Publié le 24 Jun 2025 - 13:10

Politique carcérale et droits des détenus au Sénégal

 

Naguère considérée comme un monde à part, la prison suscite un intérêt croissant. Il est vrai que l’invocation de valeurs humaines et démocratiques est peu compatible avec la réalité carcérale sénégalaise déshumanisante. Cette dernière reste marquée par des problèmes récurrents et une visite récente d’un établissement pénitentiaire, comme la célèbre maison d’arrêt de Rebeuss, nous pousse à reprendre l’exclamation d’un parlementaire français qui n’avait pas hésité, dans des circonstances similaires, à parler de « honte pour la République » (Rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale française sur la situation dans les prisons françaises - 27 juin 2000, p.11).

L’emprisonnement est une forme de torture, un traitement inhumain et dégradant, souvent cruel sous nos cieux. Dans la doctrine occidentale, l’emprisonnement, comme privation de liberté, est une conception relativement récente, puisque jusqu’au 16e siècle, la prison n’était, en Europe, qu’un lieu de sûreté pour les accusés en attente de jugement, les condamnés avant l’exécution de leur peine (mort, châtiments corporels, bagne) et les dettiers. Cependant, bien que les auteurs occidentaux n’en fassent pas état, l’emprisonnement remonte à une époque bien plus ancienne. En guise d’exemple, le Prophète Joseph ou Youssouf, qui a vécu des millénaires avant Jésus Christ, a été emprisonné en Egypte pendant des années, selon la loi en vigueur à l’époque pharaonique, et a même trouvé d’autres personnes en prison. Cependant, les religions révélées ne semblent pas inclure l’emprisonnement dans la palette des sanctions pénales, au même titre que la tradition africaine. A titre illustratif, l’Islam privilégie l’indemnisation pour le crime le plus grave qu’est l’homicide (Sourate 2 - Verset 178) (qu’en est-il alors des délits qui sont moins graves). Il en est de même pour la tradition africaine, tel qu’il ressort d’une étude du Professeur Adedokun A. Adeyemi intitulée « Personal Reparations in Africa : Nigeria and Gambia in Alternatives to imprisonment in comparative perspective ».

En réalité, l’emprisonnement est, comme susdit, une forme de torture et que la torture est « naturellement » abhorrée.

Au Sénégal, la politique carcérale, qui est un corollaire de la politique pénale, comporte des insuffisances sous diverses formes avec comme principal victime le détenu. Dans notre système pénal, la prison est malheureusement la principale réponse institutionnelle à la criminalité. L’appareil judiciaire, pourvoyeur de détenus, n’use pas suffisamment des alternatives à l’incarcération. Une carence qui a des conséquences aussi graves que celles du surencombrement carcéral et de la promiscuité, lesquels sont le lit de plusieurs abus comme les viols et les règlements de compte, sans parler des maladies psychiques et physiques contractées par les détenus ; cela a tendance à déshumaniser ces derniers et à les priver de droits élémentaires, alors que « la justice ne saurait s’arrêter à la porte des prisons » (CEDH, Campbell et Fell, 28 juin 1984). A cela s’ajoute ce qu’un médecin qualifie de « torture blanche » pour désigner la cellule disciplinaire, une prison dans une prison, alors que la seule sanction légitime à l’encontre du détenu est la privation de liberté prononcée par l’autorité judiciaire.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la surpopulation carcérale n’est pas le résultat d’une lutte efficace contre la délinquance et la criminalité. Il en faut pour preuve les exemples de pays comme les Etats Unis, le Mexique, le Brésil et l’Afrique du sud où, malgré un taux d’incarcération élevé, la criminalité est en constante hausse au point de devenir inquiétante ; alors qu’en Allemagne, en Suède ou au Canada, avec une politique moins répressive, on n’a pas remarqué une recrudescence de la criminalité (voir ONUDC ; Roy Walmsley, World Prison Population List, 9th edition). Pire, l’emprisonnement a pour effet d’envoyer certaines personnes à « l’école du crime » d’où elles vont ressortir avec plus d’ingéniosité criminelle. C’est pour cette raison que le taux de récidive ne cesse de monter. Déjà en 2012, il était de 17% de la population pénale (Direction de l’Administration Pénitentiaire, Rapport d’activités 2012, p.75) et ce pourcentage a probablement augmenté.

