Publié le 2 Aug 2025 - 21:06
OMAR BRAMS MBAYE (RÉALISATEUR DU FILM DESTIN D’UN MIGRANT

‘’Quand j’ai vu les corps en état de décomposition…’’ 

 

´´Destin d’un migrant’´ est l’une des œuvres représentant le Sénégal à la 5e  édition du festival Image du Fleuve de Boghé, en Mauritanie. À cette occasion, le réalisateur est revenu, entre autres, sur les coulisses de la création de ce documentaire qui retrace le parcours des migrants, tout en abordant les politiques actuelles à l'échelle internationale. Ce film est  particulier, car réalisé par un cinéaste au regard intérieur et authentique: le Sénégalais Omar Brams Mbaye.

 

Comment vous est venue l'idée de réaliser le film ‘’Destin d'un Migrant’’ ? Et qu'est-ce que ce film apporte de plus par rapport aux nombreux autres qui traitent le même sujet ?

De nombreux jeunes meurent en mer.  J’en ai discuté avec mon père qui vit à Paris. C'est de là qu'est venue l'idée de faire un film. Donc, je suis allé le rejoindre à Paris. Au début, nous pensions à une fiction. Finalement, nous avons décidé de rester sur un documentaire pour pouvoir recueillir plus d'informations et faire un travail préparatoire avant de démarrer le tournage. Il fallait établir cette relation de confiance entre l'équipe de production et les différents intervenants tels que les ONG mais aussi les migrants de retour.

Ce film retrace le parcours des migrants, tout en abordant les politiques actuelles à l'échelle internationale. Il interpelle aussi les États, en particulier en Afrique, pour que leurs dirigeants fassent de la politique de la jeunesse une priorité. Et grâce à Dieu, depuis que ce film est sorti, on a vu que c'est un levier très essentiel pour faire face à la lutte contre la migration irrégulière. L'Afrique a perdu vraiment beaucoup de jeunes qui étaient qui pouvaient rester ici et faire partie de ceux qui vont diriger nos pays.

Que symbolise le titre du film ?

 Je voulais intituler le film ‘’Le destin d'un clandestin’’.  Mais au fil du temps, le mot clandestin est devenu interdit. Donc, on était obligé de le changer. C'est pourquoi on est passé de "Destin d'un clandestin" à "Destin d'un migrant". Un migrant n'est pas juste celui qui prend les pirogues ou le désert, il est celui qui se déplace. Et comme ce film interpelle à la fois les gens qui sont en Europe, aux États-Unis, les migrants de retour, les potentiels migrants, les gens qui ont réussi comme ceux qui n'ont pas réussi, on voulait avoir un titre qui accroche pour que chacun puisse s'identifier en fonction de ce titre.

Ce film est revenu, entre autres, sur les causes et les conséquences de la migration. Parmi les causes, vous avez évoqué la question des accords de pêche…

Oui, il faudrait savoir qu'aujourd'hui les passeurs, ce sont les pêcheurs. Ces gens ne peuvent plus vivre de leur métier. La pêche est plus qu'un métier au Sénégal, c'est une tradition. Et beaucoup de personnes ont fait la transition en passant de pêcheurs à passeurs. Pourquoi ? Parce qu'on a eu à faire des contrats de pêche sur des années qui n'ont pas arrangé les pêcheurs. Sur quelques kilomètres, ils pouvaient rentrer avec une variété de poissons.

Les accords de pêche ont eu un impact dévastateur. Les pêcheurs, même après avoir parcouru des kilomètres, rentraient systématiquement bredouilles. Face à cette situation, ils ont cherché d'autres alternatives. Grâce à leur équipement (le moteur), ils peuvent atteindre les côtes mauritaniennes, à Nouadhibou, une région qui partage une frontière maritime avec l'Espagne.

Profitant d'une forte demande, des jeunes, prêts à investir beaucoup d'argent, se sont organisés pour utiliser ces pirogues et traverser. C'est ainsi que le phénomène a commencé. Aujourd'hui, comme je vous l’ai dit, la majorité des passeurs sont des pêcheurs qui, ne pouvant plus vivre de leur métier, ont été contraints de se reconvertir.

Donc l'exploitation des ressources naturelles par les sociétés étrangères est une des causes de ce phénomène selon vous?

