Publié le 13 Feb 2025 - 15:58

Lettre d’outre-tombe pour prévenir l’irréparable...

 

Je me fais l'écho de l'étudiant, Feu Matar Diagne, cette jeune pousse prometteuse, injustement accablée par la maladie et l'exclusion sociale, qui en est venue au geste suicidaire pour exprimer ses souffrances profondes et ses convictions d’impasses existentielles.

Une histoire bâtie sur la glaise fangeuse du désespoir...

 Je présume qu’il faut avoir connu une expérience de déréliction, d’abandon, d’anéantissement possible, et plus encore avoir gardé un certain accès à cette expérience-là, si lointaine qu’elle soit, si ravageante qu’elle ait pu être pour en venir au geste fatidique. Mais aussi appréhender à quel point notre nature clivante et le rejet de l’autre et de lui reconnaître un quelconque mérite dénotent d’une certaine névrose. Aurait-on vécu, d’aventure, une réactualisation récente de cette expérience d’abandon dans notre histoire proche, que cela pourrait faire pont et faciliter la rencontre, mais tout aussi bien se dresser comme un mur infranchissable entre soi et les autres...

Et ce drame fera certainement date en cherchant à montrer que même l’acte réputé le plus individuel et le moins prévisible, le plus prohibé était en réalité pris dans un flux de facteurs sociaux dont l’influence était à la fois contingente et incontestable.

Il est de ces suicides qui semblent résulter d’un vrai choix, d’une force d’âme, ou d’une appréciation subjective revendiquée.

Un langage des actes parmi les comportements auto-agressifs où le suicide émerge comme le souhait de prévenir la souffrance et d’éviter des situations d’indignité, l’ultime expression de la volonté et de la liberté individuelles même s'il est difficile d’affirmer que le suicide est toujours le fruit d’une liberté, tant il est souvent provoqué par une souffrance, un sentiment d’inutilité ou de perte de sens, une profonde déréliction.

Ce geste irréparable commis un élément de la relève du pays pour réveiller une société sourde, aveugle et indifférente à la souffrance de ses membres sonne comme un tocsin pour nous dire:

"Allô, vous m'entendez ? Il a fallu que je passe à l'acte et que soit six pieds sous terre pour que mon message puisse enfin trouver un écho?

 Entendrez-vous enfin mon message d'outre-tombe ? Du fond de l'abîme où je me trouve, je vous invite à vous arrêter un instant sur la manière de tenir le fil d'un lien tissé pour se rompre, sur une expérience humaine où l'indicible parle et fait grandir...

Mon histoire bâtie sur la glaise fangeuse du désespoir, parviendra-t-elle à instiller en vous la magie de l'écoute, à allumer une lumière de vie ?"

Comprendre pour mieux prévenir

Les suicide de jeunes et plus amplement les cas de désespérance que connaissent les étudiants sur le campus font florès. L’étudiant ne fait donc plus qu’étudier, il travaille pour payer ses dépenses et/ou réduire celles de sa famille. Par les responsabilités qui lui incombent et les difficultés quotidiennes auxquelles il doit désormais faire face, l’étudiant est entré de plein fouet dans les populations sensibles au risque de précarité et d'exclusion. Il cumule en effet des difficultés liées aux trois méta-dimensions de la précarité : économique ( travail alimentaire, faible rémunération, difficulté à régler les dépenses), social (vie sociale et familiale) et psychologique (épuisement, stress, stigmatisation).

Les étudiants présentent ainsi un temps et un espace propres et une gestion spécifique du quotidien qui permettent de les considérer comme un groupe social et l'État doit être plus présent pour leur apporter des filets de sécurité et d'écoute préventive.

Encore une fois, ça peut nous paraître irréel, mais nous devons collectivement comprendre cette réalité pour prévenir ces tragédies.

 En comprenant mieux, nous pourrons mieux détecter les signes avant-coureurs d’un risque de suicide, et apporter des solutions collectives et individuelles intelligentes afin que les personnes en détresse n’en viennent pas à de tels gestes.

