Publié le 5 May 2012 - 07:55
KEN BUGUL - ÉCRIVAIN

''Ma 'folie', mon époux Mbacké-Mbacké et ma guérison''

 

Après avoir évoqué, dans un premier article, son parcours littéraire, Ken Bugul pourrait faire sienne, dans ce second, la métaphore nietzschéenne d'écrire avec son sang, c'est-à-dire son vécu. La trilogie semi-autobiographique ''Riwan'' - ''Le baobab fou'' - ''Cendres et braises'', rend compte, en effet, de la souffrance et de la délivrance de Mariétou Mbaye à l'état civil. Confidences...

 

Ken Bugul, après lecture de vos romans ''Riwan'' ou ''Le chemin de sable'', certaines femmes vous ont accusée de faire l’apologie de la polygamie. Est-ce la cas ?

 

''Riwan'', c’est la troisième partie d’une trilogie semi-autobiographique, après ''Le baobab fou'' et ''Cendres et braises''. D’ailleurs, quand on lit ''Cendres et braises'', à la dernière ligne, on retrouve le début de ''Riwan''. Je crois que c’est : ''Ma mère vient d’apprendre par la Mauresque et sa voisine que le marabout m’avait épousée''. Donc le deuxième livre annonçait ''Riwan''. Comme c’est une histoire ancienne, je suis revenue ici (au Sénégal), en 1978, après l’histoire tragique de ''Cendres et Braises'', qu’il faut absolument lire, qui parle de couples mixtes. J’avais vécu avec un Français, quand j’étais en France, qui m’a… (Elle cherche ses mots, elle hésite). J’ai connu des souffrances que j’ai racontées parce qu’il m’a même amenée à l’hôpital psychiatrique et tout ça. Quand je suis revenue épuisée, j’avais 36 ou 37 ans, les gens ne savaient même pas que je revenais. Je suis arrivée avec une toute petite valise, j’avais laissé toutes mes affaires, parce que j’avais été humiliée, frappée. J’avais tellement souffert de racisme de la part d’un homme avec qui je vivais et des trucs horribles, terribles. Quand je suis arrivée, la famille s’attendait au retour de l’enfant prodigue de Monte-Cristo qui revient avec ses malles pleines d’or. Moi, j’avais pas de malle, j’avais une valise pleine de tristesse, de souffrance. Je pensais trouver une famille, des amis, des voisins, une communauté, un peuple qui auraient pu panser mes souffrances et mes blessures. Et ils m’ont rejetée parce que je suis revenue de l’Europe. Je n’ai rien, pas de mari, pas d’enfant, pas ramené de trésor à distribuer et j’ai même failli y perdre la raison. Il y avait des gens qui disaient que j’avais été folle. Et quand je suis retournée à mes origines - comme on dit : ''quand on sait pas où on va, on retourne d’où on vient'' - quand je suis arrivée là-bas, c’était encore pire. Dans les grandes villes, il y a l’anonymat ; à part sa propre famille, ses voisins, on peut circuler dans Dakar. Je peux sortir à moitié nue, on dira : ''mais c’est qui cette folle-là ?'' Parce qu’on est dans l’anonymat.

 

 

Et en zone rurale...

 

Mais quand je suis retournée à mes origines, pensant que si je retournais dans le ventre de ma mère, je pouvais ressortir, renaître, là-bas, c’était pire. Dans les villages, parce que tout le monde se connaît depuis ma grand-mère, tout le monde chuchotait : ''il paraît que sa fille est revenue, qu’elle est folle''. Et j’étais pleine de souffrance parce que je croyais aux vertus, à des valeurs de récupération de nos sociétés traditionnelles qui avaient les capacités de récupérer les membres de la famille qui avaient des problèmes, de les aider à se reconstruire et à repartir. Tout le monde m’a laissée. Même ma propre mère avait honte, parce qu’elle avait honte dans sa communauté, du qu’en-dira-t-on par rapport à moi, que je sorte dans le village parce que j’avais rien, j’avais pas de bijoux, pas de mari, pas d’enfant. Alors que je souffrais atrocement.

