ENTRE EXCES D’OFFRE ET MANQUE DE DEBOUCHES

Alors que le Sénégal a réalisé d’importants progrès dans le développement de sa production maraîchère, en particulier dans les filières de l’oignon et de la pomme de terre, le secteur se trouve aujourd’hui confronté à une surproduction structurelle. Ce paradoxe – produire plus mais écouler moins – souligne les limites d’une croissance non planifiée, mal arrimée aux débouchés réels et à une logistique encore insuffisante. Une réponse durable exige une régulation stratégique et une meilleure intégration de l’agriculture à l’industrie.
En 2025, la production nationale d’oignons a atteint 450 000 tonnes, un record historique, contre 412 000 tonnes en 2024 et seulement 210 000 tonnes en 2023. Cette progression rapide a permis de couvrir largement les besoins du pays, estimés à environ 350 000 tonnes, générant un surplus de 100 000 tonnes. En réaction, le gouvernement a suspendu les importations d’oignons à partir du 25 janvier 2025.
La même tendance s’observe pour la pomme de terre. En 2025, la production a atteint 240 000 tonnes, alors que les besoins de consommation varient entre 130 000 et 150 000 tonnes, soit un excédent de 90 000 à 110 000 tonnes. Là encore, l’État a décidé de suspendre les importations, en misant sur la transformation locale et le stockage pour valoriser cet excédent.
Autrefois, le Sénégal écoulait une partie de ses surplus sur le marché mauritanien. Ce débouché s’est rétréci au profit du Maroc, qui, grâce à des rendements agricoles plus élevés et à une logistique performante, a réussi à s’imposer sur ces marchés. Le Maroc dispose en effet d’un avantage comparatif : ses coûts de production sont plus faibles, et ses infrastructures de conservation et d’exportation bien plus développées.
Face à cette situation, une régulation naturelle va s’opérer : certains producteurs vont envisager d’abandonner l’oignon et la pomme de terre au profit d’autres spéculations. Mais cette évolution risque d’être désordonnée et pourrait fragiliser les revenus des petits producteurs.
Réguler par l’incitation, structurer par la logistique
Il est impératif que l’État accompagne cette transition par une régulation active et anticipatrice. Cela suppose d’agir à trois niveaux : la planification incitative de la production, le développement de logistiques de conservation et de transformation, et une meilleure organisation des circuits de commercialisation.
Une opportunité stratégique réside dans la diversité agro-climatique du territoire. Par exemple, les Niayes et la vallée du fleuve Sénégal n’ont pas les mêmes calendriers culturaux. Il est donc possible de caler les périodes de récolte de manière complémentaire, afin d’étaler les arrivages sur les marchés et d’éviter les surproductions saisonnières ou conjoncturelles.
Conservation et stockage : un maillon stratégique mais pas une panacée
La conservation est souvent perçue comme une réponse immédiate à la surproduction. Mais il est important de rappeler deux choses essentielles :
1. La conservation n’est pas une solution suffisante si le problème de la compétitivité-prix et des débouchés n’est pas résolu. Des infrastructures peuvent être construites mais rester sous-utilisées si les produits stockés ne trouvent pas preneur à un bon prix.
2. La conservation commence en amont : elle ne se résume pas à un équipement en aval de la filière. Elle implique aussi le choix de semences adaptées, l’usage d’intrants appropriés, et des techniques culturales qui optimisent la durée de vie des produits après récolte.
Trois leviers pour une sortie durable de crise
Pour sortir durablement de cette impasse, trois axes sont prioritaires :
1. La transformation artisanale et industrielle
Une des pistes les plus prometteuses consiste à valoriser localement les excédents à travers des activités de transformation simples, peu capitalistiques et créatrices d’emplois. Plusieurs expériences internationales peuvent inspirer le Sénégal :
- En Inde, les surplus d’oignons sont transformés en flocons ou poudre par des coopératives.
- Au Kenya, des PME fabriquent des chips et frites précuites de pomme de terre.
- En Tunisie, des groupements féminins transforment les oignons en pâte prête à l’emploi.
- Au Bangladesh, des pickles à base d’oignon ou de pomme de terre sont commercialisés localement ou exportés.
- Au Pérou, la pomme de terre est transformée en flocons séchés ou farine (papa seca).
Ces exemples montrent qu’il est possible de créer des micro-unités de transformation dans les zones excédentaires comme les Niayes ou la vallée du fleuve. Cela réduirait les pertes post-récolte et stimulerait la consommation locale.
2. L’exportation ciblée
Il faut diversifier les débouchés extérieurs, mieux intégrer les standards de qualité et réinvestir les marchés perdus, notamment en Afrique de l’Ouest et auprès des diasporas.
3. L’intensification maîtrisée
Produire davantage n’est pas en soi problématique, à condition de le faire de manière plus efficace : avec moins de pertes, une qualité améliorée et des coûts compétitifs. Cette intensification doit s’appuyer sur le regroupement des petits producteurs au sein de coopératives capables de mutualiser les équipements (tracteurs, forages, chambres froides) et de bénéficier d’un appui technique structuré. Or, c’est précisément cet encadrement public qui fait défaut aujourd’hui dans le secteur maraîcher, limitant les gains de productivité et la pérennité des efforts engagés.
Conclusion – L’intégration agriculture-industrie : maillon essentiel d’une chaîne de valeur
Le Sénégal dispose d’un capital humain jeune, abondant et engagé dans l’agriculture. Ce potentiel considérable reste toutefois bridé par un manque d’équipements, des infrastructures logistiques insuffisantes et, surtout, l’absence d’une réelle articulation avec l’industrie. Pour sortir durablement des cycles de surproduction et de gaspillage, l’agriculture ne peut plus rester un secteur isolé. Elle doit devenir le socle d’un écosystème intégré, où la transformation agroalimentaire, la distribution et l’exportation sont pensés ensemble, dans une logique de chaîne de valeur cohérente et compétitive.
Par Pr Amath Ndiaye FASEG-UCAD