Il est crucial que l’on applique un principe de précaution en nous dotant d’outils efficaces de détection et d’intervention auprès des personnes qui présentent un risque suicidaire ou homicidaire en corrélation avec la recherche universitaire et les centres de prise en charge psychologique et psychiatrique.

Toujours est-il que les harcèlements moraux participent aussi de cette maladie universelle qui, inévitablement, accompagne le cours des sociétés, à l’instar des espèces qui évoluent en jouant de la sélection naturelle.

Le névrosé est un drôle d’animal, le psychotique, lui, est plutôt inquiétant. L’homme avance avec la santé en rencontrant la maladie. Le psychisme est comme la physiologie, il secrète des pathologies et quelque part, nous sommes tous un peu malades mais la maîtrise est le plus souvent au rendez-vous et la rationalité, les vertus calment respectivement les psychoses et les névroses.

Il faut apprendre à vivre dans un monde où la folie n’est pas que passagère mais pointe son nez dès qu'il y a des orages dans notre quotidien.

  Aussi s'avère-t-il impératif et salutaire de réfléchir à une véritable politique sociale, plus précisément familiale et universitaire qui assure des filets de sécurité et d'assistance psychologique aux plus vulnérables avant que l'irréparable ne se produise. Il est tout aussi crucial de mettre en place, au regard de la récurrence des drames touchant notre jeune relève, des dispositifs d’alerte et de secours actifs et opérationnels pour écouter, secourir et protéger les personnes en profonde déréliction.

Transcender les conditionnements qui nous isolent...

Il urge qu’en tant que société, nous nous remettons en question en ne sacrifiant pas l'humain et la présence physique dans nos modes d'interaction.

 En effet, comment pourrions nous détecter la détresse profonde chez des individus et la prendre en charge efficacement quand les écrans ont remplacé les gens?

  Aujourd’hui, hommes et femmes préfèrent fixer les miroirs pour rêver un monde parallèle dont eux-mêmes feraient partie.

La société hypermoderne semble s’engloutir dans la contemplation enivrée d’un imaginaire visuel. Elle se regarde avidement dans le spectacle qu’elle se donne à elle-même. C’est une société sur écrans qui met le monde sur écrans, prend l’écran pour le monde et se prend elle-même pour ce qu’elle a mis sur écran.

Nous sommes à  l'ère du "Spectral" fantomatique. Cela entérine « une forme de disparition sociale ».

La trace numérique des êtres humains s’est substituée à leur présence physique.

Nous sommes ainsi conviés à transcender les conditionnements qui nous isolent ou nous clôturent dans le cercle restreint de nos relations immédiates pour nous ouvrir à tout être humain, quel qu'il soit.

Vivre moralement ne consiste donc pas d'abord à observer des commandements...

Il s'agit bien plutôt de vivre des relations vraies avec soi-même et avec l'autre, et ainsi, de se rendre responsable de sa propre vie et de celle d'autrui...

Il est clair que cette voix d'outre-tombe de Matar Diagne nous interpelle par son témoignage posthume poignant, de la façon dont nous autres, l'écoutant souvent désemparés pouvons réagir sur une ligne dévolue à la prévention du suicide et agir à décrypter ce qui se joue dans ces moments particuliers où s'épanche une détresse sans limite...

C'est un appel terriblement pathétique...

Un appel à l'écoute de la désespérance qui peut-être habite nos proches et parfois nous habite nous-mêmes. Un appel à la compassion envers ceux qui souffrent de désamour.

Un appel pour que, ayant reconnu désespérance et désamour, on œuvre pour s'en arracher. Si nous parvenons à traverser la désespérance pour aller au-delà, nous gagnerons à cette longue marche un approfondissement personnel, un ancrage plus juste dans le réel, dès lors plus d'humanité.

Par Khady GADIAGA,
11 février 2025

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