Publié le 15 Mar 2014 - 12:00
LANSANA GAGNY SAKHO, EXPERT EN DEVELOPPEMENT, DG EXPERTS VISION

 ''Un programme Sénégal émergent, c’est un peu trop''

 

Expert en développement et Directeur général de Expert Vision, Lansana Gagny Sakho jette dans cette interview un regard critique sur le Plan Sénégal émergent. Il passe en revue les grands projets du PSE et dit ce qu’il considère comme une contrainte pour le bon déroulement de ce programme.

 

Le Sénégal vient d’obtenir à Paris des engagements de financement à hauteur de 3729 milliards pour le Plan Sénégal émergent. Quelle appréciation avez-vous de ce PSE ?

Vous avez parfaitement raison parce que ce sont des engagements. Maintenant, ce qu’il faut, c’est lever les fonds. Mais, je pense qu’il faut revenir d’abord sur les principes et définitions de ce qu’on appelle pays émergent. Un pays émergent est un pays dont le Produit intérieur brut (PIB) est inférieur à celui des pays développés, mais qui vit une croissance rapide et dont le niveau des infrastructures convergent vers ceux des pays développés.

C’est ça qu’on appelle un pays émergent. Après ça, il y a les pays pré-émergents, comme l’Afrique du Sud, le Maroc. Donc, il faut être pré-émergent avant d’être émergent. Le problème de fond est : est-ce qu’on peut parler d’un Sénégal émergent ? Si c’est dans le cadre d’une vision, on peut dire un Sénégal émergent pour l’avenir, mais un programme Sénégal émergent, c’est un peu trop.

Mais il faut savoir qu’il faut des plans très ambitieux pour redresser ce pays. On a un taux d’alphabétisation de 49,2%. En termes de croissance du PIB, dans l’UEMOA, le Sénégal est avant-dernier en 2013, seulement devant la Guinée-Bissau. Sur le dernier Doing Business, on a un classement très mauvais, 178 sur 189. Tout cela montre qu’il y a énormément de travail à faire. Si c’est dans le cadre d’une vision, on peut dire Sénégal émergent, mais dire Sénégal émergent en 2035, c’est un peu trop.

Vous avez parlé de pays émergents et de pays pré-émergents. Où se situe le niveau de développement du Sénégal actuel ?

Je pense qu’on n’est même pas dans une phase de pré-émergence. Nous sommes, comme l’ensemble des pays de la sous-région, un pays très (il répète le terme) pauvre. Maintenant, ce qu’il nous faut, c’est de travailler pour aller dans la phase de pré-émergence.

Donc, si on n’est pas encore dans la phase de pré-émergence, est-ce qu’on peut parler d’émergence en 2035 ?

En termes de titres, le projet est très ambitieux, mais quand on entre dans les faits, on se rend compte qu’il n’est pas du tout ambitieux. Tous ceux qui ont analysé le document, je n’en ai pas vu un qui soit parti de la cohérence des programmes.

Ils sont tous partis dans les analyses des chiffres. Le PIB de la Côte d’Ivoire, c’est 13.885 milliards en 2013 et ils ont fait un taux de croissance de 9%. Le PIB du Sénégal en 2013, c’est 7718 milliards. Dans le PSE, ce que nous visons en 2018, c’est 11.000 milliards, moins que le PIB de la Côte d’Ivoire en 2013.

En plus, il y a le Burkina Faso qui a 6000 milliards en 2013 et avec un taux de croissance de 4% et nous, on avait 4% en 2013. Les chiffres ne sont pas ambitieux du tout. Est-ce que c’est par prudence, parce que le Président connaît son pays, ou bien c’est un manque d’ambition ? Je n’ai pas la bonne réponse. Ce qui est certain est que les chiffres tels qu’ils sont avancés ne reflètent pas une vision très ambitieuse.

L’autre point qui pose problème, c’est la vision. Dans la vision, ils disent : ‘’un Sénégal émergent à l’horizon 2035, avec une société solidaire dans un État de droit’’. Une vision, on ne met pas de date dessus. On n’aurait pu dire simplement, un Sénégal émergent avec une société solidaire.

Une vision combinée à l’action, c’est ça qui fait avancer les choses. Mais, une vision sans action ne fait que passer le temps. Et le gros problème est : est-ce que nous avons les hommes ? Le président de la République avait tous les leviers pour impulser le changement dans le choix des hommes. Le problème est : est-ce qu'avec l’équipe actuelle, le président de la République a les hommes qu’il faut pour bien exécuter ce plan ?

Est-ce que ce n’est pas pour ça qu’il a nommé hier (jeudi), Mahammed Abdallah Dionne, coordonnateur du PSE, avec rang de ministre ?

J’ai vu qu’il vient de nommer M. Dionne, un homme que je connais, un homme reconnu par ces compétences. C’est déjà un bon signe. Mais quand il nomme M. Dionne, je me demande aujourd’hui à quoi sert le ministère du Plan ? Dans toute l’architecture, on n’a pas parlé du ministère du Plan.

Le PSE a comme objectif une croissance de 7% à l’horizon 2018, est-ce que cette croissance à un chiffre peut permettre d’atteindre l’émergence ?

Il faut qu’on fasse attention avec les taux de croissance. La Côte d’Ivoire a fait un taux de croissance de 9% parce qu’ils ont dix ans de guerre. Ce qui est important dans les taux de croissance, c’est la valeur absolue et c’est sur la durée qu’on mesure l’efficacité des taux de croissance.