Oui, en fait, c'est aussi une cause. Pourquoi ? Parce qu'en Afrique, nous avons la chance d'avoir des terres fertiles, d'avoir beaucoup de matières premières, notre problème, c'est au niveau de l'industrialisation. Aujourd'hui, on n'a pas de sociétés de transformation des produits halieutiques, des matières premières et tout. Toutes ces sociétés qui s’y activent appartiennent à des Européens. En conséquence, les matières premières sont vendues brutes. Je donne l'exemple du café aujourd'hui. En fait, l'Ivoirien qui produit le café le revend à une société étrangère basée en France. Cette même société se charge de la transformation. Quand la société achète aujourd'hui le kilo de café à 50 centimes et qu'elle vend une tasse à Paris à 2 euros, la différence est énorme.

C'est pourquoi, l'idée c'était de pouvoir attirer l'attention sur la manière dont on gère nos ressources. Nous devons mettre en place un mécanisme de transformation de matières premières pour pouvoir au moins permettre à ces jeunes de rester sur place, d'avoir un travail, de gagner leur vie. Il faut aussi, au moins, moderniser ce système avec lequel on travaille depuis des années et qui ne permet pas à l'Afrique de pouvoir se développer, s'industrialiser, alors que les Européens, ils ont compris.

‘’Destin d'un migrant’’ ne parle pas seulement de ceux qui utilisent la pirogue. Ceux qui empruntent d'autres voies sont concernés…

 Oui, parce que comme je l’ai dit, le migrant, c'est celui qui se déplace. Se déplacer, c'est un droit fondamental. Aujourd'hui, les jeunes prennent n'importe quel canal pour regagner les côtes européennes à la quête d'une vie meilleure… C'est pourquoi  il est important de pouvoir tous les identifier pour au moins comprendre tout ce mécanisme qui leur permet d'emprunter ces voies qui sont souvent des voies très dangereuses. Au cours de leur parcours, plus de 80% ne reviennent plus. Ils perdent la vie parce que soit ils sont torturés, soit ils sont emprisonnés. En fait, il y a beaucoup d'aléas.

Y a-t-il un moment qui vous a le plus touché lors du tournage?

Oui, je vous renvoie au cimetière des migrants (Jardin d’Afrique) parce que j'étais allé tourner au Cimetière des migrants qui est à Zarzis, en Tunisie,  au niveau de la frontière entre la Libye et la Tunisie. J’y ai interviewé Chamsedine Marzouk. C’est un ancien pêcheur. Il a mis en place ce cimetière où il a enterré plus de 2 000 migrants subsahariens. Une seule personne a été identifiée du nom de Rose Maria, une enseignante d'origine nigérienne. Il m'a montré deux tombes où il a enterré une mère et sa fille. C'est toujours à voir. Ces images nous marquent. Elles restent en tête. Quand j’ai vu les corps en état de décomposition, ça m’a écœuré.  C’est écœurant de voir le corps de gens qui sont morts dans des conditions atroces. La partie qui m'a le plus marqué c'est au cimetière.

Pourquoi le tournage du film a duré 11 ans?

Pour débuter le tournage, il a été nécessaire d'établir d'abord une relation de confiance et de faire un travail préparatoire pour identifier les participants potentiels. Parallèlement, nous avons dû composer avec le calendrier des organismes ciblés dans les 14 pays où nous avons tourné. C'était un véritable défi. Une fois les intervenants trouvés, nous devions consolider cette relation de confiance afin qu'ils puissent s'exprimer librement et sans contrainte. Un migrant qui a été torturé, quand il revient souvent au pays, porte des séquelles. Donc, il se renferme sur lui-même, il faut vraiment leur tendre la main, créer ce lien très fort afin de leur permettre de pouvoir au moins parler librement. 

Au-delà de ça, il y avait un problème de moyens. Un film de cette ampleur qu'on tourne à l'échelle internationale, ça demande beaucoup de moyens et c'était en auto-production. J’étais obligé d'aller chercher de l'argent, le mettre dans le projet et déplacer les équipes. Ensuite, il y a eu une convention avec la direction cinématographique au moment de la post-production, ce qui a permis aussi au film de voir le jour. Mais après ce n'était pas évident au début…

Le film a été diffusé dans différents pays pour sensibiliser sur le phénomène de la migration irrégulière. Comment comptez-vous poursuivre ce projet?

Le film a été diffusé dans de nombreux pays et a même été sélectionné dans plusieurs festivals, où il a représenté le Sénégal. Grâce à cela, et par la grâce de Dieu, nous avons remporté trois prix, dont celui du meilleur long-métrage international.

Et aussi, on a commencé des diffusions au niveau national. Il y a des films qui sont faits juste pour faire les festivals, c'est-à-dire ça reste entre professionnels, mais ‘’Destin d'un migrant’’ est un film de sensibilisation qui interpelle aussi cette jeunesse.  Il est important de pouvoir organiser des débats de proximité avec les migrants de retour présentés dans le film. Cela leur permettra de discuter et de sensibiliser les jeunes sur les dangers liés à la migration irrégulière.

