Publié le 4 May 2021 - 01:44
DR ABDOURAHMANE DIOUF (JURISTE INTERNATIONAL)

 “La CEDEAO ne s’immisce pas dans notre droit. Elle génère notre droit”

 

Cette fois, le Dr Abdourahmane Diouf enfile son boubou de technicien chevronné du droit, pour apporter des éclairages, suite à l’arrêt rendu par la Cour de justice de la CEDEAO sanctionnant la loi sénégalaise sur le parrainage. Au-delà de la décision, le juriste international commente les arguments de certains tenants du régime, les failles des juridictions nationales, ainsi que la nécessité de renforcer cette juridiction supra nationale, garante des Droits de l’homme dans l’espace sous-régional. Décryptage !

 

Quel regard jetez-vous sur l’arrêt de la CEDEAO relatif à la suppression de la loi sur le parrainage ?

En synthétisant, on peut dire que la Cour de la CEDEAO s’est prononcée sur des questions de forme et de fond qui lui avaient été posées. Les réponses ne sont pas univoques et peuvent donner satisfaction aux deux parties, en fonction de la spécificité de la question soulevée. On a contesté une loi devant la cour. Elle s’est prononcée pour la suppression d’un système. Le principe du parrainage n’est donc pas contesté par la cour. C’est le système de parrainage à la Sénégalaise qui est invalidé. Corriger les imperfections de ce système pourrait permettre au Sénégal de maintenir le principe du parrainage, en restant conforme à la décision de la cour. Pour la clarté du débat, il est important de savoir que la cour ne s’autosaisit pas. Ses décisions sont exécutoires. Elle statue sur la base d’une saisine effective, en l’occurrence ici celle de l’USL (Union sociale libérale, NDLR).

Suite à cette saisine, la cour s’est d’abord prononcée sur un certain nombre de préalables avant d’aller dans le fond du dossier.

Quels sont ces préalables et quelles sont les réponses données par la cour ?

La cour s’est prononcée sur trois points préalables importants. D’abord, elle se déclare compétente pour juger de l’affaire sur le parrainage qui lui est soumise. Elle considère que cette compétence est prévue par les textes qui la régissent et par la substance de la plainte qui concerne les droits humains. Le sujet principal, ici, ce sont les Droits de l’homme articulés autour des conditions de participation à une élection présidentielle.

Ensuite, la cour considère que la requête de l’USL est recevable, contrairement aux affirmations de l’Etat sénégalais. Elle soutient qu’il n’y a pas d’anomalie, d’anonymat ou tout autre manquement suffisant pour rejeter la plainte. Mais surtout, la cour affirme que l’USL peut se prévaloir du statut de victime potentiel et a donc une capacité à agir devant la cour.

Enfin, la cour s’est prononcée sur la demande de mesures conservatoires visant à éviter que la loi sénégalaise sur le parrainage ne produise un préjudice irréversible sur les victimes potentielles. Ces dernières ont demandé l’application d’une procédure accélérée dont la finalité était d’avoir une décision avant l’élection présidentielle. La cour n’a pas donné une suite favorable à cette demande. Elle a considéré que même si la procédure accélérée pouvait être invoquée, la demande était devenue sans objet, à partir du moment où l’élection avait été déjà été organisée le 24 février 2019.

Dans la même logique, la cour a considéré qu’il n’était plus pertinent de prendre des mesures conservatoires pour une loi qui a déjà produit des effets irréversibles depuis deux ans. L’élection présidentielle n’est donc pas remise en cause.

Pouvez-vous revenir sur les décisions substantielles prises par la cour en rapport avec la loi sur le parrainage ?

Sur le fond, la cour s’est aussi prononcée sur trois points importants. Les deux premiers n’ont pas soulevé de controverses particulières. La cour a d’abord considéré que rien, dans la loi sur le parrainage, ne violait le statut des partis politiques au Sénégal. Elle a rejeté cet argument. Elle a ensuite décidé qu’aux termes de cette loi, tous les partis politiques sont traités de façon analogue, identique, voire similaire, et qu’il n’y avait, par conséquent, rien qui pouvait prouver le caractère discriminatoire de cette loi. Elle a aussi rejeté cet argument de l’USL.

