Publié le 4 Dec 2020 - 06:58
ASSEMBLEE NATIONALE

Le budget alloué à la Crei ravive les rancœurs

 

Hier, au passage du ministre de la Justice pour le vote de son budget 2021, les crédits évalués à près d’un milliard F CFA alloués à la Cour de répression illicite ont mis les libéraux hors de leurs gonds.

 

Près d'un milliard F CFA. Voilà le montant dégagé par l'Etat du Sénégal pour alimenter la Cour de répression de l'enrichissement illicite (Crei) dont beaucoup se demandent encore la raison d'être. Très en verve, le député libéral Toussaint Manga est le premier à lancer les hostilités.

"Aujourd'hui, il ne fait l'objet d'aucun doute que la Crei est une juridiction politique. Je ne peux pas comprendre qu'on lui attribue 960 millions, alors qu'elle ne fait absolument rien". A en croire le député libéral, la mission de cette juridiction semble avoir été fixée au jugement du fils de l'ancien président Wade. Cette mission accomplie, la Crei s’endort. ‘’Aujourd'hui, il ne fait l'objet d'aucun doute que la Crei est une juridiction politique. Je ne peux pas comprendre qu'on lui attribue 960 millions F CFA, alors que c’est une juridiction qui n’a aucune activité’’.

Saisissant la balle au bond, le président du groupe parlementaire Liberté et démocratie, Serigne Cheikh Mbacké, demande la parole pour invoquer l’article 75 du règlement intérieur de l’Assemblée nationale. Laquelle prévoit : ‘’A tout moment, au cours de cette discussion générale et jusqu'à la clôture, il peut être présenté des motions préjudicielles tendant soit à l'ajournement du débat jusqu'à la réalisation de certaines conditions, soit au renvoi de l'ensemble du texte devant la commission saisie sur le fond ou à l'examen, pour avis d'une autre commission. La discussion des motions préjudicielles a lieu suivant la procédure prévue à l'article précédent pour la question préalable. Toutefois, le renvoi à la commission saisie au fond est de droit, si celle-ci ou le représentant du président de la République le demande.’’

S’appuyant sur cette disposition, le député libéral souligne : ‘’Je demande l'ajournement de cette procédure, parce que je ne peux comprendre qu'on affecte des crédits à la Crei qui n’a aucune activité. On le sait tous, il y a 25 personnes qui étaient poursuivies par cette juridiction. La plupart siègent aujourd'hui dans le même gouvernement qui les poursuivait. Seul Karim Wade a été jugé, condamné et exilé dans les conditions que nous savons. Depuis, la Crei ne travaille plus. Je pense que ce projet de budget doit être renvoyé en commission pour réexamen avant de passer à l’Assemblée.’’

La motion préjudicielle rejetée des libéraux

Mais pour le président de la Commission des finances et du contrôle budgétaire Seydou Diouf, cette motion relève d’un pur dilatoire. A en croire le député de la majorité, il ne s’agit pas là d’une motion, mais d’une intervention irrégulière dans les débats qui se déroulaient jusque-là en toute sérénité.

‘’C’est une prise de parole fondée uniquement sur des motifs individuels et personnels. Au nom de quoi on fait une motion parce qu’on a attribué des crédits à un service de l’Etat ? Pourquoi, parce que Karim Wade a été condamné, vous voulez paralyser la justice ? C'est quoi ces manières de procéder ? En quoi Karim Wade est meilleur que les autres Sénégalais qui sont jugés et condamnés tous les jours ? Il faut arrêter de vouloir limiter la justice à deux personnes. Respectons notre Assemblée. Respectons la séparation des pouvoirs’’.

La Var d’Abdoul Aziz Diop, proche d’Oumar Sarr, défenseur de la Crei

A l’Assemblée nationale, chacun semble avoir ses comptes personnels à régler, ses intérêts à défendre. Hier, la ‘’surprise’’ est surtout venue d’Abdoul Aziz Diop, proche collaborateur du nouveau transhumant et ancien adjoint de Maitre Abdoulaye Wade, en l’occurrence Oumar Sarr. Son discours sur le fonctionnement de la justice laisse pantois. A tous les Sénégalais qui soutiennent que la Crei, à son lancement, visait 25 dignitaires de l’ancien régime, il a cru bon d’apporter la précision suivante, faisant dans le juridisme : ‘’Il faut arrêter de dire que 25 personnes étaient concernées. Ce n'est pas exact. Vingt-cinq personnes n’ont jamais été convoquées. Il s’agit de huit personnes qui ont été convoquées. Les quatre ont reçu une mise en demeure et c’est la mise en demeure qui est le point de départ de l'accusation. Il n’y a jamais eu 25 personnes, mais huit personnes. Et c’est le procureur qui n’a pas jugé utile de les poursuivre. Il faut donc arrêter.’’

Pourfendeur hier de la justice et de la Crei, l’ancien directeur de cabinet d’Oumar Sarr au ministère en charge de l’Habitat et du fameux Plan Jaxaay, change carrément de fusil et donne des leçons à ses désormais ex-compagnons. Il dit : ‘’Il faut savoir qu’un magistrat ne peut condamner une personne qui n’a rien fait. Si vous avez un dossier soutenable, personne ne peut rien contre vous. Il faut arrêter ce genre de débats. Moi, je pense que le ministère doit mener la sensibilisation auprès des citoyens, pour lever toute équivoque.  Quand on a rien fait, on n’a rien à craindre.’’

