Publié le 12 May 2021 - 21:36
AFFECTATION DE MEDECINS, GREVE DU SAMES, INCENDIE DE LINGUERE

L’État invité à une introspection 

 

Les médecins du Sénégal réclament de meilleures conditions de travail. Si la question de l’affectation divise encore, ils estiment toutefois que l’Etat doit prendre le taureau par les cornes et aller vers l’élaboration d’un Code général de la santé publique.

 

Le secteur de la santé est en ébullition. Encore plus ces dernières semaines. Entre la grève du Syndicat autonome des médecins, pharmaciens et chirurgiens-dentistes du Sénégal (Sames), l’incendie de l’hôpital Magatte Lô de Linguère et ses corollaires, et le refus de certains spécialistes de rejoindre les établissements sanitaires en région, on est tenté de s’interroger sur la responsabilité de la tutelle.

En ce qui concerne la polémique autour des affectations, ‘’l’État n’assume pas ses responsabilités’’, de l’avis de certains médecins pour qui les textes sont assez clairs à ce sujet. A ce jour, près de 90 % médecins formés sont concentrés à Dakar.  ‘’Les textes disent que quand vous recrutez quelqu’un dans la Fonction publique, vous l’envoyez là où les populations ont besoin de ses compétences, et l’intéressé ne doit pas refuser. C’est cela la raison d’Etat.

On va jusqu’à dire que l’Etat a le monopole de la violence, ce qui veut dire qu’il est capable de faire mal à la population pour la mettre sur le bon ordre. Donc, un médecin qu’on recrute dûment dans la Fonction publique peut être envoyé partout au Sénégal. Aujourd’hui, du côté des médecins, on s’appuie sur le prétexte d’être mal payé, en oubliant que tout le monde est mal payé dans la Fonction publique. Pourquoi ils veulent être mieux payés que les autres ? Et les enseignants qui sont envoyés en brousse ? Ce qui se passe, actuellement, est un problème d’autorité. C’est l’Etat qui ne suit rien du tout’’, fustige le cancérologue Djibril Ndaw.

Il rappelle qu’en cas de refus, l’Etat peut faire en sorte que le médecin concerné n’exerce pas, en menaçant de fermeture toutes les structures où ce dernier monnaye ses services. Une position que réfute docteur Fallou Samb : ‘’ce qui importe au médecin, ce n’est pas son salaire, mais les conditions légales d’exercice. Un cardiologue qui n’a que son stéthoscope, s’il reçoit un patient, ce dernier peut porter plainte pour défaut de moyens. Affecter un médecin, ce n’est pas affecter un enseignant, parce que là, c’est une question de vie ou de mort. Ce n’est pas pareil’’.

‘’Khar matt’’

Par ailleurs, le cancérologue pointe du doigt un État qui laisse faire, n’ayant aucune notion de suivi. Pour preuve, bon nombre de médecins sont plus occupés à gérer leurs ‘’khar matt’’ (activités parallèles) qu’à exercer correctement dans l’établissement public pour lequel ils ont été recrutés. Un fait que déplore l’ancien inspecteur de la santé : ‘’Il y en a même qui ne s’inscrivent pas au niveau de l’Ordre national des médecins. Ils ne sont nulle part. Ils vont de service en service. Tout cela peut être réglementé par l’Etat. Les textes sont très clairs à ce sujet.’’

Cependant, pour pouvoir faire appliquer les règles, il faut soi-même être en règle. Un principe sociétal que la tutelle peine à respecter, selon l’analyse du cancérologue. ‘’L’Etat n’est pas juste, soutient-il. Quand ceux qui sont à la tête ne font pas les choses normalement, on ne peut pas obliger les autres à être en règle’’. A l’état actuel des choses, seul le président de la République, de son point de vue, peut remettre les pendules à l’heure.

Dans les années 1980, la question de l’affectation ou, en tout cas, la procédure d’affectation a connu une alternative, à savoir la formation de médecins militaires. Cela dans le but de combler le déficit de spécialistes dans les régions. Une méthode qui n’est plus d’actualité, puisque ‘’les médecins militaires sont aujourd’hui friands de bureaux’’.

Les conditions de l’affectation

 Pour d’autres, l’Etat est également sur le banc des accusés, sous un autre aspect. Le docteur Serigne Fallou Samb indexe, pour sa part, une mauvaise attribution des bourses d’études aux futurs médecins. ‘’Tous les médecins spécialisés disposent pour la plupart d’une bourse d’études de quatre ou cinq ans, selon les spécialités. Et, en fin de spécialisation, l’Etat peut les affecter dans les régions. C’est comme ça que cela se passe. Ils peuvent être amenés dans une région donnée pour faire un stage au cours de leur spécialisation. Mais c’est le ministère qui donne les bourses (gynécologie, cardiologie, pédiatrie...) qui choisit le nombre de spécialistes, selon ses besoins à lui. Or, l’idéal, c’est d’ouvrir ces postes au niveau des régions et que chaque région expose ses besoins. De ce fait, les médecins intéressés vont aller signer leur contrat de convention avec l’hôpital en question. Durant leur formation, ils iront, chaque année pendant les vacances, y faire leur stage ; c’est cela la solution. Mais recruter les gens à partir de Dakar et les dispatcher, ça pose problème’’, explique-t-il.