L’une des causes de la surpopulation carcérale est la présence dans les prisons de personnes qui n’auraient pas dû y être, ou la présence trop longue de celles-ci du fait d’un traitement peu diligent de leurs dossiers. Pour ce dernier cas, suivant les propos de l’ancien Président Abdou DIOUF, tenus lors de la rentrée solennelle des cours et tribunaux du 6 novembre 1981, « si la lenteur est, dans certains cas la condition d’une bonne justice, trop de lenteur, dans d’autres cas, constitue la négation même de la justice » (Doudou Ndoye, Le juge d’instruction et les libertés individuelles au Sénégal n° 2, 2003). Une réflexion sérieuse sur la décision d’incarcération (détention provisoire et condamnation à une peine d’emprisonnement ferme) peut avoir le mérite de voir s’il n’est pas pertinent de la limiter qu’aux cas nécessaires et l’éviter lorsqu’elle est inutile ou nuisible.

Punit-on un acte ou une personne ou les deux ? Beaucoup de magistrats pourraient avoir du mal à répondre à cette question. Ceux qui n’ont pas de réponse devraient alors expliquer le mandat de dépôt décidé ou la peine d’emprisonnement requise ou prononcée. L’incarcération doit viser un objectif ; à défaut, ce serait une justice aveugle et arbitraire. En effet, la privation de liberté doit être justifiée comme étant une mesure inévitable visant un objectif social essentiel qui ne peut être atteint autrement. Aujourd’hui, il est apparu évident que la « délinquance zéro » est une utopie autant que la « tolérance zéro » est un totalitarisme. Le « tout carcéral » ne satisfait pas forcément la victime encore moins la société. On constate par contre que le recours quasi systématique à l’emprisonnement est à l’origine de nombreux maux dont la surpopulation carcérale qui, elle, entraine des conditions de détention inhumaines et dégradantes, en violation de toutes les normes. En outre, il n’a pas permis d’améliorer la sécurité publique et coûte cher, alors que la plupart des objectifs qu’il vise peuvent être atteints par d’autres types de sanction moins onéreux. Entre parenthèses et en caricature, on mobilise des agents de police et un véhicule de police qui fonctionne au carburant pour aller arrêter un consommateur de chanvre indien ; puis on mobilise pendant plusieurs minutes un enquêteur et on s’approvisionne en papier pour pouvoir imprimer plusieurs pages d’un procès-verbal d’enquête. Après cela, le véhicule est utilisé pour déférer cette personne devant le procureur. Ce magistrat est mobilisé pendant des minutes pour étudier cette procédure avant d’imprimer un procès-verbal pour ensuite interroger cet usager de drogue et le placer sous mandat de dépôt. Son acte va mobiliser des agents et un véhicule de l’administration pénitentiaire pour déposer le mis en cause dans une prison où on mobilise des agents qui le logent, le surveillent, le nourrissent … avant de le transporter, au bout de quelques jours, pour le présenter à trois juges, un procureur, un greffier et d’autres agents mobilisés pour examiner le dossier et passer des minutes à juger ce consommateur de stupéfiants. Si la personne est condamnée, il faudra encore mobiliser des agents pour le transporter à la prison, le loger, le nourrir … et au bout de quelques jours, ce prévenu est libéré et le cycle peut reprendre. L’Etat aura dépensé beaucoup d’argent et mobilisé beaucoup de fonctionnaires pour un résultat dont l’efficacité peut être remise en cause. Ce constat est valable pour la poursuite et le jugement de beaucoup d’autres infractions.