Avec notre PIB actuel, un taux de croissance de 7%, ce n’est vraiment pas du tout ambitieux. Mais, je préfère qu’on s’engage avec des chiffres réalistes que d’annoncer des chiffres qu’on n’est pas en mesure d’atteindre. Il faut qu’on soit réaliste. Un taux d croissance à deux chiffres, ça sera très difficile d’y arriver.

Après l’obtention de ces engagements, quelles sont les contraintes que le Sénégal doit lever pour mieux faciliter les investissements ?

Je pense qu’il faut avoir d’abord des programmes bancables. Les investisseurs ne vont pas venir nous jeter l’argent, ils vont regarder la cohérence des programmes. Quand vous regardez dans les infrastructures, il y a des choses que je ne comprends pas. Dans les infrastructures, ils veulent faire du Sénégal un hub logistique industriel régional et mettre les atouts géographiques dans leur position comme point d’éclatement des produits industriels. C’est mal connaître la géographie.

Notre pays est très mal situé pour être le point d’éclatement des produits industriels en Afrique de l’Ouest. La Côte d’Ivoire est beaucoup plus centrale et à plus d’atouts géographiques. L’autre chose, c’est le Mali. On fait beaucoup de commerce avec le Mali. Mais qu’est-ce que nous vendons au Mali ? Nous vendons au Mali du ciment, du pétrole et le Port de Dakar. C’est les 3 choses que nous faisons avec le Mali.

Nos industries ne sont pas capables d’exporter au Mali comme le font les industries ivoiriennes. L’année prochaine, peut-être qu’on ne va plus exporter du ciment au Mali puisqu’il y a les indiens qui y investissent. Donc le commerce de ciment entre le Sénégal et le Mali va disparaître. Le document a été fait mais on n’a pas analysé l’environnement externe du Sénégal quand on le faisait.

Tout est priorité chez nous, mais qu’est-ce qui est plus important entre faire une autoroute entre Thiès-Touba et faire une route de production entre Rosso-Sénégal et Saint-Louis ? Je pense que cette zone est prioritaire. Retaper la route entre Kaolack jusqu’à la frontière malienne est plus important que tout ça, si on veut faire un axe prioritaire. Dans les infrastructures, ils veulent faire un chemin de fer entre Dakar et Bamako.

Pour transporter qui ? Et combien de personnes ? Les types de train que les gens prennent pour aller à l’aéroport, ce sont les trains modernes. Je pense que ce qu’il faut faire, c’est de redynamiser le Petit train bleu. Au niveau des infrastructures, il y a de grosses incohérences qu’il faudrait lever. Peut-être que ceux qui ont fait le document, soit, ils ne connaissent pas notre pays, soit ils ne connaissent pas la sous-région.

Et pourquoi le secteur de l’agriculture qui est une priorité pour Macky Sall ne bénéficie que de 7,8 des investissements du PSE ?

Je ne pense pas qu’il y ait une dichotomie. Les sommes ne sont pas très importantes. Vous avez besoin beaucoup plus d’argent dans les infrastructures que dans l’agriculture. Mais dans ce secteur, il y a des incohérences qu’il faut noter. D’abord sur l’arachide. Quand on n’a pas d’unités de transformation industrielle pour l’arachide, je pense qu’il faut changer de paradigme. Il y a aussi la question du riz, un sujet qui fâche.

Pour le riz, on a un riz qui nous vient de l’Inde et un autre de la production locale. Quand le gouvernement dit que nous baissons les prix des denrées de première nécessité, ça veut dire qu’il n’y a pas de droits de douane, il y a la TVA. En ne mettant pas le droit de douane, le riz indien coûte à peu près 11.500F le sac et celui qui produit dans la vallée du fleuve Sénégal va vendre à 14.000F minimum le sac de 50kg.

Nous ne sommes pas compétitifs. Les producteurs de la vallée n’ont pas les moyens pour faire un riz qui réponde aux besoins des marchés urbains. Le riz indien arrive ici tout blanc alors que le riz de la vallée, à cause des problèmes de maîtrise des processus, quand il arrive ici, il n’est pas propre à la consommation, mais c’est un riz de qualité. Il faut encourager ce processus, mais il faut régler l’accès à la terre. On ne sera jamais une agriculture industrielle avec l’agriculture familiale. La houe et la daba, c’est fini.

Pour revenir à l’environnement des affaires, le ministre de la Promotion des Investissements et des Partenariats, Diène Farba Sarr, a annoncé que le gouvernement travaille à faire revenir l’impôt sur les sociétés de 30 à 25%. N’est-ce pas là une manière d’attirer les investisseurs ?

C’est une décision pour attirer les investisseurs. Mais, ce qu’il faut savoir est que dans la sous-région, nous sommes dans un environnement concurrentiel. Ce n’est pas faire revenir de 30 à 25% le taux d’imposition, qui va faire que les gens vont venir chez nous. Est-ce que nous travaillons assez, quels sont les nombreux de jours fériés que nous avons ? La pression syndicale qu’il y a ? C’est un ensemble de facteurs qui font que les gens préfèrent allez ailleurs que de venir ici.

Je ne pense pas que c’est faciliter la création d’entreprises qui va être la clé. C’est avoir d’abord un marché intérieur important, des facilités pour les investisseurs. Il faut revoir le plan, voir les priorités, voir les choses faisables et s’engager dessus. On ne peut pas gagner la bataille de l’émergence si nous ne réussissons pas à gagner la bataille en Afrique de l’Ouest. Je pense que c’est par là qu’il faut commencer. 

ALIOU NGAMBY NDIAYE

 
 

 

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