Publié le 28 Jan 2023 - 15:57
IBRAHIMA NDONG (EXPERT EN TRANSPORT)

“On a pris des mesures sans prendre en compte les réalités sociologiques”

 

Le début d’année est meurtrier sur les routes sénégalaises. Près d’une cinquantaine de personnes ont perdu la vie, sans compter les dizaines de blessés. Depuis, le gouvernement et les acteurs du secteur sont en train de trouver des solutions pour mettre un terme à cette folie meurtrière. Des discussions mal engagées sanctionnées par une grève qui paralyse le transport interurbain. Dans cet entretien, Ibrahima Ndong, Expert en transport, passe en revue tous les maux dont souffre le secteur du transport et esquisse des pistes de solution.

 

Le Sénégal vient de vivre deux tragédies humaines, avec les accidents de Kaffrine et de Nguene Sarr. Quelle lecture faites-vous de ces accidents ?

De mémoire de Sénégalais, on n’a jamais enregistré de pareilles hécatombes sur nos routes. Il faut le dire, c'est vraiment regrettable. On a enregistré plusieurs fois des accidents d'une telle violence, mais jamais autant de décès. Plus de 40 tués à Kaffrine, plus de 20 tués à Nguene Sarr. En une semaine, c'est un record jamais égalé au Sénégal et vraiment c'est dommage. Nous perdons trop de vies humaines. Je crois que l'État, les acteurs, les usagers doivent prendre leurs responsabilités pour analyser froidement les causes réelles de ces accidents et y apporter une correction. C'est vrai que les accidents surviennent très souvent comme un phénomène cyclique que scientifiquement rien ne peut justifier. Je crois, à Kaffrine, on a parlé de l'éclatement d’un pneu, mais à Nguene Sarr, on a parlé d'évitement d'un âne. Donc, vous voyez que les causes ne sont pas les mêmes, mais que les résultats sont simplement meurtriers.

Vingt-deux mesures ont été prises par le gouvernement pour faire face à ces chocs. Est-ce une bonne chose pour le secteur du transport ?

Antérieurement, en 2017, au lendemain d'accidents graves aussi similaires, on avait pris 10 mesures et ces mesures, à nos jours, n'ont jamais été évaluées. Je pense qu'il fallait d'abord procéder à l'évaluation de la conduite de ces 10 mesures. Qu'est-ce qu'elles ont créé comme effet positif ? Qu'est-ce qu'il fallait corriger ?  Est-ce qu'il y a eu du contrôle ? Est-ce qu'on a mis à exécution ces 10 mesures ? Voilà des questions qui n'ont jamais été posées et je crois que, cinq ans après, il fallait se poser des questions sur les 10 mesures qui avaient été antérieurement prises. Parce que c'est ce qui est rationnel. C'est ça qu'il fallait faire et ça n'a pas été fait.

Cinq ans après 2017, nous en sommes encore dans la même situation. C'est parce qu'il y a un problème. Les 22 mesures qui ont été prises, sur plusieurs points, on peut douter de leur efficacité. On peut dire que ces 22 mesures sont en régression par rapport aux 10 mesures antérieures. Parce que rien que sur l'âge du conducteur, on a dit 25 ans, alors que sur les 10 points de 2017, c'était 30 ans. La vitesse, sur les 22 mesures de 2023, c'est à 90 km/h, alors que sur les 10 mesures de 2017 c'était à 65 km/h pour les véhicules de 14 places et 50 km/h pour les véhicules de transport de marchandises de plus de 22 tonnes. La vitesse étant un facteur aggravant en cas de survenue d'accidents. Donc, ces mesures n'étaient pas du tout appropriées.

En plus de cela, on a pris des mesures sans prendre en compte les réalités sociologiques du Sénégal. Les Gamou, Magal, Korité, Tabaski et les cérémonies de mariage qui consistent à conduire une mariée chez son mari s'effectuent la nuit. Et toutes les dispositions qu'on prend au Sénégal en matière de transport qui n'intègrent pas ces facteurs qui sont spécifiques du Sénégal, risquent d'être vouées à l'échec.

