Publié le 1 Sep 2018 - 22:50

De l’invitation à fermer les bars au conflit de rationalités

 

 

« …Mais ils traitent de mensonge ce qu’ils ne peuvent cerner de leur savoir et dont l’interprétation ne leur est pas encore parvenue… » (Coran 10 : 39)

Questions pour commencer

Depuis quelques jours, certains se mettent à ironiser sur les propos de religieux musulmans faisant un lien entre l’arrêt, espérons-le provisoire, des pluies au Sénégal en pleine saison hivernale et les péchés du peuple de ce pays. En effet, certains leaders d’opinion pour les masses musulmanes ont préconisé la fermeture des « bars », pour que les pluies reprennent à plein régime. Mis à part la forme du discours qui a été tenu à ce sujet et le choix des mots y afférents, certains se sont emparés de la chose et ont déclaré la guerre contre l’irrationnel et l’obscurantisme qui seraient véhiculés par certaines voix des plus écoutées par les musulmans du Sénégal. Dans une optique de clarification, nous posons les deux questions suivantes : « Dans quelle mesure le discours religieux sur la fermeture des bars dans l’espoir que les pluies reviennent relèverait-il de l’irrationnel ? » et « Existe-t-il dans les références scripturaires musulmanes une articulation entre les péchés des humains et la disponibilité des biens et services de la nature ? »  

Ne pas confondre rationalité et rationalisme  

 Il faut dire qu’in fine, la question que posent les « défenseurs » de la rationalité à travers leur posture sceptique voire de rejet du discours selon lequel, les péchés peuvent être un obstacle à la pluie et donc causer une sècheresse est la suivante : « Pourquoi n’y a-t-il pas le même phénomène de sécheresse partout où se passe la même chose, c’est-à-dire, la commission de péchés ? » On peut dire sans risque de se tromper que cette question est logique au sens où si on considère que grosso modo, le péché étant commis partout, et que la même cause produisant le même effet, on devrait observer la sécheresse partout notamment dans les lieux réputés les plus permissifs. Or, ce n’est pas le cas étant donné qu’on observe que certains endroits où les humains posent des actes de péchés sont non seulement pluvieux mais le sont abondamment !

 Pour les apprentis rationalistes, voici le raisonnement : le péché (X) produit la sécheresse (Y) et il y a pluie (donc pas Y) dans des endroits où il y aussi péché (X) donc ce discours est irrationnel car la proposition « (X) produit (Y) n’est pas vrai !  

Le problème surgit quand de logique, on passe dans le champ, disons-le provisoirement, du rationnel et qu’on pense avoir en main un prisme imparable par lequel faire passer le genre de discours en question. En vérité, c’est naïf d’adopter une telle posture, car, le « rationnel » ne se saisit pas de façon aussi réductrice que peuvent le penser ceux et celles qui s’en réclament. En effet, c’est aller vite en besogne que de croire que c’est rationnel de qualifier d’irrationnel le discours religieux en question sur la base d’un postulat non démontré qui veut qu’il y ait sécheresse partout où il y a péché. Porter un jugement sur le caractère rationnel ou non (ce qui ne veut pas dire automatiquement irrationnel au sens de ce qui ne relève pas de la raison) sur un discours requiert une démarche rigoureuse et réfutable au sens de Popper. Il faut énoncer les prémisses de départ, définir clairement les catégories utilisées, établir les inférences logiques en œuvre, etc., garantir la cohérence du raisonnement pour étayer un jugement sur le caractère rationnel ou non d’un discours voire d’un comportement quelconque. Dès lors que le discours en question appartient au registre de la foi, de la morale, du mythe ou de la magie, le défi consiste à savoir est ce qu’il doit être exclu du rationnel ou considéré comme appartenant à une autre forme ou catégorie de rationalité. Quiconque ignore les nuances entre rationalité et rationalisme (au sens d’une posture qui ne fait de place à l’autocritique ni ne reconnait ses propres limites), ne pourra aborder le sujet avec la lucidité requise.

Les pourfendeurs du discours en question veulent, sans se rendre compte de leur dogmatisme, que celui-ci obéisse à la démarche rationaliste qui sous-tend leurs critiques. En effet, dire en toute bonne foi comme ils le font « pourquoi pleut-il ailleurs où il y a aussi péché comme ici ?», c’est mettre en avant un type de rationalité qui relève de l’empirisme logique théorisé par l’école de Vienne. Toutefois avec le temps qui passe, les philosophes, épistémologues et scientifiques ont fini de soutenir l’idée selon laquelle l’empirisme logique n’est qu’une approche parmi d’autres de la réalité avec ses points forts et ses limites. Aujourd’hui, ce débat prend une autre tournure avec la mécanique quantique dans le cadre duquel se sont développés notamment les principes d’incertitude et d’incomplétude qui démontrent que d’un point de vue mathématique, le réel dans sa totalité est inconnaissable par les seules opérations de la raison discursive.

