Publié le 18 Aug 2025 - 15:35

Le projet de loi portant statut et protection des lanceurs d’alerte permettra-t-il de renforcer la lutte pour la transparence et contre la corruption au Sénégal ?

 

Le mercredi 30 juillet 2025, le gouvernement du Sénégal a adopté le projet de loi portant statut et protection des lanceurs d’alerte.  Il sera examiné par les députés le 18 août. C’est un projet qui répond à une demande de longue date de la société civile et d’organisations comme la Plateforme de protection des lanceurs d’alerte en Afrique (PPLAAF).

Pourquoi cette loi peut-elle renforcer la lutte ? En effet la loi prévoit des garanties de confidentialité, interdit les mesures discriminatoires et offre une irresponsabilité pénale aux lanceurs d'alerte qui signalent des faits de corruption en toute bonne foi. En réduisant les risques de sanctions, la loi devrait encourager les individus à signaler les actes répréhensibles, qu'ils soient liés à la corruption, au détournement de fonds publics ou à d'autres formes de malversations. 

Les signalements, une fois vérifiés et traités, peuvent conduire à des enquêtes, des poursuites judiciaires et des sanctions, augmentant ainsi la transparence et la responsabilisation des acteurs publics.  La simple existence d'une loi protégeant les lanceurs d'alerte peut avoir un effet dissuasif sur ceux qui envisagent de commettre des actes de corruption, car ils sauront que leurs actions pourraient être révélées et sanctionnées. 

Cependant, il est important de souligner que l'efficacité de la loi dépendra de son application. Il est crucial que les autorités sénégalaises mettent en place des mécanismes de suivi et de soutien efficaces pour les lanceurs d'alerte, ainsi que des procédures claires pour traiter les signalements. La loi doit s'inscrire dans un contexte plus large de lutte contre la corruption, avec des institutions judiciaires et administratives indépendantes et efficaces. Il est important de sensibiliser le public à l'importance du rôle des lanceurs d'alerte et à la protection qu'offre la loi. 

Le projet insiste également sur la création d’une autorité indépendante pour traiter les signalements et sur des sanctions contre les abus, comme les dénonciations calomnieuses, afin d’éviter les abus. Le texte a tenté d’éclaircir le statut de lanceur d’alerte en mettant l’accent sur sa différence avec celui de journaliste ou d’activistes et sur le fait d’être une personne dénonçant des faits illicites au sein de son organisation.

S’agit-il d’une avancée majeure pour le gouvernement sénégalais qui veut renforcer la lutte pour la transparence et contre la corruption ?

Dans son acception la plus étroite, le « lanceur d’alerte » est celui qui, dans son champ professionnel, constate l’existence d’un danger grave et collectif et qui, après avoir en vain cherché à faire intervenir ceux qui ont compétence pour y parer, entre dans des stratégies de résistance au risque de s’attirer des mesures de rétorsion. L’alerte a lieu dans le contexte d’une relation de travail, d’où le qualificatif parfois retenu d’alerte professionnelle. Mais dans un sens plus large, qui justifie aux yeux de certains d’inclure dans la catégorie des lanceurs d’alerte toute personne ou groupe qui rompt le silence pour signaler, dévoiler ou dénoncer des faits, passés, actuels ou à venir, de nature à violer un cadre légal ou réglementaire ou entrant en conflit avec le bien commun ou l’intérêt général  ou même, dans une conception encore plus englobante, à « toute personne soucieuse qui tire la sonnette d’alarme afin de faire cesser des agissements pouvant représenter un risque pour autrui ».

Si l’on considère non plus la personne qui divulgue mais le contenu de ce qui est divulgué, on peut là encore opposer à une conception étroite, où l’alerte porte sur des faits constitutifs de crimes ou de délits, une conception plus large incluant dans les objets de l’alerte les comportements nuisibles à l’intérêt général, tels les risques sanitaires et environnementaux, ou encore les diverses atteintes potentielles aux droits et libertés.

Cette diversité des situations se répercute sur les modalités de la divulgation qui peuvent aller du simple signalement interne au sein d’une organisation ou d’une entreprise jusqu’à la révélation publique d’informations, généralement par la voie des médias, en passant par la saisine des organes de contrôle et de répression compétents pour punir ou faire cesser les comportements critiqués.

Après avoir élargi au maximum la focale, il faut tenter de la resserrer : il ne suffit pas en effet d’alerter pour être un « lanceur d’alerte ». À défaut de pouvoir énumérer ab initio les critères constitutifs de la notion, on peut, pour mieux en cerner les contours, tenter de la confronter avec des notions voisines.