Reste alors la demande de l’USL sur l’entrave de la libre participation des partis politiques à l’élection présidentielle de 2019. C’est là où la décision de la cour prend tout son relief. Elle combine son analyse juridique à un calcul mathématique infaillible et arrive à la conclusion que la libre participation n’était pas garantie. Aussi, elle conclut que le secret du vote est violé, dès lors que chaque électeur n’a le droit de parrainer qu’un seul candidat, ce qui est constitutif d’une forte présomption de vote. Au final, la cour décide que le Sénégal doit supprimer le système de parrainage en vigueur dans un délai de six mois.

Quels sont les enseignements qu’on peut tirer de cette décision ?

Il y a des précisions importantes à faire pour la clarté du débat. La Cour de justice de la CEDEAO n’a pas décidé la suppression de la loi sur le parrainage, mais la suppression du système de parrainage électoral tel que conçu au Sénégal. La nuance ici est subtile et très importante. Ce n’est pas le principe du parrainage qui est remis en cause, mais les modalités/systèmes choisis par le Sénégal pour le mettre en application. Les juges font un calcul d’une grande simplicité avec des données constantes et incontestables. Le nombre d’inscrits au fichier électoral est de 6 500 000.

La loi sur le parrainage exige au moins 0,8 % (53 467 signatures) et un maximum de 1 % (66 820 signatures) pour être candidat. Les partis politiques légalement reconnus, qui sont tous habilités à présenter un candidat, dépassent le nombre de 300. En partant de cette hypothèse basse (300 partis) et en leur affectant le nombre minimal de signatures requis par la loi, il faudrait un minimum de 16 millions d’inscrits dans le fichier électoral pour que tous les partis puissent présenter un candidat ; ce qui n’est pas le cas. L’entrave à la libre participation des partis politiques vient donc du fait que le seuil de 0,8 % ne permet pas à tous les candidats potentiels de pouvoir postuler. Combiné au fait que chaque électeur n’a le droit de parrainer qu’un candidat à la fois, il y aura forcément des candidats discriminés.

On peut donc valablement conclure que si le Sénégal avait fixé un seuil minimal plus bas, 0,3 % par exemple, la cour ne trouverait pas à redire sur l’entrave à la libre participation des partis politiques. Ce n’est donc pas le principe du parrainage qui est remis en cause par la Cour de justice de la CEDEAO, mais ce qu’elle appelle son système qui renvoie aux modalités d’application.

Le professeur Ismaila Madior Fall a parlé de "dérive" qu'il faut arrêter, de décisions parfois aux relents politiques, de "chaos jurisprudentiel". Quel est votre commentaire ?

Il me semble que son raisonnement est basé sur une décision de la cour portant suppression du parrainage. Or, comme je l’ai déjà mentionné, ce n’est pas le principe du parrainage qui est remis en cause. Cela change beaucoup de choses dans l’analyse et dans l’interprétation. Sur l’interprétation de sa compétence, le principe ici est que la cour a la compétence de sa compétence. Même si elle a eu à justifier sa compétence dans le passé sur la base de cas ‘’concrets’’ et non ‘’hypothétiques’’, il faudra tenir compte de deux éléments importants. La notion de jurisprudence constante ou de tradition jurisprudentielle n’emporte pas une rigidité dans l’office du juge. Celui-ci a la compétence de sa compétence et peut la confirmer, l’infléchir, voire aller à un revirement spectaculaire, sans que cela ne puisse être interprété comme un ‘’erreur’’. Le revirement de jurisprudence est une donnée judiciaire connue qui n’enferme pas le juge dans des certitudes imprudentes, au moment de se prononcer sur des contenus très mouvants.