Le lien que le discours religieux en question établit entre péché et sécheresse pose un défi intellectuel voire philosophique et épistémologique immense en ce qu’il est difficile de savoir ou de décider s’il faut lui refuser le qualificatif de rationnel ou le classer dans une rationalité propre à elle. Car, il faudra dire le statut qu’on donne au Coran ou au dire du prophète (hadith), discuter donc de celui de la révélation, de la notion de péché, de la notion de nature et de lois de la nature ou de création, etc. C’est dire qu’on est loin de la douce naïveté que nous avons signalée de la part des pourfendeurs du discours religieux en question au nom du rationnel. De plus, il faut admette qu’à l’état actuel de la pensée humaine, la rationalité est beaucoup plus un processus culturel et historique qu’un résultat définitif. Il est dommage que dans le cours de la modernité, la rationalité ne cesse de se réduire au rationalisme, au sécularisme et au matérialisme.

La rationalité du Coran et des hadiths pour le cas discuté

C’est anachronique de chercher à enfermer le discours religieux dans le format d’un rationnel qui ne sait pas rationaliste. Pour quiconque croit que la révélation est un phénomène mystérieux mais vrai, un verset du Coran qui s’en réclame apporte nécessairement une vérité qui peut défier la raison rationaliste. De son côté, Garaudy appelait à la prise en compte de la révélation à la faveur d’une raison sans frontière. Toujours est-il que le lecteur du Coran tombe forcément sur des versets qui font le lien entre la disponibilité des biens et services de la nature et l’observance des commandements divins. Ce genre de versets nous dit que les faveurs de la nature sont entre les « mains » de Dieu qui peut selon Sa souveraine volonté les rendre disponibles ou non aux humains en fonction de la relation qu’ils établissent avec Lui et entre eux. Car, c’est Dieu seul Créateur et Maitre du monde qui pourvoit aux besoins des créatures comme cela ressort de Ses noms de Râziq, Razzâq, Wahhâb mentionnés à titre indicatif. Lorsque le prophète Zacharie (paix sur lui) s’étonne de voir Marie la future mère de Jésus (paix sur lui) dont il est le tuteur recevoir des nourritures alors qu’elle est isolée dans le lieu le plus saint du temple, elle lui répond : « Cela vient de Dieu. Et vraiment Dieu fait don à qui Il veut sans compter » (Coran 3 : 37)

Il se peut, à la guidance du Coran, que l’ingratitude, l’oubli et la transgression soient divinement sanctionnés par une indisponibilité des services et biens de la nature. Voici comment le Coran décrit la ruine des gens de Saba (actuel Yémen) : « Il y avait pour les gens de Saba' un signe dans leurs lieux d’habitation, en l'occurrence deux jardins situés à droite et à gauche. "Mangez de ce dont votre Seigneur vous gratifie et témoignez-Lui votre gratitude : [pour] ce pays si agréable et [pour] un Seigneur accordant volontiers Son pardon." Ils se détournèrent néanmoins et Nous déchaînâmes contre eux le torrent qui creva les digues et Nous substituâmes à leurs jardins deux autres aux fruits amers des tamaris et quelques rares jujubiers. C'est ainsi que Nous les rétribuâmes pour prix de leur mécréance et qui donc est ainsi sanctionné si ce n'est le mécréant ? (Coran, 34 : 15-17)

Voici des versets qui répondent au prophète (saws) confronté presque au même dilemme que les pourfendeurs du discours en question. En effet, les richesses exubérantes et les comportements ostentatoires de certains notables de la Mecque parmi les plus farouches ennemis de l’appel islamique suscitèrent en lui des questions auquel le Coran répond : « Que les multiples activités des mécréants dans cette contrée ne te leurrent point ! Jouissance éphémère ! Leur refuge sera la géhenne ! Quel affreux séjour ! » (Coran 3 : 196-197)

Voici d’autres versets qui décrivent comment après avoir « oublié » Dieu, un ou des peuples reçoivent quand même des pouvoirs sur « tout », ce qui agit comme un catalyseur de leur orgueil puis finalement c’est la ruine qui les surprend: « Puis, lorsqu’ils eurent oublié ce qu’on leur avait rappelé, Nous leur ouvrîmes les portes donnant sur toute chose et lorsqu’ils eurent exulté de joie en raison de ce qui leur avait été donné, Nous les saisîmes soudain, et les voilà désespérés. »(Coran 6 : 44). Dans la même veine, le prophète Noé (paix sur lui) annonce à son peuple que s’il sollicitait sincèrement le pardon de Dieu, non seulement ils l’auraient mais en plus d’autres faveurs mentionnées dans les versets suivants : « …J’ai donc dit : «Implorez le pardon de votre Seigneur, car Il est grand Pardonneur, Il vous enverra du ciel, d’abondantes pluies, vous accordera beaucoup de biens et d’enfants, et vous donnera des jardins et vous donnera des rivières. » (Coran 71 : 10-12)  