On a posé la question de savoir si des associations, lorsqu’elles dévoilent et dénoncent des pratiques illégales ou attentatoires aux droits fondamentaux, pouvaient être considérées comme des lanceurs d’alerte. Le cas des associations de défense des victimes des violences de 2021 et 2023 peut servir ici d’exemple car, compte tenu de ce que furent les pratiques administratives et policières dans ce domaine. Ces associations, plus encore que d’autres, ont été conduites, sans succès, à alerter sur les comportements gravement attentatoires aux droits de l’homme des FDS. Pour autant, il ne semble pas qu’elles, ou même leurs militants, puissent entrer dans la catégorie des « lanceurs d’alerte ». Elles sont en effet dans leur rôle lorsqu’elles pratiquent ces formes de dénonciation, ce qui veut dire qu’elles restent dans le cadre de leur mission en lançant des alertes, alors que le lanceur d’alerte, avant de franchir le pas, n’avait pas spécialement vocation à le devenir. C’est l’occasion qui l’a transformé en lanceur d’alerte.

Pour des raisons assez proches, on est logiquement conduit à soustraire les journalistes et les activistes de la catégorie des « lanceurs d’alerte », même s’il arrive qu’on labellise comme tels des journalistes d’investigation ou des activistes qui sont à l’origine de la révélation de certains scandales. Je pense notamment à la BBC qui a mis en lumière le scandale sur le pétrole et le gaz au Sénégal. Mais, si le ou la journaliste peut être amené à divulguer des informations qui lui ont été communiquées par un tiers – lequel peut avoir, le cas échéant, la qualité de lanceur d’alerte, il n’est pas lui-même, stricto sensu, un lanceur d’alerte, puisque la diffusion de l’information fait partie de son métier.

On s’est même demandé, de façon apparemment paradoxale, si certaines autorités publiques pouvaient être considérées comme des lanceurs d’alerte. Par exemple, un fonctionnaire affecté au parquet général, était fondé, face à l’inaction prolongée de sa hiérarchie, à divulguer par la voie de la presse des documents qui révélaient l’ingérence d’une personnalité politique de haut rang dans une procédure pénale pendante, dès lors que cette divulgation, faite de bonne foi, servait l’intérêt général. S’il est vrai que des autorités administratives indépendantes jouent un rôle proche de celui des lanceurs d’alerte, par exemple, lorsqu’on leur assigne pour mission de traquer différentes formes de conflits d’intérêt ou des manquements à la déontologie, il est évidemment difficile de les assimiler à des lanceurs d’alerte, puisqu’elles ne répondent guère aux critères, même flous, même interprétés de façon extensive, qui déterminent l’appartenance à cette catégorie. En revanche, cette confrontation « improbable » permet de mettre en lumière la propension des pouvoirs publics à vouloir encadrer le mécanisme de l’alerte, à l’enfermer dans un cadre institutionnel, à le soustraire à la société civile pour le réintégrer dans le giron de l’administration.

Faut-il considérer l’alerte comme un droit ? Voire l’ériger en droit fondamental ? Ne faut-il pas plutôt y voir le simple corollaire d’un ou de plusieurs autres droits fondamentaux ? La question reste débattue. En revanche, un consensus semble exister sur son utilité au service de l’État de droit et des droits de l’Homme, qu’elle permet de rendre plus effectifs.

Indépendance des lanceurs d'alerte

Si les lanceurs d'alerte bénéficient d'une protection légale, leur indépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif reste une question qu’on peut se poser. La loi vise à les protéger des représailles, mais leur action peut être influencée par les relations avec les autorités et les procédures de signalement. Les lanceurs d'alerte bénéficient de garanties de confidentialité, d'interdiction de mesures disciplinaires ou discriminatoires, et d'irresponsabilité pénale. La loi offre trois possibilités : le signalement interne à l'organisation, le signalement externe à des autorités compétentes indépendantes, et la divulgation publique dans certains cas exceptionnels. Bien que protégés, les lanceurs d'alerte peuvent être influencés par les procédures de signalement, notamment lors de l'interaction avec les autorités externes. La divulgation publique, bien que parfois nécessaire, peut exposer le lanceur d'alerte à des risques de diffamation ou de perte de crédibilité. La transparence administrative, bien que relative, est un enjeu important dans la protection des lanceurs d'alerte. 