Un bref coup d’œil dans le rétroviseur permet de l’entendre tenir des propos aux antipodes de cette posture ‘’républicaine’’. C’était en 2016, en réaction à une sortie de Maitre Boucounta Diallo, chargeant celui qui était son mentor. Il disait : ‘’Pour tous ces gens qui traitent Karim Wade et compagnie de voleurs, nous leur faisons remarquer que la Crei, ce machin qui les a condamnés pour enrichissement illicite, reconnait dans son ‘jugement’ – il met jugement entre guillemets - qu’ils n’ont détourné aucun bien appartenant au peuple…’’

Ainsi sommes-nous bien loin de cette période. Mais cette prise de position montre que les nouveaux alliés du pouvoir comptent bien aller jusqu’au bout de leur logique, quitte même à se renier.

‘’Le son d’humanisme’’ de Woré Sarr

Mêlant humour et tristesse lors de son passage, la députée libérale Woré Sarr a préféré en appeler à l’humanisme des autorités de la République. ‘’Abdoulaye Wade, plaide-t-elle, a 95 ans. Même s’il essaie de vivre dans le silence, dans la dignité, on peut aisément imaginer qu’il souffre énormément dans sa chair. Il a besoin de voir son fils. Certes, il a pas mal d’enfants parmi nous, qui l’aimons, qui le chérissons, mais un fils, c’est un fils. Personne ne peut le remplacer dans le cœur de son père. J’en appelle vraiment à votre humanisme, à l’humanisme de votre gouvernement. Il faut l’aider à retrouver son fils exilé hors du pays’’.

Comme à son habitude, Woré Sarr n’a pas manqué d’égratigner le tombeur de son leader, le juge Henri Grégoire Diop. ‘’Moi, je me demande où il se trouve ? Est-il fier de son travail ? Priver un père de 95 ans de son enfant pour des motifs fallacieux…’’ Elle coupe et lance un avertissement au garde des Sceaux. ‘’Il faut savoir que Mimi était là à ‘accélérer la cadence’. Elle est partie. Le ‘tailleur’ aussi est parti. Sidiki est également passé et il est parti. Aujourd'hui, c’est vous qui êtes à la tête de ce département. Essayez de marquer votre passage en bien’’, prêche Woré Sarr, non sans ironiser : ‘’D’autant plus que vous avez presque l’âge de Me Wade.’’

MISE AU POINT DU GARDE DES SCEAUX

‘’Pas plus tard qu’il y a 15 jours, j’ai reçu de la Crei une notification de non-poursuite’’

Répondant aux parlementaires, le ministre de la Justice a passé sous silence toute cette controverse autour de la Cour de répression de l’enrichissement illicite.

Mais face à la presse, en marge de la séance, il a apporté des clarifications. A l’en croire, cette juridiction spéciale, jusqu'à la preuve du contraire, fait partie des institutions de la justice au Sénégal. Et de souligner : ‘’Il faut rappeler que la Crei n'est pas une création de Macky Sall. Elle est partie intégrante du système judiciaire. Et contrairement à ce qui est dit, la Crei fonctionne toujours.

Il y a un procureur spécial. Il y a des adjoints. Il y a un juge instructeur et il y a une chambre. Peut-être il n’y a pas du bruit, mais elle fonctionne. Pas plus tard qu’il y a 15 jours, j'ai reçu du procureur la notification d'une décision de non-poursuite.’’ Sur les accusations de deux poids, deux mesures, il rétorque : ‘’Les gens ont précisé qu’ils expriment leur sentiment, leur opinion. Comme vous le savez, les commentaires sont libres. Il n’y a pas de réponse à apporter à un commentaire.’’


Les dossiers

Outre le dossier de Karim Wade et de la Crei, l’indépendance de la justice, les affaires Téliko, Ngor Diop, entre autres, se sont aussi invitées aux débats

A en croire Toussaint Manga, la tutelle mène un acharnement injustifié sur les magistrats qui veulent être libres et indépendants. ‘’C'est inacceptable. Il faut arrêter. Il faut arrêter. Il faut arrêter.
J’en veux pour preuve les dossiers Ngor Diop, Souleymane Téliko, l'humiliation du magistrat Samba Ndiaye, la rétrogradation de Yaya Dia’’.
Tout cela montre une intention manifeste de piétiner les magistrats dont le seul tort est d'aspirer à être indépendants. C'est inadmissible. Il faut que ça cesse’’, fulmine l’ancien patron des Jeunesses libérales.

Embouchant la même trompette, Moustapha Guirassy dira : ‘’Il faut éviter la politisation du pouvoir Judiciaire, tout comme la judiciarisation du pouvoir politique. La justice est le socle d’un Etat de droit.’’ Pour lui, l’affaire Souleymane Téliko aurait dû être gérée autrement. ‘’Je pense qu’on pouvait se passer de cette procédure. Quand on gère un secteur comme la justice, il faut faire preuve de sagesse. Ce que Souleymane Téliko a dit, on aurait pu le prendre simplement comme un signalement important. Cela ne mérite pas qu’on le traite comme un opposant. Il est dans son rôle en tant que président de l’Union des magistrats sénégalais’’.

Comme s’ils s’étaient passé le mot, plusieurs députés de l’opposition ou des non-alignés sont revenus sur la traduction du juge Souleymane Téliko devant la chambre disciplinaire du Conseil supérieur de la magistrature, pour la dénoncer. Mais pour les membres de la majorité, ces accusations portant sur une justice aux ordres ne sont pas du tout fondées.

Vice-Président à l’Assemblée nationale, Abdoul Mbow apporte la réplique : ‘’Il est temps d’arrêter ce genre de discours. Les magistrats ne sont pas là pour servir un régime. Ceux qui sont là étaient les mêmes sous Wade. La justice, elle est là pour tout le monde. C’est la réalité. Maintenant, les commentaires sont libres, comme on dit en journalisme.’’

MOR AMAR

 

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