Des hadiths que nous ne jugeons pas utiles de citer dans le cadre de cette contribution indiquent que si des musulmans adoptent ces mêmes comportements d’inobservance des commandements de Dieu, d’ingratitude envers Ses innombrables bienfaits, de refus de solidarité envers les plus démunis, ou toute autre forme de corruption morale, politique, économique, etc., ils ne seront pas à l’abri d’une sanction divine qui peut advenir à travers une restriction des services et biens de la nature.

Maintenant, terminons par un retour sur les expressions « rationnelles » des pourfendeurs du discours en question : le péché (X) produit la sécheresse (Y) et il y a pluie (donc pas Y) dans des endroits où il y aussi péché (X) donc ce discours est irrationnel car la proposition X produit Y n’est pas vrai !  A l’examen, on voit quelques-uns des problèmes que ce raisonnement soulève : i) il veut tout soumettre au prisme totalitaire de la raison discursive ; ii) il voudrait dire à Dieu ce qu’Il doit faire, et iii) il ne prend pas en compte la complexité du lien que le texte révélé (pour le croyant) établit entre le péché ici et là-bas et la sécheresse seulement ici. En effet, la raison ne peut énoncer les modalités d’accomplissement de la sanction des péchés car, ils peuvent être commis quelque part alors qu’il y a d’autres divines considérations qui font que les auteurs ne sont pas punis : peut-être parce que Dieu leur a fixé un délai pas encore atteint, ou que…Tout simplement pour dire que les voies de Dieu en récompense comme en punition sont insondables. Dans ce cadre de pensée, des musulmans qui transgressent, Dieu peut les éprouver par ce qu’Il veut notamment la sécheresse afin qu’ils reviennent au droit chemin : « Tout malheur qui vous atteint est dû à ce que vos mains ont commis. Et Il pardonne beaucoup." (Coran 42 : 30).

Dans la tradition abrahamique, on peut défendre l’idée selon laquelle, la révélation vient en supplément à la raison, ce qui permet de construire des passerelles entre elles plutôt que des oppositions dans lesquelles c’est l’humain qui perd. Selon le Coran, tant qu’on reste fidèle au Dieu unique et respectueux de Ses commandements, reconnaissant à Son égard, agissant selon ce qu’Il agrée, Il ne cessera de surprendre par Son amour, Sa compassion et Ses inestimables bienfaits. Par contre, quand on fait le choix de l’infidélité, de l’ingratitude et de la transgression, on ne cessera d’être surpris par Sa colère : « Si vous êtes reconnaissants, très certainement Je vous accorderai davantage (de faveurs), mais si vous vous montrez ingrats, Mon châtiment n’en sera que plus dur » (Coran 14 :  7)

Les chefs religieux sont dans leur rôle de sensibilisation selon le format propre à la rationalité d’un discours de foi et de sermon. Libre à quiconque de ne pas se sentir interpellé mais c’est autre chose que de le qualifier d’irrationnel. Pour autant, cela ne veut pas dire que le discours religieux est exempt de défaut ou doive échapper à la critique mais il reste et demeure le reflet de la compréhension que son auteur se fait du texte révélé dans le contexte qui est le sien et la temporalité qui est la sienne. C’est pourquoi le Coran ne dit jamais d’avoir avec qui fait un discours, un rapport de servitude mais de lucidité et de clairvoyance : « …Qui écoutent la parole et suivent ce qu’elle contient de meilleur. Ce sont eux que Dieu a guidés et ce sont eux les doués d’intelligence » (Coran 19 : 18)  

De leur côté les auteurs de discours religieux au Sénégal devraient prendre plus au sérieux la mesure de la sensibilité de ce qu’ils disent. A cette fin, combien de fois le Coran ne rappelle-t-il pas l’importance de dire une bonne parole comme dans cette merveilleuse parabole : « Ne vois-tu pas comment Allah propose en parabole une bonne parole pareille à un bel arbre dont la racine est ferme et la ramure s’élance vers le ciel, et qui donne ses fruits à tout moment avec la permission de son Seigneur. Allah propose les paraboles aux humains afin qu’ils méditent. Tandis qu’une mauvaise parole ressemble à un mauvais arraché du sol et qui n’a point de base stable » (Coran 14 : 24-26)

 Ahmadou Makhtar Kanté

Imam, écrivain et conférencier

Fait à Dakar, le 30/08/2018 – Zul Hijja 1439H

 

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