Publié le 10 Oct 2013 - 23:00
PAR BOUBACAR KANTÉ

Alassane Ndaw, un symbole de l'éternité philosophique

 

La communauté philosophique sénégalaise vient de perdre une référence intellectuelle et un symbole de la décolonisation de la pensée, avec le rappel à Dieu du professeur Alassane Ndaw, décédé mardi à Dakar, des suites d’une longue maladie. Il avait 92 ans.

Le "doyen des doyens" ne peut donc raisonnablement pas être pleuré, mais célébré au regard de ses nombreux ans, somme d’une vie accomplie au service de la philosophie qui est la prime de la rationalité. Une existence libre, mais critique que peuvent lui envier enseignants-chercheurs, amoureux de la sagesse ou simples adeptes initiés par la force irrésistible du concept.

Alassane Ndaw est un pionnier dont l’engagement théorique et le courage intellectuel ont fait se lever dans les années 1960, l’espoir d’un dire philosophique possible en Afrique. Il a montré la voie d’une démarche intellectuelle exigeante, puisque affranchie de présupposés et postulats renvoyant sans qu’on le dise vraiment aux limites d’une raison hellénique, occidentale qui a fait de l’âge d’or grec le tout de la pensée humaine.

‘’Philosopher en Afrique, c’est comprendre que nul n’a le monopole de la philosophie’’, avait coutume de dire "le premier de tous", "doyen des doyens", un enseignant connu pour avoir inauguré l’enseignement de la philosophie sur le continent africain, en Afrique francophone tout au moins.

A l’université de Dakar, en particulier au département de philosophie, Alassane Ndaw a couvé tout le monde, étant là avant tout ce petit monde d’enseignants sénégalais-africains –ça revenait à la même chose à cette époque – qui commençaient à affluer avec les indépendances. L’appel de l’africanisation du personnel universitaire se faisait alors d’autant plus pressant que la plupart des Etats africains accédaient à la souveraineté internationale.

La Société sénégalaise de philosophie (SOSEPHI) ne s’y est pas trompé, qui a organisé en janvier dernier une journée d’hommage à tous les pionniers, un moment d’effusion intellectuelle saisi par ceux qui parlent toujours de Alassane Ndaw comme d’un mentor, pour rappeler le rôle majeur joué par le "doyen des doyens" dans la tropicalisation de la réflexion philosophique.

‘’C’était un pionnier de +la pensée africaine+, titre de son chef d’œuvre préfacé par Léopold Sédar Senghor. (…) Il était très attentif aux jeunes c’est pourquoi il a créé le département de philosophie’’, dit de lui Souleymane Bachir Diagne, agrégé et docteur en philosophie de la Sorbonne (France).

‘’Je connais l’homme, c’est lui qui nous accueilli et nous a couvé de toute l’affection nécessaire. C’est une immense perte pour l’Afrique et le monde entier, puisqu’il était membre du comité directeur de l’Institut mondial de la philosophie’’, a déclaré M. Diagne, actuellement enseignant à l’université de Columbia (New York), dans une interview parue dans l’édition de jeudi du quotidien privé L’As.

‘’On l’appelait affectueusement le doyen des doyens. Il est le premier Africain noir, professeur de philosophie. Il a commencé à enseigner au Bénin où il a rencontré également Paulin Hountondji, l’autre penseur africain’’, confirme-t-il en revenant sur le parcours de celui qui fut le premier Sénégalais doyen de la Faculté des lettres de l’université de Dakar.

Il est vrai que la dimension humaine et intellectuelle du professeur Alassane Ndaw a pu être occultée par la portée monumentale de son livre ‘’La pensée africaine’’. Il est tout aussi vrai que les enseignants et chercheurs de la nouvelle génération retiennent de lui ce livre plutôt qu’une autre publication.

Nul doute donc que "La pensée africaine", à l’origine une thèse de doctorat d’Etat présentée à la Sorbonne a contribué à asseoir son mythe et son autorité intellectuelle, au moins autant que ce livre a pu sembler reléguer au second plan le reste de sa contribution à la philosophie.

Cette œuvre publiée en 1980, aux Nouvelles éditions africaines (NEA), est singulière non pas seulement parce que considéré comme la première thèse sur la culture noire à obtenir la mention "très honorable" en France, mais aussi et surtout en considération de qu’elle a sans doute suscité un débat encore non tranché entre ethnophilosophies et "europhilosophes" et dont les termes ont tout à avoir avec une question générique : existe-t-il oui ou non une philosophie africaine?

Les ethnophilosophes ou désignés comme tels partent de la culture et de la civilisation traditionnelles africaines pour stipuler l’existence d’une ‘’philosophie collective, immuable, commune à tous les autres Africains, quoique sous une forme inconsciente’’, pour reprendre le bon mot d’une critique de fond du philosophe Béninois Hountondji.

Ce à quoi les seconds ont toujours répondu par un argumentaire apparemment imparable. La philosophie et l’histoire, voire toute réflexion axée sur ces deux disciplines, ne sont possibles sans la science critique dont seule la Basse antiquité grecque peut se prévaloir.

Un débat encore nourri, aux prolongements politiques, économiques et sociétales, qui devrait décider du destin de la modernité africaine et qui se renouvelle par la perspective absolument uniformisante de la mondialisation.

Autant dire que le professeur Alassane Ndaw a fait œuvre de pionner et est resté visionnaire jusqu’au bout. Comme attendu d’un philosophe qui a vécu dans l’éternité de la pensée toute-puissante.

 

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