Publié le 8 Dec 2020 - 18:12

Les identités de Elsy 2020

 

À un public non averti : El Hadji Moussa Babacar Sy dit Elsy est une icône de l’histoire des arts visuels au Sénégal.

Il a fréquenté l’école dite de Dakar mais pour fuir tout conformisme apprêté, il s’est distancié de celle-ci en ralliant le laboratoire Agit’art pour en constituer une tête de proue avec notamment l’irremplaçable Issa Samb dit Joe Ouakam, artiste visuel, critique d’art, poète, bref homme de culture.

Les icônes sont des aimants mais également des repoussoirs (soit dit en passant, le repoussoir est aussi une technique picturale qui permet de créer de la profondeur colorée). C’est leur destin d’être aimés, adulés, imités, détestés…

Lui El Hadji Sy a fait plusieurs révolutions au sens également d’un tour complet d’une ellipse. A la seule différence que l’artiste évite systématiquement de s’empêtrer dans un certain confort, une posture de référence. Non El Hadji n’est pas une statue. C’est un homme qui marche, qui saute, qui sautille le plus souvent sur une corde raide. Remarquable posture nietzschéenne du funambule qui a fait du danger son métier. Une posture qui a donné à réfléchir sur la configuration actuelle du monde. Un monde qui a gelé en été comme en hiver. Un monde qui a eu peur et qui a encore peur. Car l’une des peurs primaires les plus communes est celle de l’inconnu. Ce moment du monde constellé d’incertitudes est gros d’interrogations sur l’après. Sur ce que nous sommes en train de devenir, sur ce que nous serons. Au final, des questions classiques dans l’histoire des idées posées, pour cette fois, avec une retentissante violence.

L’artiste a eu le temps de méditer sur la question. Sa prise de parole est nécessaire. Il faut parfois écouter ceux qui sentent le pouls du monde.

Il a mis en situation le fruit de ses cogitations au Village des arts, son village car il fait partie des premiers artistes avec notamment le laboratoire Agit’art à avoir déblayé les lieux abandonnés par les travailleurs chinois qui avaient construit le stade de l’Amitié afin d’y poser les œuvres d’art, d’y faire circuler des réflexions esthétiques. Par la suite, le ministère de la culture du Sénégal en fera ce Village si singulier, véritable patrimoine pour la ville de Dakar qui a suscité bien de l’intérêt même en dehors du Sénégal lorsque nous avons eu à le présenter en Asie et dans un récent ouvrage (1).

El Hadj Sy y expose présentement pour une durée non encore déterminée. Cette exposition sur le mur à la suite de l’entrée principale fonctionne comme un appendice actif de son atelier. Il exhume ses trésors. Des tableaux, des sculptures… L’artiste y déroule des happenings au gré de son inspiration et au son d’un jazz bien choisi : l’unique Miles Davis revient souvent dans la programmation. Une calebasse hérissée sur la tête, il met en exergue une seringue : le fameux vaccin contre le ou la Covid 19. Le nom du virus est lancé.

Ce virus qui interpelle encore s’aborde par l’humain.

Dans la mise en situation de ses oeuvres, El Hadji Sy a mis en valeur l’Homme sur un triptyque où l’on voit un visage se transformer pour ne devenir au final qu’un magma à l’ébullition contenue mais qui trahit la puissance du geste de l’artiste sur le support.

Que sommes-nous ? Que sommes-nous en train de devenir ? L’artiste parle d’identités, nous soulignons la « trans-morphose » (de morphḗ qui est la forme en grec ancien) qui allie la bête féroce en nous ( que la civilisation réprime justement), notre part humaine et ce déroutant entre-deux inoculé par l’organisme viral qui nous rappelle qu’il est d’une famille qui a été sur terre il y a un peu moins de quatre milliards d’années, bien avant l’humain.

Cette question de l’identité traverse les exposés anciens. Djalâl-od-Dîn Rûmî évoque dans « La quête de l’Absolu » (2)  le choix laissé à l’homme de déterminer sa propre identité et de réaliser personnellement sa propre quiddité. En d’autres temps, des penseurs modernes ont émis des avis sur la complexe question.

 Un contemporain évoque le seul précédent historique de ce temps. Amin Maalouf souligne dans le quatrième carnet sa dernière fiction littéraire publiée cette année «Nos frères inattendus» que l’effondrement immédiat de la civilisation des Aztèques et des Incas était une première historique. Et il note que ce que ces derniers ont connu « est en train de se passer sous nos yeux pour l’ensemble des sociétés humaines : une dévalorisation brutale de notre savoir, de notre vision du monde, de notre identité, de notre dignité. Toutes les cartes de l’histoire universelle viennent d’être mélangées et elles seront forcément redistribuées… » (3). Avec l’artiste, voici en partie, les raisons d’être inquiet au sens où Heidegger l’emploie.