La mesure d’interdiction d'importation de pneus usagés n’est-elle pas vouée à l'échec 

L'interdiction de l'importation des pneus usagés est une erreur. Parce que si, aujourd'hui, on change tous les véhicules du Sénégal en pneus neufs, ça ne nous éviterait jamais un éclatement. Aucune garantie ne couvre les pneumatiques. Ça, c'est mondialement reconnu. Et si on l'interdit, les charretiers, comment vont-ils faire pour avoir des pneus ? C'est vrai, il y a des pneus type neige, des pneus type vert, mais les constructeurs ont mis en place aujourd'hui des pneus avec lesquels on peut rouler avec crevaison sans problème. Les pneus exclusivement neige, il n'y en a presque plus. Maintenant, on fait des pneus mixtes. Ça, c'est pour éviter aux utilisateurs de devoir changer des pneus régulièrement et à chaque saison. Quoi qu'on dise, il y en a qui peuvent être utilisé sur nos routes, parce que c'est inscrit dessus. Je vous le dis, l'éclatement d'une roue ne doit pas être une source d'accident, parce que pour un véhicule, si la pression des pneus vérifiée est correcte, si le chargement est correct, si la vitesse est correcte, le conducteur est en forme et tient bien son volant avec ses deux mains, en cas de survenu d'éclatement de pneu, il y aura plus de peur que de mal. 

Je ne dis pas que les 22 mesures prises par le gouvernement sont vouées à l'échec, mais il y en a plusieurs qui seront difficilement applicables, eu égard à notre sociologie particulière.

Cependant, il faut réglementer tout cela. Il faut organiser. Il faut discuter avec les acteurs à froid, mais quand on prend des mesures à chaud de cette nature, finalement, on aura du mal à les faire exécuter sur le terrain. Ça, c’est ce qui nous arrive depuis très longtemps. Tous les Premiers ministres qui se sont succédé au Sénégal ont chacun à leur tour tenu un Conseil interministériel sur les accidents de la circulation. Très souvent, c'est au lendemain d'un accident grave.

Que pensez-vous de la visite technique ? Est-elle appliquée dans son ensemble pour éviter ces phénomènes tragiques ?

On semble mettre en cause la visite technique du véhicule. Mais la visite technique est une présomption de garantie. Elle est effectuée sans démontage et sur toute l'étendue du territoire. Il n'y a qu'à Dakar qu'on fait une visite technique sur le banc électronique. Partout ailleurs, c'est visuel. C'est-à-dire, la personne vient, regarde après signe. Et vous avez tout le trafic qu'il y a dessus : quelqu'un veut aller passer sa visite technique, il sait qu'il n'a pas de bons pneus, il emprunte des pneus. S'il n'a pas de rétroviseur, il emprunte un rétroviseur. Il y a de la tricherie aussi. Cette tricherie-là échappe au contrôleur, même sur le banc électronique. Parce que la personne va rendre immédiatement tout ce qu'elle avait emprunté et être encore un danger sur la route.

Ces mesures prennent-elles en compte tous les manquements et préoccupations du secteur du transport, d'autant plus que les syndicalistes du transport désapprouvent ces réformes qui ne leur conviennent pas ? 

Les syndicalistes sont dans leur rôle. Ils font des effets de manche, quelques fois justifiés, parfois non. Ils tenteront toujours de se défausser sur le gouvernement et le gouvernement sur les conducteurs et les transporteurs. Mais ce n'est pas ce qui va nous donner une solution. Nous sommes tous responsables et nous devons tous agir en synergie pour trouver une solution. Parce que ces accidents nous coûtent excessivement cher. Chaque jour, on perd combien de millions d'heures de travail dans des congestions ? Ça impacte notre économie nationale. Si le transport ne fonctionne pas, comment le Sénégal va se développer. Et aujourd'hui, il faut le regretter, plus de 90 % des déplacements se font par voie routière. Mais où est le train ? Parce que les routes sont surchargées. Au niveau de l'autoroute, il y a des bouchons sur des kilomètres, le matin, le midi et l'après-midi. Il n'y a même pas d'accotement qui permet au conducteur qui est en détresse de pouvoir sortir et libérer une partie de la route, au moins stationner sur une partie de l'accotement. La dissolution des travaux publics, à l'époque, il y en avait partout dans toutes les régions du Sénégal qui s'occupaient de l'entretien routier, sans attendre le lancement d'un marché avec tout ce que ça comporte comme procédures.

Mais pourquoi pas aujourd'hui l'État ne prendrait pas contact et organiser les retraités du génie militaire qui sont des ingénieurs ! Les organisés en GIE pour leur confier le travail de réparation des routes et d'entretien routier.  Ça aurait simplifié beaucoup de choses.

En tant qu'expert sur le transport et la sécurité routière, quelle lecture faites-vous de tout cela : les origines du mal, les mesures déjà engagées ?

Les origines du mal, c'est tout simplement le laisser-aller, la complaisance. Dans ce pays-là, nous avons toutes les compétences humaines, les moyens matériels pour concevoir, conduire et exécuter une bonne politique de sécurité routière qui va nous permettre d'aller de l'avant.

