Macky Sall, tout cœur ouvert

Expériences de pouvoir depuis 2000, à l'arrivée de Me Abdoulaye Wade à la tête de la magistrature suprême, ses moments de galère, de doute, de trahisons subies, d'amitiés aussi : Macky Sall déroule sans gants. Dans ce qui ressemble à une interview aux allures d'opération de communication réalisée par le « youtubeur » Aziz Rok, Macky Sall évoque son histoire depuis ses tout débuts en politique, fait le bilan de son action surtout à l'international et campe les urgences de l'heure pour le Sénégal et l'Afrique. Sans s'épancher sur la situation actuelle du Sénégal, il ne manque pas de lancer de façon subtile des messages relatifs à son expérience. Extraits...
Les leçons de son expérience d'ancien Premier ministre d'Abdoulaye Wade
« Lorsqu'on est dans le combat politique, que la terre semble se dérober et qu'on est dans une phase difficile, qu'on vous désigne pour vous abattre, le vide s'organise automatiquement autour de vous. Les gens peuvent être très gentils mais n'ont pas envie de mourir avec vous. Ils vous laissent mourir seul. Ce sentiment, tous ceux qui ont connu la décadence au pouvoir l'ont expérimenté dans leur chair. Quand tu es au pouvoir, tout le monde est là, tout le monde est ami, on a beaucoup de copains mais dès que les choses tournent au vinaigre, il y a très peu de monde qui reste. Ça, je l'ai vécu. Je me rappelle que lorsque j'allais en déplacement dans les régions en tant que Premier ministre (Ndlr : de Me Abdoulaye Wade), ce n'était pas moins de trente véhicules, en 4x4 etc., qui suivaient. Tous les directeurs généraux trouvaient le prétexte de vous accompagner. Mais à partir du moment où vous êtes en disgrâce auprès du Président, ils n'osent plus se montrer avec vous. Je me rappelle que durant ces périodes de disgrâce, quand je venais accompagner le Président à l'aéroport, j'étais isolé seul dans le salon (...). Vos "amis" trouvaient toujours le moyen de ne pas s'approcher de vous, prétextant prendre un café au salon plutôt que de s'afficher avec vous. Mais comme j'avais le sentiment de n'avoir rien fait de mal, j'ai décidé d'aller au combat. Comme je vous ai expliqué au début de l'entretien, j'ai été éduqué dans les valeurs d'honneur, de courage et de dignité. On préfère mourir les armes à la main. En créant mon parti, je n'étais pas du tout convaincu que j'allais obtenir quoi que ce soit mais c'était la chose à faire. J'ai plongé avec une poignée d'amis qui ont accepté de m'accompagner. On est allé à l'aventure... Le vide autour de soi, je l'ai vécu. L'incertitude aussi. De numéro deux de l'État, je suis devenu simple citoyen. J'ai rendu mes passeports diplomatiques que je n'ai retrouvés que lorsque je suis devenu Président de la République. Et pendant tout le temps que je suis resté dans l'opposition, je n'avais que mon passeport ordinaire (...). »
L'expérience de la perte du pouvoir en 2024
« Cette transition, je l'ai vécue de façon sereine puisque j'ai choisi d'arrêter mon séjour à la tête de l'État, tout au moins de ne pas être candidat pour un autre mandat alors que j'aurais pu au regard de la Constitution sénégalaise. Mais j'ai choisi de quitter après mes deux mandats. Donc dans ma tête je me suis préparé à redevenir un citoyen simple avant même de quitter mes fonctions. Si on est conscient que ces positions éminentes le sont pendant un moment, pas pour l'éternité, on doit pouvoir assurer la transition sans difficulté. Aujourd'hui, c'est beaucoup plus simple. On n'a plus le faste du pouvoir. C'est comme disait feu Hassan II - Dieu l'accueille au paradis - : "Le pouvoir ce sont les grimaces". Et les grimaces, ce sont tous ces gyrophares, ces sirènes hurlantes etc. Donc, il faut aller au-delà de cela et savoir revenir à la dimension normale. J'ai passé mon temps, après avoir quitté le pouvoir, à beaucoup travailler sur les questions climatiques en même temps qu'à écrire mon ouvrage. Je me suis dit que si je ne prenais pas cette fenêtre de temps, je ne le ferais pas. Je me suis même remis au Coran, essayant de lire car en général, on récite les versets qu'on connaît par cœur mais on n'en comprend pas forcément le sens. Et on ne sait pas lire l'arabe. Je suis resté connecté à mon parti et j'ai essayé d'accompagner comme je le peux. Je m'occupe aussi en essayant d'avoir une activité intellectuelle intense. Donc je m'occupe bien et je ne me sens pas du tout seul dans cette période-là. Mais c'est différent de l'exercice du pouvoir qui est une tension permanente. On a les yeux rivés sur le guidon et on n'a pas le temps du recul. Depuis 25 ans, je suis au sein de l'État à divers niveaux de responsabilités. Donc finalement, cela a été une bonne chose d'avoir pris du recul, de voir le monde et l'avenir autrement. »
Leçons de vie - Trahisons, rejets, etc.