On a déjà fait six dates, donc on a projeté à Saint-Louis, Louga, Mbour, Joal, Palmarin, avec l'ambassade de Suisse. C'était bien parce que les gens (les associations, les jeunes, les GIE, les femmes, etc.) se sont sentis concernés. Après, ce qui est important est que chaque personne devienne un relais. On est en train de voir aussi avec la Direction cinématographique comment on peut élargir le champ de diffusion pour que ça puisse atteindre l'ensemble du territoire national.

Après trois prix, ce film est aussi sélectionné au festival Images du fleuve de Boghé. Quel est le sentiment qui vous anime ?

C'est toujours une fierté de représenter son pays, et de voir que son travail a été primé. L’art est libre, il n'y a pas un film qui est bon ou un film qui est mauvais, on fait un film en fonction d'une certaine réalité. Et ce film, pour moi, c'est une satisfaction, parce que ça montre au moins que les gens sont en train de suivre cette actualité.

Aujourd'hui, je suis fier qu’il soit sélectionné en Mauritanie, parce que c'est un peuple frère. Les Mauritaniens sont aussi nos voisins avec qui on a un lien très fort, un passé en fait commun, et puis ça nous permet aussi de faire des échanges entre professionnels, et de voir aussi leur façon de tourner. Tout ça, c'est important. La culture est devenue universelle. Il faut souvent profiter de ce que fait l'autre pour pouvoir au moins enrichir aussi son parcours. En somme, je suis très content d'être là. Et ça me permet aussi de découvrir d'autres zones de l'Afrique.

 Par rapport à votre parcours, vous avez fait votre début au théâtre. Qu'est-ce qui vous a amené au cinéma ?

J’ai eu la chance d’avoir des grands-frères qui sont dans le milieu. Nous sommes trois réalisateurs, et parmi ces trois de la famille, je suis le plus jeune. Peut-être que je suis la personne la plus remarquée, mais il y en a d'autres. Mon grand-frère Pape Alioune vient tout juste de sortir son film documentaire, qu'il a tourné au Sénégal et au Rwanda, sur les massacres rwandais. Donc, depuis jeune, j'ai trouvé cette organisation ancrée dans notre famille grâce au théâtre populaire. Je me suis intégré très tôt; ils m'ont encadré. Et c'est de là que j'ai eu le goût à l'écriture. Après le Bac, j'ai fait des cours de Droit avant de m'orienter vers le cinéma, parce que c'est quelque chose qui est dans mon cœur, depuis tout petit. J’ai lancé ma première série du nom de ‘’Minna Ndakarou’’ qui a été une réussite.

Il y a ensuite ‘’Eutou Bira’’, mais aussi  d'autres tournées qu'on a faites avec des sociétés étatiques, des sociétés locales. Et je me suis intéressé au documentaire. D’ailleurs, c’est ma première production en tant que documentaire long-métrage international. Cette expérience que j'ai acquise au fil du temps, ça m'a aidé à pouvoir au moins faire ce documentaire. J’ai eu un oncle, du nom de Thierno Faty Sow qui nous a aussi formés. C’est lui qui a fait la réalisation du ’’Camp de Thiaroye’’ et ‘’Guelewar’’ avec Sembène Ousmane. Donc, on a hérité de cette chance, ce qui nous a permis au moins d'avoir un peu d'expérience.

Le cinéma est confronté à certains défis, dont celui du financement. Que faut-il selon vous pour faire face à ces défis ?

Le cinéma est un métier très difficile, qui demande beaucoup de moyens. Mais je pense que rares sont les pays africains qui disposent d'un fonds. Cela nous permet aujourd'hui de faire de très bonnes productions. Nous, au moins, avons cette chance de disposer du fonds Fopica via la direction cinématographique, que je salue au passage. - Le film ‘Destin d’un migrant’ a été accompagné par la direction cinématographique. Il faut se battre;  il y a toujours des choses à faire, il y a toujours des choses à rectifier.  Il va falloir mieux l'organiser, mettre beaucoup plus de moyens pour permettre aujourd'hui à cette nouvelle génération, de pouvoir faire des productions de qualité, pour pouvoir être opérationnels au niveau international. Dans les festivals, il y a des films qui ont été financés à hauteur de centaines de millions. Si les pays comme le Burkina, la Tunisie, et le Maroc reviennent toujours avec beaucoup de prix, c’est parce qu'il y a beaucoup de moyens qui sont éjectés dans leurs films.

BABACAR SY SEYE

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