 

 

Comment vous en êtes-vous sortie ?

 

C’est là que je retrouve ce marabout qui était un ami de ma grand-mère. Quand je suis arrivée, c’est la seule personne qui m’a dit, c’est comme si elle avait deviné et tout de suite, qui m’a demandé : ''Où est-ce que t’as été voyager ?'' Qui m’a redonné confiance et qui ne m’a pas critiquée ou jugée et qui m’a pas demandé : ''Qu’est-ce qui s’est passé ?''. Tout de suite, il m’a remis en confiance en me considérant comme une personne normale dans une société où tout le monde m’avait rejetée. Cet homme m’a réhabilitée. Comme je passais toutes mes journées chez lui et le soir, je retournais chez moi, et comme on sait dans nos traditions islamiques, qu'on ne peut pas rester dans l’intimité d’un homme comme ça, lui-même, il a fait faire la tradition : qu’on soit liés par les liens du mariage pour que je puisse avoir accès à lui, d’une manière beaucoup plus libre. Parce qu’il était très âgé, mais je n’ai jamais habité chez lui, j’habitais chez ma mère. Et là, j’ai compris, quand on dit par exemple que les marabouts ont trop de femmes ; normalement ils n’ont droit qu’à quatre femmes, toute autre femme en dehors des quatre femmes, soit c’est une esclave qu’on appelle une taara, ou bien on donnait les veuves, les femmes qui avaient les ''mandarga'' (handicaps), ou d’autres dont on dit qu’elles portent malheur, qui étaient rejetées par la société. Et ces femmes, dans notre société traditionnelle, n’étaient pas récupérées, ne se mariaient pas, développaient des névroses, devenaient folles, etc. C’est pour ça que le personnage du fou dans Riwan m’a intéressée. Il était arrivé enchaîné, peut-être que quand je suis arrivée moi aussi, j’étais enchaînée par la culture occidentale qui avait fait que j’avais voulu vivre avec un Blanc, pensant que j’étais une occidentalisée, et je me suis retrouvée dans l’humiliation la plus totale. Quand le marabout m’a récupérée, c’était pour me réhabiliter. Parce que traditionnellement, ce qui se faisait avec ces marabouts, quand ils prenaient ces femmes rejetées par la société, qui n’habitaient pas forcément avec eux, le marabout les libérait. Ainsi, on trouvait qu’elles avaient pris une bénédiction du marabout et tout de suite, elles pouvaient être réinsérées à nouveau dans la société. On pense qu’en la prenant, on prend aussi de la bénédiction du marabout. Donc je suis rentrée dans ce processus de réhabilitation, de reconstruction et de réhabilitation pour ma mère aussi. Parce qu’elle avait honte de moi, mais en devenant femme du marabout, j’avais un statut.

 

 

Quel a été le regard des gens à votre égard ?

 

Les gens chuchotaient à mon passage, à la limite on me demandait même de faire des prières. Comme j’étais dans l’intimité du marabout, donc je dois avoir même des dons pour la prière. Même jusqu’à présent, quand je vais à Sandaga, en pantalon, y a des disciples du marabout qui me reconnaissent. C’est Sokhna Mariétou de Serigne Khassim Mbacké, fais des prières pour nous. Parfois on me donne des billets que je prends allègrement. Malheureusement, ce genre de pratiques n’existe plus. Moi, j’aurais aimé que ce genre de pratiques existent toujours parce que ça servait de refuge au lieu de partir dans des hôpitaux psychiatriques où on est soigné à coup de valium. Y a plein de femmes qui souffrent de névroses tout simplement mais que nos sociétés n’ont plus la capacité de récupérer. On les traite de folles, de ''rap ou de djinné'' (esprits ou créatures malfaisantes), alors que simplement la personne avait besoin d’écoute ou d’évacuer. D’ailleurs, les cérémonies de ndëp, c’était ça. Quand je venais passer la journée chez ce marabout, j’observais et je posais beaucoup de questions. Et ces femmes n’étaient pas avec le marabout pour dire ''je suis SA femme'', mais elles étaient là pour leur salut en pensant qu'en faisant partie de son intimité, elles iraient au Paradis. Le marabout, il va nous servir d’escalier pour aller au Paradis. Mais c’était pas ''il est à moi''. D’ailleurs, dans ces familles-là, y avait pas de jalousie. Chacune ne pensait qu’à elle. Elles se lèvent, sont bien habillées, font de la broderie ; on leur envoie des choses. Elles ne s’occupaient que d’elles.