Comme chez Maalouf, El Hadji Sy semble faire du beau temps passé une des modalités de la réelle mise en lien avec l’heure présente. Il en fait symboliquement cas en montrant des œuvres de 2008 tout comme d’autres de 2020.

Et il les renouvelle au choix. Comme pour dire que venir visiter cette exposition, c’est apprécier un spectacle unique…

Il ne faut pas oublier cette généalogie pour comprendre notre situation actuelle.

Il compose sa mise en espace en plusieurs pans. Il ouvre l’exposition à ciel ouvert par un tableau anecdotique sur un magistrat qui prête serment. Prêter serment, c’est prendre date. L’artiste prend date et fait tout juste après une référence au spirituel. Les évocations du tijanisme sont très frappantes avant sa vrille sur la méditation en composition végétale et non végétative. Il y évoque aussi la farandole inédite des dauphins lors de la commémoration de communauté religieuse musulmane layène en 2011. Des dauphins qui ont semblé répondre à l’appel du Mahdi des côtes capverdiennes et au-delà.

La transcendance est dans l’unité des signes et symboles : dans une autre œuvre, l’artiste marque ses trois pas dans des carrés alignés pour ensuite les rendre en négatif avant mettre en rappel les trois accents exclusifs de la langue coranique. Il scelle ainsi le lien avec le divin qui subsume sous l’un toutes les caractérisations de l’univers.

Après cette évocation spirituelle s’ébauche un masque sur un grand format qui campe juste un détail avec un bout de figure et la partie très gestuellement rendue d’une coiffe. Une majesté de la tonsure qui trouve en renvoi une autre évocation historique, celle faisant écho à Cheikh Anta Diop et l’Egypte antique.

L’artiste lie des figures en tire des socles dénotatifs avec notamment une autre œuvre qui montre un baobab qui se tord de rire. Il évoque ainsi une réponse de Senghor à ses détracteurs qui le soupçonnait d’avoir liquidé un brillant Normalien en la personne de Omar Blondin Diop. Il soutenait qu’il avait de quoi faire tordre de rire un baobab jusqu’au déracinement… Mais la figure de Blondin Diop évoque également un thème récurrent chez lui et Joe Ouakam. Ecrite et jouée en 1983, «Le lait s’était caillé trop tôt», une pièce de Issa Samb sur la mort toujours suspecte de Oumar Blodin Diop en 1973 en prison à Gorée a été un des catalyseurs du congédiement forcé des artistes du premier Village des arts, la même année.

L’artiste trace ainsi le chemin de nos turpitudes qui nous repositionne dans notre situation présente, également marquée par tous ces jeunes qui sont en train de se débattre dans les profondeurs de l’Atlantique, des cheveux raides comme unique bouée en voulant rallier un ailleurs occidental hypothétique. Il faut sûrement faire face comme la sculpture en bois qui porte le virus vaincu par le vaccin.  L’artiste trace d’autres pistes avec cette toile qui révèle ce bousier qui est en train de déplacer le virus. Il insiste sur les traces qu’il laisse. L’humain se pose des questions sur plusieurs facettes mais reste debout.

Elsy a fait le choix de faire son Off de la biennale de Dakar 2020 qui n’a finalement pas eu lieu à l’année dite. Il se pose avant le Partcours sans trop attendre.

Il a campé dans un lieu improbable, à l’air libre avec une distanciation possible qui permet de mieux s’approcher de ses œuvres et de sa conjonction des trois « C » : C 14, C 29, C19.

Carbone 14 pour évoquer l’histoire, la datation du legs universel qui part de l’Afrique.

Crash 29 comme la grande dépression de 1929 qui est la plus importante crise économique du XXe siècle. Une crise qui fait suite aux années 20 d’or et dont la théorie économique a encore du mal à justifier la survenue. Et en dernière instance, la C19 comme la COVID 19.

Une mise en lien qui laisse encore à réfléchir.

La réflexion et l’incitation à cette pratique est une constante chez El Hadji Sy. Il fait partie des artistes que font semblant d’oublier les nouvelles gardes parfois imprudentes notamment face à l’attrait artificiel d’un certain marché de l’art entretenu par ses nouveaux épigones fiévreux.

L’homme, l’artiste, n’a pas seulement laissé les empreintes de ses pieds sur la toile pour impulser une nouvelle direction au regard longtemps orienté de l’histoire de l’art… Au final, le tableau n’est pas que tableau, il est expérience esthétique, trace de la vie.

Massamba MBAYE, critique d’art, commissaire d’exposition

(1)États des lieux: De l’histoire de l’art en Afrique, éditée par: Eva Barois de Caevel, Koyo Kouoh, Mika Hayashi Ebbesen, et Ugochukwu-Smooth C. Nzewi, Dakar, Berlin : RAW Material Company; Motto Books, 2020, 338 p.

(2) Rûmî , Mathnawî, La quête de l’Absolu, Livres I à III

(3) Amin Maalouf, Nos frères inattendus, Ed.Grasset, 2020, pp 431-432 -en format numérique

 

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