Le rôle du pouvoir exécutif

Le pouvoir exécutif joue un rôle dans la désignation des autorités externes compétentes pour recevoir les signalements des lanceurs d'alerte. Les autorités externes, souvent rattachées au pouvoir exécutif, sont chargées de traiter les alertes et d'informer le lanceur d'alerte, ce qui peut créer des liens avec le pouvoir. Dans certains cas, les autorités peuvent exercer une pression sur le lanceur d'alerte, notamment lors de l'enquête ou du traitement de l'alerte, ce qui peut nuire à son indépendance. 

En définitive, l’indépendance des lanceurs d’alerte vis-à-vis du pouvoir exécutif n'est pas garantie. Les procédures de signalement et les liens avec les autorités compétentes peuvent influencer leur action et leur perception. Il est donc essentiel de garantir une véritable indépendance des lanceurs d'alerte, notamment en renforçant la transparence et en limitant les pressions possibles des autorités. 

N’y a-t-il pas de risque de confusion entre la mission du journaliste et  celle du lanceur d’alerte ?

La relation entre journalistes et lanceurs d'alerte est complexe, les deux étant liés par la recherche de vérité et la dénonciation de faits d'intérêt général, mais avec des statuts et des protections juridiques distincts. Les journalistes, en tant que garants de la liberté d'expression, bénéficient de la protection de leurs sources, tandis que les lanceurs d'alerte, bien que bénéficiant d'une protection légale croissante, peuvent encore faire face à des représailles. 

Les journalistes ont le droit de protéger leurs sources, ce qui est essentiel pour garantir la liberté de la presse et la capacité à révéler des informations d'intérêt public. Ils ont le droit d'enquêter librement sur les faits qui conditionnent la vie publique, sans être entravés par des considérations de secret des affaires, sauf dans des cas exceptionnels justifiés par des motifs clairement exprimés. Ils bénéficient de la liberté d'expression, qui est un droit fondamental de la démocratie. Ils peuvent être victimes de menaces, de violences et d'intimidations pour avoir exercé leur droit à la liberté d'expression. 

Les lanceurs d'alerte bénéficient de protections légales contre les représailles, telles que le licenciement, les mesures disciplinaires ou les poursuites pénales. Ils ont le droit à la confidentialité de leur signalement, notamment vis-à-vis de leur employeur. Des dispositifs de signalement sont mis en place pour permettre aux lanceurs d'alerte de signaler des faits de manière sécurisée et anonyme. Ils peuvent bénéficier d'un soutien juridique et psychologique pour les aider à faire face aux conséquences de leurs signalements. Les conditions pour être considéré comme lanceur d'alerte et bénéficier de ces protections seront-elles strictement encadrées par la loi ?

Les journalistes et les lanceurs partagent un objectif commun, celui de révéler des informations d'intérêt général et de contribuer à l'intérêt public. Bien que les deux acteurs puissent parfois se recouper, ils ne sont pas toujours soumis aux mêmes protections légales. Les journalistes doivent préserver l'indépendance de leurs sources, tandis que les lanceurs d'alerte peuvent être tenus de révéler leurs identités dans certains cas. Les journalistes ont une responsabilité éditoriale, tandis que les lanceurs d'alerte sont tenus de respecter les procédures légales de signalement. 

Exposant des agissements corrompus ou illégaux, les lanceurs d’alerte sont une source essentielle d’informations pour les journalistes du monde entier. L’accès privilégié que leur confère leur position au sein de gouvernements, d’entreprises ou d’autres organismes leur permet de fournir des pistes d’enquête, des éléments de preuve voire la démonstration irréfutable de méfaits, qu’il s’agisse de fraudes, d’associations de malfaiteurs ou de crimes de guerre.

Un risque pour la démocratie

Le premier risque consiste à penser que l’existence même du lancement d’alerte constitue la garantie d’une surveillance efficace et suffisante des institutions démocratiques. Cela favorise dans le public une impression fausse et complaisante que si des fonctionnaires ou des entreprises commettent des actes répréhensibles, des lanceurs d’alerte vont tout faire pour les découvrir et les signaler. Or, la réalité démontre que le lanceur n’a souvent simplement pas les moyens de tout voir et de tout savoir. Il est extrêmement difficile, voire impossible, pour un lanceur d’alerte de chercher les informations quotidiennes ‘officielles’ et les manœuvres en coulisses concernant ces décisions, tout en suivant également l’influence de centaines de lobbyistes généreusement payés et de cabinets de relations publiques bien dotés en personnel, qui se consacrent à la protection des intérêts de l’Etat et des grandes entreprises et ont un accès étendu aux décideurs politiques.