Nous sommes interpellés depuis des décennies sur notre politique pénale, en général, et notre politique carcérale, en particulier. En effet, la Déclaration de Kampala du 21 septembre 1996 sur les conditions de détention en Afrique avait eu à relever « l’efficacité limitée de l’emprisonnement » et son coût pour la société dans son ensemble, et la Déclaration de Kadoma sur les alternatives à l'emprisonnement en Afrique de 1997 avait exhorté nos pays à strictement limiter l’usage de la prison « à une mesure de dernier recours », en rappelant que « les prisons gaspillent des ressources et un potentiel humain déjà limités, alors que la majorité des personnes détenues ne constituent pas une menace réelle pour la société ».

En vérité, indépendamment des poursuites, la prison ne devrait être réservée qu’aux atteintes les plus graves à l’organisation de la vie sociale et aux valeurs essentielles de la société. Il y a une panoplie d’infractions pour lesquelles la détention provisoire et/ou la condamnation à une peine d’emprisonnement ferme ne semblent pas être nécessaires, sauf en cas de récidive, comme la détention de drogue en vue de l’usage, le vol « simple » ou dont l’objet a été « restitué » ou n’a pas de grande valeur ou encore accompagné de certaines circonstances, l’abus de confiance, l’escroquerie ou le recel portant sur des sommes peu importantes ou des biens de valeur moindre, l’injure et la diffamation, les rassemblements pacifiques, le vagabondage et la mendicité, l’homicide involontaire et les blessures involontaires, les outrages et offenses, les délits excusables, … etc.

Il y a aussi des catégories de personnes qui n’ont pas leur place en prison. Pour le toxicomane, la prison ne peut en aucun cas être un centre de désintoxication et d’appui psychologique. Par ailleurs, ces personnes dépendantes de drogues (y compris l’alcool) ont tendance à verser dans d’autres activités délictuelles pour s’offrir l’objet de leur dépendance ou les moyens de s’en procurer. La désintoxication va donc non seulement permettre de réduire les infractions liées à la drogue et la surpopulation carcérale, mais elle va aussi favoriser la prévention de nombreuses autres infractions et par ricochet, améliorer la sécurité publique.

 Concernant les détenus âgés et ceux qui ont des troubles du comportement (le Rapport d’activités de la Direction de l’Administration pénitentiaire de 2011, faisait état, à sa page 101, de 464 cas de trouble psychique relevés dans la prison de Rebeuss), leur incarcération ne rentre pas dans le champ des missions de garde et de réinsertion de l’Administration pénitentiaire, et un établissement pénitentiaire est inadéquat pour leur situation. Il en est de même pour les détenues en état de grossesse avancé et celles ayant des enfants en bas âge. D’ailleurs, la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant incite, en son article 30, les Etats parties « à prévoir un traitement spécial pour les femmes enceintes et les mères de nourrissons et de jeunes enfants qui ont été accusées ou jugées coupables d’infraction à la loi pénale », et les engage notamment à « veiller à ce qu’une peine autre qu’une peine d’emprisonnement soit envisagée (et) veiller à interdire qu’une mère soit emprisonnée avec son enfant (…) ». S’agissant du mineur en conflit avec la loi, la détention ne permet pas sa prise en charge comme dans les structures éducatives spécialisées, et l’enfermement a des effets déstructurants, surtout que le profil de celui qui est envoyé en prison est généralement celui d’un jeune sans repères moraux ou civiques, cumulant des carences affectives, scolaires, et éducatives. A ce propos, le Professeur Philip D. Jaffé relevait, lors d’un séminaire sur la justice juvénile organisé au Centre de Formation Judiciaire du 14 au 19 avril 2013, que des études ont montré que 95% des mineurs qui échappent à la justice juvénile deviennent de bons citoyens à leur majorité, alors que ceux qui sont pris dans ce système sont plus enclins à devenir des délinquants.

