêmes, comme les cyclones et les vagues de chaleur, exacerbant les conditions déjà difficiles pour les pêcheurs locaux.
Les émissions de gaz issues du torchage aggravent aussi les conditions sanitaires des populations vivant à proximité. Le dernier rapport de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur les effets des pollutions industrielles en Afrique a révélé une corrélation directe entre le torchage du gaz et l’augmentation des maladies respiratoires dans les communautés avoisinantes. Les habitants de la Langue de Barbarie, déjà exposés à des risques industriels, risquent des problèmes de santé graves tels que des maladies respiratoires chroniques, des irritations cutanées, et des troubles cardiovasculaires, selon l’OMS.
Des pêcheurs dépossédés et menacés
Les pêcheurs artisanaux de Saint-Louis, déjà confrontés à la perte de leurs zones de pêche en raison de l’exploitation gazière du projet GTA, se retrouvent une fois de plus sur le front des conséquences sociales et environnementales de ce développement. Selon l’Association des Pêcheurs Artisans à la Ligne de Saint-Louis (APALP), la fuite de gaz et le torchage du gaz ne sont pas seulement des menaces écologiques, mais aussi des attaques directes contre la santé et la survie des communautés locales. « Aujourd’hui, ce n’est plus seulement nos ressources que l’on nous vole, mais aussi nos vies. Nous sommes les premières victimes de cette exploitation sauvage des ressources naturelles », déclare un membre de l’APALP.
Le rapport de l’ONG Greenpeace sur les impacts sociaux du projet GTA en 2022 a mis en évidence la perte progressive des zones de pêche par les communautés locales, avec une réduction de plus de 60 % des prises dans certaines zones touchées par l’exploitation gazière. Les pêcheurs artisanaux déplorent que les autorités sénégalaises, en collaboration avec les multinationales, semblent prioriser les profits des grandes entreprises au détriment de la survie des populations locales.
Une gestion opaque et une urgence climatique
Alors que les autorités sénégalaises assurent qu’elles suivent de près l’incident, aucune mesure concrète n’a encore été prise pour protéger les communautés locales et l’environnement. Les populations exigent une enquête indépendante sur la fuite de gaz, une évaluation complète des impacts environnementaux et sanitaires, ainsi que l’arrêt immédiat du torchage. Mais les promesses de transparence de la part des autorités et des entreprises gazières restent floues et non concrétisées.
Le rapport de l’Environmental Protection Agency (EPA) sur le suivi des gaz émis par la plateforme GTA en 2023 a révélé des émissions de méthane et de dioxyde de carbone dépassant largement les normes internationales de sécurité, et ce, bien après la mise en service de la plateforme. Ces données soulignent l’urgence de réévaluer la gestion de ces émissions et de renforcer les mécanismes de contrôle afin de prévenir toute détérioration supplémentaire de l’environnement.
Le projet GTA, même si ses responsables le présentent comme une source de développement économique pour le Sénégal et la Mauritanie, se transforme en un véritable test pour la gestion durable des ressources naturelles. La fuite de gaz, même si elle semble « minime » selon BP, constitue un avertissement grave. La gestion de cette crise doit être transparente et rapide, car les conséquences à long terme pourraient être bien plus lourdes.
Les autorités sénégalaises, les entreprises gazières et les communautés locales doivent unir leurs forces pour trouver des solutions durables et respectueuses de l’environnement. Les pêcheurs artisanaux de Saint-Louis, en première ligne de cette crise, appellent à une mobilisation générale de la société civile pour défendre leur droit à un environnement sain et à un avenir digne. Les réponses aux crises environnementales mondiales, et particulièrement au projet GTA, détermineront non seulement l’avenir de ces communautés, mais aussi celui de l’écosystème marin et de la santé publique.
La bataille pour la justice écologique et sociale à Saint-Louis ne fait que commencer.
Zaynab SANGARÈ