Il s’y ajoute que dans cette affaire sur le parrainage, les enjeux et les circonstances, adossés à la ferme volonté de garantir le respect des Droits de l’homme, autorisent le juge à s’essayer à la notion nouvelle du ‘’risque imminent’’ qui protège le citoyen dont l’action serait vidée de sa substance, si le fait incriminé venait à être ‘’concrétisé’’. La théorie du risque et le principe de précaution, sans être univoques, sont au cœur du droit international. Je vois une Cour de justice parfaitement dans son rôle, consciente de ses prérogatives et ayant la ferme volonté de transcender les contingences politiques. Elle a assumé sa compétence et dit le droit.

Le Conseil constitutionnel sénégalais avait déclaré conformes les dispositions incriminées par la requérante. N'est-ce pas un camouflet pour cette haute juridiction ?

L’arrêt de la cour n’entre pas en interaction directe avec les décisions du Conseil constitutionnel. Les avocats du Sénégal ont essayé de faire valoir cet argument, sans succès. Le juge a tranché sur la base de la loi sur le parrainage clairement soumise à son office. Cette loi reprend les modalités pratiques de 0,8 % et 1 % requises pour être candidat. Le contenu de cette loi induisant un risque imminent de violation potentiel d’un droit de l’homme, le juge est dans son rôle de protection des droits humains. La question qu’il faut se poser est celle de savoir quelle serait l’utilité d’une Cour de justice de la CEDEAO, si elle ne pouvait pas se prononcer sur les actes posés par ses Etats membres dans son domaine de compétence ? Voudrait-on la vider de sa substance qu’on ne procéderait pas autrement. Il en est de même du débat sur la nature de la décision du juge prise en droit ou en opportunité. Faudrait-il encore le rappeler à l’intention de toutes les parties : l’opportunité de mettre un filtre pour réduire le nombre de candidats n’est pas remise en cause par le juge. Ce sont les modalités telles que le seuil et l’authenticité des signatures incriminées par l’USL qui étaient en cause. Le juge ne se prononce pas sur la Constitution, mais sur la loi sur le parrainage.

N’y a-t-il pas une immixtion dans les affaires législatives du Sénégal, comme le prétendait l'Etat du Sénégal ?

Le Sénégal est une nation souveraine qui a conscience de devoir vivre en interaction avec le reste du monde. Le Sénégal a toujours été un acteur majeur et remarqué de la diplomatie internationale. Il connait les règles du jeu et s’est organisé pour avoir une Constitution qui favorise ces interactions avec l’international. Les conventions internationales, régulièrement paraphées, signées et ratifiées, ont dès leur publication une autorité supérieure à celle des lois et sont incorporées dans le droit national. Nous sommes un pays dit moniste en droit international, qui considère que la convention reçue et incorporée fait partie intégrante du droit national. Elle est hiérarchiquement supérieure aux autres normes nationales. Cela est encore plus valable dans le cas d’une institution communautaire comme la CEDEAO.

Il faut rappeler, si besoin en est, que le droit positif de la CEDEAO et les décisions des juges de la Cour de justice font partie intégrante du droit sénégalais. La CEDEAO ne s’immisce pas dans notre droit. Elle génère notre droit. Elle est notre droit. Cela va au-delà de la question des Droits de l’homme. La CEDEAO a des politiques communautaires qui s’imposent à nous dans les domaines de l’agriculture, de la concurrence, du commerce et dans beaucoup d’autres secteurs. Une partie importante de notre souveraineté est concédée à cette organisation.

Par le passé, le Sénégal a refusé de se soumettre aux injonctions de la juridiction sous-régionale. Pensez-vous que cette décision fera exception ? 

La faiblesse congénitale du droit international réside dans sa difficulté à appliquer des sanctions effectives aux Etats. Les organisations internationales ont peu de moyens de contraintes pour faire appliquer leur décision. Ce n’est pas spécifique à la Cour de justice de la CEDEAO. En Afrique de l’Ouest, j’ai toujours noté le primat du fait national sur le droit communautaire, dans tous les domaines. Au-delà des règles contraignantes auxquelles ils sont soumis, les Etats favorisent l’application de leurs propres règles nationales, en contradiction avec leurs engagements internationaux, en toute impunité. Le fait est grave, mais récurrent. Sauf que le Sénégal, qui a toujours été un catalyseur de l’intégration régionale, ne doit pas faire comme les autres.