Cependant, on note chez les magistrats du parquet, de l’instruction et de la juridiction de jugement un réflexe carcéral. Lorsque des poursuites sont enclenchées, la probabilité pour le mis en cause d’être placé sous mandat de dépôt ou de subir une peine d’emprisonnement ferme est très forte. L’incarcération est quasi systématique. Les alternatives à la détention prévues par les textes ne sont pas rendues effectives par les procureurs et les juges et comme le brocardent certains procureurs : FD = MD (flagrant délit égal mandat de dépôt).

Pourtant, les textes internationaux et internes relatifs à la détention provisoire soulignent que la liberté est le principe et que la détention est l’exception, et celle-ci doit demeurer une mesure strictement et évidemment nécessaire (pour paraphraser l’article 8 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen reprise dans plusieurs constitutions dont celle sénégalaise). Mais dans la pratique, c’est le contraire au point qu’un magistrat, surtout du parquet, devrait justifier la mise en liberté d’un individu plutôt que de justifier le mandat de dépôt.

En fait, c’est à partir de la formation initiale du magistrat sénégalais que les paradigmes doivent changer. Il apparait que le jeune magistrat sénégalais est « formaté » comme le magistrat des années 80 et 90, à la seule différence qu’on lui a ajouté des cours qui l’aident à se spécialiser dans certaines matières juridiques. Je n’ai personnellement pas échappé à cette réalité pendant des années, même après un cursus à l’Institut des Droits de l’Homme et de la paix (IDHP) de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Il m’a fallu une seconde spécialisation en droits humains à Bruxelles et un survol du système judiciaire belge éprouvé par la jurisprudence de la CEDH, pour arriver à une perception différente.

Le Centre de formation judiciaire devrait contribuer au changement de paradigme, tant dans la formation initiale que dans la formation continue, en intégrant des modules sur les droits humains (notamment la philosophie des droits humains et les systèmes et mécanismes de protection des droits humains), le droit du procès équitable, le droit pénitentiaire (droit de la prison et des personnes détenues), la pénologie (étude des sanctions et de leur mode d’exécution), la criminologie (causes du phénomène criminel) …

A la suite du magistrat, les membres de l’Administration pénitentiaire ont du mal à assurer leurs missions, à cause de la surpopulation carcérale, de l’insuffisance de leurs effectifs, de la vétusté et de l’inadéquation des locaux servant de prison. La vétusté et l’inadéquation s’expliquent principalement par le fait que beaucoup établissements pénitentiaires datent de l’époque coloniale ou n’étaient pas destinés à cet usage (la prison de Saint Louis a été construite en 1863, la prison de Rebeuss a été inaugurée en 1929, celle des mineurs de Hann fonctionne depuis 1943, et celle du camp pénal de Liberté VI a été bâtie en 1943). A cela, s’ajoute un paradoxe en prison qui est l’inégalité entre les détenus, à savoir un traitement distinct entre les riches et les pauvres, les célébrités et les anonymes.

Une politique pénale digne d’un Etat de droit ne saurait occulter la question des conditions de détention. Celles-ci doivent être capables de sauvegarder la dignité humaine qui, est, avec la liberté, l’essence des conventions relatives aux droits humains. Il urge donc de changer les conditions de détention. On pourrait toutefois s’interroger, à l’instar de Claude Veil et Dominique Lhuilier (La prison en changement, 2000), pour savoir en quoi consistent ces changements ? Des changements dans la prison, ou des changements de la prison ? Nous estimons qu’il s’agit des deux.

Même si, comme le disait Robert Badinter « le corps social ne supporte pas que les détenus vivent mieux que la catégorie sociale la plus défavorisée de la société », il faudrait que chacun arrive à comprendre que le bien-être de la prison est le garant d’une société sûre. En outre, la prison ne doit pas être un moment de quasi non-droit ou de « droits au conditionnel » pour le détenu. L’emprisonnement d’une personne impose nécessairement une responsabilité particulière à l’Etat vis-à-vis de celle-ci.

Mamadou Doudou SENGHOR

Docteur en droit, Magistrat

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