Mais aujourd'hui, malgré notre arsenal juridique, malgré les textes, malgré les compétences en ressources humaines, malheureusement, le résultat est là, patent. Parce qu'on n'a pas pu juguler le mal des accidents de la route. Les accidents ont continué de plus belle, en devenant de plus en plus nombreux et de plus en plus meurtriers.  

Donc, ces mesures n'ont pas servi à grand-chose. Il faut que nous soyons tous responsables. Les techniciens qui sont au ministère des Transports terrestres, il faut qu'ils essaient de nous proposer des solutions. Parce que c'est eux qui sont chargés de la planification, de la conduite et de l'exécution de la politique du transport routier du Sénégal. Sur un coup de tête, l'État a allégé le contrôle routier, sous la pression des syndicats. Mais voilà le résultat. Les gens font du n'importe quoi sur les routes. Malheureusement, ça nous coûte énormément en ressources humaines et en matériels. Je crois que le contrôle, il faut le rétablir. 

Dakar, qui regroupe plus de la moitié du parc automobile sénégalais, n'a qu'un seul centre de contrôle technique sur banc électronique. Mais dans le cahier des charges qui avait créé ce centre-là, il était prévu que l'opérateur devait équiper toutes les régions du Sénégal de centres équipés en banc électronique. Ce cahier des charges n'a pas été respecté. Mais il y a l'éclairage fantaisiste qui est à l'origine de beaucoup d'accidents. C'est un facteur accidentogène. Il fallait, dans les mesures, dare-dare enlever tout ce qui est nounous. Ça, ce sont des mesures à prendre immédiatement. 

Si on démonte les strapontins, si on démonte les porte-bagages, tout ça, c'est bien. Mais est-ce que c'est applicable sur le terrain ? Je ne le pense pas. La route est étroite. Si la route n'est pas bonne et déformée, s'il pleut ou il y a du brouillard, c’est le conducteur qui est responsable. C'est lui qui doit s'adapter à l'infrastructure, c'est lui qui doit adapter sa vitesse. C'est lui qui doit s'adapter à l'environnement routier.

Quelles sont les solutions à mettre sur la table pour juguler ces catastrophes, en votre qualité d'expert ?

Comme solution, il faut l'éducation à la sécurité routière au niveau des écoles, au niveau des ‘’loumas’’. Mais au Sénégal, on croit que c'est seulement le conducteur qui doit apprendre le Code de la route, alors que ce n'est pas ça du tout. Tout le monde doit le faire. Il faut le secourisme routier. Un laboratoire en accidentologie est incontournable. Parce que sans ce laboratoire qui sera un bureau d'étude des accidents, d'analyse des accidents de la route, on ne saura jamais les causes réelles. Ce laboratoire, son travail doit être distinct de celui de l'enquête administrative qui se limite à une suite judiciaire.

Une concertation entre les transporteurs, les conducteurs, les syndicalistes et l'État. Il faut prendre en compte les usagers.

Aujourd'hui, on parle de conducteurs décédés. C'est vrai. Mais presque 90 % des victimes d'accident de la route sont des usagers qui ont payé leur argent et qui espéraient rentrer chez eux. Les gares routières, il faut les réorganiser. Les gares routières relèvent de la propriété de l'État ou des communes. Mais si l'État laisse l'exploitation des gares routières aux syndicats, ces syndicats qui encaissent des dizaines, voire des centaines de millions de francs CFA par année… Il faut jeter un coup d'œil sur les renouvellements. Toujours, c'est le sang qui coule, parce que les enjeux financiers sont énormes. Il n'y a aucune gare routière où vous allez trouver des chambrettes aménagées pour les chauffeurs qui sont en rade ou bien pour les passagers. Ou bien même des chaises assises.  Il y a un arrêté qui organise cela. Mais rien du tout.

Les conditions de travail : les conducteurs n'ont pas d'embauche, ils n'ont pas de sécurité sociale et pourtant, ils ont le même permis que celui qui est à Dakar Dem Dikk ou bien qui est dans l'État.

Voilà des problèmes qu'il faut régler. C'est un ensemble. Il ne faut rien négliger. Il faut faire intervenir tout le monde.

Le conducteur professionnel, c'est lui qui doit être capacité par une formation régulière à partir des analyses sur les accidents des deux années ou des trois années passées, sachant que les conclusions ont démontré que la vitesse était à l'origine des accidents ou bien que les pneumatiques étaient incorrectes ou c'est l'alcool, la nocivité ou le non-respect du temps de travail. Il y a des données techniques qu'il faut avoir pour prendre des décisions en ce qui concerne les véhicules de transport public de personnes ou de marchandises.

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