Nous avons une crédibilité à sauvegarder, un leadership à assumer, un rapport sincère au droit à affirmer et un respect de nos engagements internationaux en phase avec notre posture diplomatique ambiante. Vouloir remettre en cause nos acquis démocratiques par le jeu de postures politiciennes à l’effet de remporter des petites batailles électorales internes, est une gageure. Le refus de mettre en application cette décision de la Cour de justice serait incompréhensible. Nous aurons tous remarqué que les défiances du Sénégal aux instances judiciaires internationales sont en majorité liées aux compétitions électorales internes.

De plus en plus, les décisions des juridictions sénégalaises sont cassées devant cette haute juridiction. Quelle lecture on peut en faire ?

Cela montre que si nous avons une justice qui fonctionne relativement bien dans son office quotidien, toutes les décisions à relents politiques semblent aiguillonnées du sommet du pouvoir Exécutif. Les décisions judiciaires sénégalaises cassées ne résultent pas de procédures judiciaires transparentes. Elles sont des commandes politiques sans consistance, ni rigueur juridiques suffisantes. Il est logique que des juges supranationaux plus indépendants et moins intéressés en cassent la logique et disent le droit, rien que le droit.

Avec la sortie d’Ismaila Madior Fall, ne faudrait-il pas craindre pour l'avenir de la cour ?

Absolument pas ! La CEDEAO actuelle résulte d’un processus réfléchi, long et des fois louvoyant, mais ferme quant à la nécessité de l’intégration régionale. Celle-ci va encore se renforcer. C’est un processus irréversible et nécessaire pour nos Etats. Pour nos élites, il faudra s’habituer à devoir se délester de parties importantes de notre souveraineté, y compris judiciaire. Plutôt que d’affaiblir la cour, le débat doit être à son renforcement. Ses compétences doivent être élargies à tous les domaines. Des chambres nouvelles doivent être créées. Les juges doivent être de plus en plus spécialisés. Le fonctionnement de la Cour de la justice doit en arriver à dissuader l’immixtion des politiques dans le jeu judiciaire local. Les citoyens doivent avoir un recours supranational qui les protège des dérives politiciennes nationales. Mais surtout, des modalités de sanctions collectives opérationnelles devront être mises en branle pour lutter contre l’impunité ambiante. C’est cela le vrai défi.

Certains ont dit que cela remet en cause la légalité de l'élection de Macky Sall. Etes-vous d'avis ?

La décision de la cour sur l’affaire du parrainage ne dispose que pour l’avenir. Le juge a clairement rejeté les demandes de l’USL relatives à la procédure accélérée et à la prise de mesures conservatoires tendant à ne pas appliquer la loi sur le parrainage à l’élection du 24 février 2019. C’est le reproche principal qu’on peut faire à la cour. Elle aurait pu prendre les diligences nécessaires pour statuer avant la tenue de l’élection et avoir un impact sur celle-ci.

A ce stade, il lui reste à veiller à ce que le Sénégal revienne sur les modalités du parrainage dans les six mois. La problématique de la légitimité du président Macky Sall relève d’une posture politique compréhensible. C’est une approche légitime. Mais, du point de vue du droit, il n’est pas possible de revenir à un statu quo ante février 2019. Il nous reste à nous focaliser sur le moyen d’offrir au président de la République la sortie la plus honorable possible, avec une passation de pouvoir le 3 avril 2024, dans exactement 1 065 jours. Le Sénégal ne doit pas rater cette sortie. Le président Macky Sall n’a pas le droit de rater sa sortie. Le Sénégal ne le mériterait pas.

PAR MOR AMAR

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