 

 

Donc vous défendez la polygamie ?

 

Mais il ne faut pas que les femmes aient peur de la polygamie. Il ne faut pas qu’elles se mettent dans la tête que l’objectif de la vie, c’est un homme. A la limite, on doit utiliser un homme pour nos propres objectifs et non accrocher notre vie jusqu’à la violence. Chez les femmes du marabout, il n'y avait pas de violence. Ces femmes-là, elles disaient ''Je''. Je me suis dit pourquoi moi j’ai passé 35 ans de ma vie, dont les dix ou les quinze à vouloir renoncer à moi pour le ''nous'', mon mari et moi. C’est là que j’ai dit que les femmes devaient sortir les hommes de leur tête. Il faut qu’elles pensent à elles. Ce n’est pas une institution la polygamie, ni la monogamie. Est-ce que la réalisation de notre existence, c’est par rapport à un homme ? Nous avons les mêmes responsabilités devant Dieu. Nous devons nous préoccuper de la vie, de la mort, de Dieu, de notre entrée au Paradis ou en Enfer. Il faut qu’on soit responsable de notre vie et non accrocher notre vie à un homme. Qu’on soit dans un ménage polygame ou monogame, pour moi, c’était pareil. Alors là, on a dit : si je dit ça, c’est que je défends la polygamie. En ce qui me concerne, moi Ken Bugul, avec ce que j’ai appris de ces femmes-là qui n’utilisaient le marabout que pour se réhabiliter, se valoriser, ou pour avoir une entrée au Paradis, on doit utiliser les hommes comme tremplin, et si c’est la polygamie, qu’est-ce que ça fait ? On est là à nous monter les unes contre les autres, mais pendant ce temps, les hommes se la coulent douce, et les femmes sont en train de s’entretuer et de se détruire au lieu de penser à se réaliser dans cette vie et dans l’autre. Même le rapport avec Dieu, ce n’est pas le mari qui t’emmène au Paradis, on n’est pas enterrés ensemble. On est tous égaux devant Dieu. Ce sont vraiment ces femmes, chez ce marabout, qui m’ont émancipée, qui ont fait de moi une femme moderne.

 

 

Au début, avec ''Le baobab fou'', votre premier livre, c’est la maison d’édition, les NEAS, qui vous avaient conseillé de prendre ce pseudonyme, Ken Bugul, car il trouvait le livre un peu dérangeant. Après plusieurs livres, peut-on dire que vous vous êtes complètement approprié ce pseudo ?

 

J’adore Ken Bugul, j’aime Ken Bugul plus que Mariétou Mbaye. Parce que Ken Bugul - ''personne n’en veut'' (en wolof), j’aime le nom en plus. Ça me permet maintenant, ''comme personne ne veut de moi'', de dire tout ce que je veux. Ça m’a libérée aussi, ce nom. Peut-être que si j’étais restée Mariétou Mbaye, j’aurais été un peu…, je serais Mariétou Mbaye quoi. Alors que Ken Bugul a cette liberté de ton, en même temps c’est un nom qui exorcise beaucoup de choses. J’en profite pour m’exprimer, faire du désordre et je suis prête à soulever les peuples d’Afrique contre leurs dirigeants.

 

Karo DIAGNE-NDAW

 

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