Partant du fait que l’affectation est souvent un problème politique ou social que l’Etat veut régler, Dr Samb souligne que la médecine n’est pas liée à ces deux aspects, mais est un art qui demande des moyens matériels et humains. ‘’Le problème, c’est qu’on n’a pas une politique d’ensemble’’, se désole-t-il. Non sans préciser : ‘’En médecine, nous médecins avons l’obligation de moyens. Le médecin qui est affecté dans un endroit où il est sûr qu’il n’aura pas les moyens d’exercer, de faire correctement son travail, a le droit de dire : non, je n’y vais pas. Cela parce qu’en travaillant dans cet environnement, il met en péril la vie des citoyens, comme cela s’est passé à Linguère.’’ 

Ainsi, on comprend que, dans un contexte de manque de moyens, le médecin se compromet lui-même, en cas de pépin. Car, si on se rend compte que les conditions d’exercice ne sont pas réunies, sa responsabilité se trouve alors engagée.

Autant de raisons qui sous-tendent le refus d’aller exercer dans les régions. En d’autres termes, le spécialiste a le droit de s’opposer à une affectation, s’il juge que les conditions de travail font défaut. ‘’Le pouvoir de radiation incombe à l’Ordre national des médecins du Sénégal. C’est ce que disent les textes. L’exercice de la médecine est du ressort exclusif de l’Ordre national des médecins du Sénégal, pas du ministère. Des confusions sont souvent faites. Encore une fois, avant d’affecter quelqu’un, il faut mettre les conditions de travail’’, insiste docteur Samb. 

Hôpital Magatte Lô : le souhait d’une enquête impartiale

Le drame de Linguère, estime-t-il, est un exemple palpable de ce manque notoire de moyens dans les structures sanitaires. Est-ce que le matériel utilisé là-bas était le bon ? Dans quelles conditions travaillait le directeur de l’établissement ? Ces questions doivent avant tout avoir des réponses, avant d’aller vers des sanctions, estiment les acteurs du secteur.

‘’Aujourd’hui, tout le monde saute sur le médecin (Dr Abdou Sarr), mais ce qui se passe à Linguère est le reflet de ce qui se passe dans toutes les régions du Sénégal, même ici à Dakar. La plupart du temps, le matériel, c’est de la chinoiserie, c’est du matériel usé venant de France. Un matériel vétuste, plus vieux que le médecin qui l’utilise’’.

Un point de vue que partage son collègue Djibril Ndaw. ‘’Au Sénégal, on construit des hôpitaux de bon niveau. En termes de technicité, le bâtiment est beau, mais il n’y a pas l’essentiel du matériel dont on a besoin, à savoir le plateau technique. En plus de cela, il y a un manque notoire de personnel. Il y a des hôpitaux où ce sont des infirmiers qui font les consultations. C’est grave. Pourtant, nous avons une université qui a une faculté de Médecine de 100 ans.’’

Par ailleurs, la tournure du traitement judiciaire de l’incendie de l’hôpital Magatte Lô dérange. ‘’Nous ne fustigeons pas l’ouverture d’une information judiciaire, mais c’est la partialité de l’enquête qui pose problème. Dans ce genre de situation, il ne faut pas qu’on essaie de régler un problème politique sur le dos des médecins. Ce ne sont pas des boucs émissaires. Regardons les choses de fond en comble. Comment peut-on inculper le directeur de l’hôpital et laisser le directeur général de la Santé ? C’est partial et ce n’est pas normal. Justice doit être rendue. Si les choses sont faites correctement, beaucoup auront des problèmes. Il y a des gens qui devaient être entendus, mais qu’on n’a jamais entendu’’, détaille Serigne Fallou Samb.

 A la place des ‘’opérations coups de poing’’, il préconise l’élaboration du Code général de la santé publique. Le Sénégal n’en dispose pas. ‘’La santé doit être prise dans sa globalité. On doit faire de la santé une priorité et sortir de la politique politicienne. Ce qu’il faut, c’est un cadre d’ensemble. Au Sénégal, les médecins n’ont pas de statut. Le médicament n’a pas de statut. Ce code va donner à chaque élément et à chaque acteur un statut et le problème des affectations sera réglé. Nous sommes dans un pays où les gens peuvent passer rapidement de la serpillière au bloc opératoire. On a un personnel médical sous-formé. Dans un hôpital, souvent 80 % du personnel est inutile. Ce sont des gens affectés politiquement ou par népotisme’’.

EMMANUELLA MARAME FAYE

 

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