« Lorsque vous vous engagez en politique, vous devez vous départir de tout ce qui est sentiment de revanche en comprenant que les choses pour lesquelles vous vous battez sont de loin plus importantes que les petits crimes entre copains, les trahisons. Il y a des trahisons dans la vie et à tous les niveaux : dans les familles, les couples, dans les États etc., mais cela ne doit pas vous décourager par rapport à l'essentiel de votre combat. Beaucoup me disent : "Vous pardonnez beaucoup". Oui, mais je n'oublie pas. Et puis ce n'est pas essentiel car l'histoire ne retient pas cela. Si on se focalise sur "un tel m'avait fait cela", c'est qu'on n'est pas digne d'assumer le rang de leader qu'on prétend être. Oui, il faut en tenir compte car la nature humaine est ainsi faite. Elle est faite de trahison mais aussi de fidélité. Cela va de pair. Autant vous avez des gens qui vous trahissent, autant vous avez des gens qui se tuent pour vous. Et parfois, qui n'attendent même pas d'avantages. Aujourd'hui je ne suis plus président, mais ceux qui prient pour moi et me soutiennent sont de loin plus nombreux que ceux qui m'ont trahi. Est-ce que je vais me concentrer sur ceux-là qui m'ont trahi et oublier tous ceux qui se battent parfois même à mon insu ? Vous voyez ? Donc j'ai décidé personnellement de ne pas m'attarder sur ces considérations. Je sais me fâcher parce que je suis un être humain... Mais j'ai une très grande capacité d'absorption. Je ne m'emporte pas vite, je sais encaisser. Je sais fermer aussi les portes quand c'est nécessaire. »
Comment le Continent africain peut se faire respecter
« Nous disons qu'il faut réformer l'architecture de la finance internationale. C'est un combat. Nous y avons intérêt, nous en tant qu'Union africaine qui doit prendre le débat de la dette (...). Pris un à un, nous ne pesons pas. Hormis quelques pays comme le Nigéria, l'Éthiopie etc., nous sommes démographiquement très faibles. Mais ensemble, nous pesons comme la Chine ou l'Inde. Donc, c'est cette prise de confiance que nous devons avoir en tant qu'Africains. Et la jeunesse africaine doit prendre confiance que son rôle, c'est de se battre sur son continent mais ce n'est certainement pas en se divertissant sur TikTok ou en se professionnalisant comme insulteurs professionnels. Demain c'est l'IA qui va gouverner le monde. Il faut qu'on pense à ces sujets-là. Un être humain sur quatre sera africain. C'est ça les vrais enjeux. Il faut qu'on arrête de se divertir (...). »
Dette, institutions de notation
« Le système international de la dette est organisé selon le marché des capitaux dominé par les États-Unis. Très tôt avant les autres, ils se sont organisés en tant que pionniers. Vous avez Fitch, Moody's et Standard and Poor's. Ils notent l'ensemble des pays du monde et en fonction de la notation, votre positionnement détermine le niveau des risques et en fonction de cela, vous payez les assurances qui peuvent être très élevées parce que vous êtes perçu comme un pays à risque. En général, on s'endette cinq à huit fois plus cher en Afrique qu'ailleurs (...). Donc c'est la notation qui nous coûte plus cher, ce n'est pas la dette elle-même. Lorsque les taux sont bas, les États peuvent s'endetter pour construire des chemins de fer, des routes etc. »
L'expérience du G20
« Le G20 a été pour moi une expérience glorieuse. Car, pendant que j'étais Président de l'Union africaine, j'ai réuni un petit Comité pour définir ce qui doit être notre priorité. Il y avait l'urgence de l'admission de l'Afrique au sein du G20 et j'ai commencé le plaidoyer au G7 en Allemagne, pour dire que nous souhaitons intégrer le G20 non pas par désir mais parce que nous sommes, nous Africains, 1,4 milliard d'habitants, 54 pays et notre économie faisait 2 700 milliards de dollars. Nous étions invités nous, Africains, au feeling à ces rencontres et on nous donnait une petite fenêtre de tir de quelques minutes d'intervention et c'était fini. J'ai dit que je compte sur vous, leaders du G7 et du G20, pour corriger cette injustice. Sixième et septième économie mondiale, pourquoi on n'est pas membre ? Je leur ai dit que "je compte sur vous, leaders du G7 et du G20, pour que l'Afrique occupe la place qui lui est due". Il y a heureusement eu des réactions positives. D'abord le Président Macron, ensuite le Président du Conseil européen Charles Michel. D'autres pays ont soutenu comme l'Arabie Saoudite et d'autres. Les États-Unis ont soutenu notre initiative et c'est passé... »
Candidature à la tête de l'ONU
« C'est un sujet qui est sur la table depuis quelque temps. Il y a beaucoup de personnes, d'organisations et de pays qui pensent que je devrais pouvoir candidater pour le poste de Secrétaire général de l'ONU après Guterres. Je pense que mon expérience personnelle qui est partie du local, au régional puis au global devrait pouvoir me permettre, avec tout le cheminement que j'ai fait, d'aider à bâtir une organisation nouvelle refondée, à la lumière des difficultés que l'ONU a aujourd'hui pour que les blocs qui s'affrontent (...) puissent se parler puisque nous avons plus que jamais besoin de l'Organisation des Nations unies. Les crises sont toujours là, multiformes et complexes (terrorisme, Palestine, Ukraine, Soudan, Libye etc.). Ça ne s'arrête pas. Nous avons besoin d'une organisation crédible qui puisse parler à tous pour éviter cette fragmentation qui est en voie de se faire. Je pense avoir la capacité de parler aux uns et aux autres vu mon parcours mais je ne pourrais envisager de candidater que dans l'hypothèse où cela serait une volonté des pays qui le souhaitent, je veux parler des pays membres et surtout des pays membres permanents du Conseil de sécurité, mon pays le Sénégal, l'Afrique, le monde islamique auquel j'appartiens. C'est autant de sphères et de cercles concentriques qu'il faudra mettre en harmonie. Mais je crois que l'organisation a besoin de réformes en son sein. Elle fait face à une crise importante. Les États-Unis à eux tout seul pèsent 25 % du budget de l'ONU. Ils doivent être allégés. On peut comprendre le souci de l'administration américaine et il faut diversifier les ressources de l'organisation mais il faut la réformer aussi de façon à la rendre pérenne mais surtout que tout le monde comprenne qu'on ne peut pas se passer du multilatéralisme sinon on est dans une jungle. Ce serait la loi du plus fort et le risque c'est que le monde s'écroule car aujourd'hui, les niveaux d'armement sont tels qu'on risque de détruire la planète. Donc il y a tous les problèmes. Évidemment je ne suis pas encore candidat, mais je ne l'écarte pas si les gens estiment que je peux apporter modestement ma contribution pour redorer le blason de l'ONU et faire en sorte qu'on remette l'organisation au centre de toutes ces crises mondiales. »
Message à la jeunesse
« Qu'est-ce que nous allons laisser à la postérité, à la jeunesse africaine ? Le message est le suivant. Unie et formée, personne ne pourra empêcher l'Afrique d'être le continent du futur, d'occuper la première position. Le développement a connu un mouvement circulaire en partant de l'Europe, passant par les États-Unis et aujourd'hui c'est l'Asie. Il faut que l'Afrique prenne le relais. Et la démographie fait souvent l'histoire. Dans 25 ans, le temps d'une génération, l'Afrique fera 2,5 milliards d'habitants. Cette jeunesse a besoin d'être formée, mais formée dans ce qui fait le monde : l'intelligence artificielle, les Technologies de l'information et de la Communication. Il faut que notre système éducatif change de paradigme pour que cette jeunesse dynamique et volontariste puisse compter dans le futur du monde. Et pour cela, l'éducation doit changer de forme, promouvoir ce qu'on a appelé les STIM (Sciences, Techniques, Ingénierie et Mathématiques). Ce n'est pas un hasard si les Chinois, Japonais, l'Inde, le Pakistan en sont là. Il faut que l'enseignement des sciences soit le cœur du modèle d'éducation en Afrique. Cela ne veut pas dire que les autres savoirs ne sont pas importants. Je le développe d'ailleurs dans mon livre. On a par exemple besoin d'histoire, de littérature. Mais nous avons davantage besoin d'enseignements sur les sciences pour placer nos populations qui vont représenter le quart de la démographie mondiale dans le lot des pourvoyeurs de connaissances, de savoirs dans le monde (...) »