Un écueil potentiel serait donc de penser que tous les abus, dysfonctionnements, failles, actes immoraux ou illégaux seront mis à jour. Le public risquerait alors de penser qu’il peut leur déléguer entièrement le contrôle du bon fonctionnement de notre société, tout en se désengageant lui-même de la vie publique. 

En la personne du lanceur d’alerte, on protège une série de droits fondamentaux : la liberté de conscience, dans des cas extrêmes la résistance à l’oppression, mais en tout état de cause la liberté d’expression et le droit symétrique qu’est le droit à l’information. S’il y a un droit d’alerter, c’est parce qu’il y a un droit d’informer, et s’il importe de protéger le lanceur d’alerte, il importe aussi de le faire pour le journaliste d’enquête.

Ainsi, une infirmière d’état a pu, à juste titre, engager une action pénale contre l’établissement sanitaire où elle travaillait pour dénoncer des carences dans la prise en charge des femmes enceintes dès lors que les informations divulguées présentaient indéniablement un intérêt public qui l’emportait sur la protection de la réputation et des intérêts de la société qui l’employait. Autre cas dont on a connaissance c’est l’histoire du malien Amadou Traoré qui a dénoncé un trafic illégal de bois de rose à la frontière avec le Sénégal, opéré par son employeur chinois dont il était l’interprète. « J’ai d’abord averti les autorités concernées, sans réponse. Alors j’ai contacté France 24 qui a mené l’enquête en 2020 », explique-t-il. Rapidement, ses employeurs comprennent que c’est lui qui a partagé les informations. Menacé à plusieurs reprises, il a dû s’exiler et déménager dans différents pays. Ils sont la démonstration que la coopération entre lanceurs d’alertes et journalistes peut être fructueuse.

Les exemples cités montrent que l’alerte, si elle se rattache à la liberté d’expression, a pour objectif non seulement de divulguer mais aussi de faire cesser des comportements illégaux et portant de graves atteintes aux droits de l’Homme. D’où l’idée que ce droit est un instrument qui permet de rendre effectifs les droits de l’Homme et de faire respecter les impératifs de l’État de droit. 

On a présenté le lanceur d’alerte comme celui qui, utilisant pleinement sa liberté d’expression, concourt à l’effectivité des droits de l’homme et au renforcement de la démocratie. Cette présentation, sans être fausse, n’occulte-t-elle pas une autre face, certes honorable mais moins flatteuse, de l’alerte, instrumentalisée par les institutions pour atteindre des objectifs qui leur sont propres et n’ont qu’un rapport très indirect avec l’intérêt général ? Mais lanceur d’alerte ne veut pas dire délateur, il faut protéger la dignité des personnes et éviter les dérives

L’instrumentalisation est plus patente encore, mais cette fois de la part de l’État, lorsque, comme c’est le cas aux États Unis, l’alerte est encouragée par des incitations financières. La perspective de récompenses peut pousser des salariés, témoins de pratiques illégales ou dommageables, à utiliser cette voie-là plutôt que les mécanismes de signalement interne mis en place par les entreprises. Enfin, l’incitation financière à dénoncer peut déboucher souvent sur des plaintes abusives suite à de fausses déclarations

Enfin, la juridicisation bride nécessairement l’action des lanceurs d’alerte dans la mesure où ils ne peuvent prétendre à une protection qu’à condition de respecter les règles qui encadrent l’alerte. Elle exclut à fortiori ceux qui se placent dans l’illégalité. Car s’il y a aujourd’hui consensus quant à la nécessité de protéger le lanceur d’alerte, il n’en va pas de même du désobéissant, en dehors des hypothèses où la loi reconnaît l’objection de conscience. Le « leaking » et plus largement la désobéissance civile, au demeurant, ne peuvent, par hypothèse, même pas faire l’objet d’un encadrement juridique, puisque leurs auteurs se placent en marge de la légalité.

L’institutionnalisation, si elle protège les lanceurs d’alerte, ne leur ôte-t-elle pas en même temps leur potentialité critique, leur capacité à « appuyer là où ça fait mal » ? Les seuls « lanceurs d’alerte » authentiques ne seront-ils pas, au bout du compte, les « leakers » et, plus généralement, les désobéissants ?

Dr Albert MENDY
Journaliste et 
professeur de communication

Section: