Prendre en compte la gestion des conflits fonciers
La question foncière a été l’une des questions les plus délicates que le Sénégal a dû affronter au moment de l’indépendance. Si, la loi sur le domaine national de 1964 visait la suppression des tensions et des conflits dérivant de la coexistence d’un droit moderne introduit par le colonisateur et d’un régime foncier traditionnel au sein duquel la terre est un patrimoine collectif inaliénable, il n’en demeure pas moins qu’elle constitue aujourd’hui, une source, parmi tant d’autres, de conflits fonciers. Les conflits fonciers existants sont connus, mais on n’en a pas jusque-là saisi tous les contours, afin d’y apporter des remèdes.
Le foncier au Sénégal apparaît comme une réalité complexe et sa gestion administrative se révèle problématique. Cette difficulté tient à la multiplicité des acteurs intéressés par cette ressource mais aussi aux tensions occasionnées par sa rareté au niveau de certaines localités.
La mise en œuvre timide de l’acte 3 de la décentralisation laisse entrevoir une augmentation des conflits fonciers, parce que les potentialités de conflits, quand on aborde la question sous l’angle juridique et sous l’angle de la pratique, sont telles qu’on peut se laisser aller aux pessimismes.
La gestion des revendications que la décentralisation entendait prendre en charge, n’a pas été apaisée par le nouveau code des collectivités locales.
C’est le cas des conflits liés aux limites entre collectivités locales ,la mauvaise gestion de l’espace entre activités agricoles et pastorales, le confinement de l’élevage dans un espace réduit, l’avancée du front agricole, l’accaparement des terres. Il en est de même, de l’accaparement des instances de décision par les anciens maitres de terres, l’exclusion des jeunes, des femmes, des groupes vulnérables dans l’accès au foncier.
Avec l’option prise par l’État d’assurer une autosuffisance alimentaire d’ici 2017, il est à craindre, dés lors, que tout pouvoir de contrôle échappe aux collectivités locales. Celles-ci ne disposant pas d’outils juridiques et politiques nécessaires pour faire face à la plupart des conflits fonciers.
La sécurisation des droits fonciers est primordiale pour que la décentralisation réussisse. Or, la sécurisation foncière ne peut passer que par une résolution effective des conflits fonciers. Il devient alors primordial de prendre en compte dans les réformes en cours, les mécanismes de règlements des conflits fonciers durables et efficaces.
A ce titre, il urge de créer un environnement institutionnel et juridique adapté aux réalités locales. La réforme foncière relative à la loi sur le domaine national rentre dans ce cadre. La tâche de la Commission Nationale de Réforme Foncière (CNRF) semble délicate, car il s’agira de déterminer la place des investisseurs privés, de l’agriculture familiale, des femmes, des jeunes, bref de tous les groupes marginalisés dans le développement agricole. Mais il s’agira également de promouvoir l’équité entre les différents acteurs en vue d’une préservation effective de la paix sociale.
Et, il est heureux d’entendre Le professeur Moustapha SOURANG, président de la commission Nationale soulignait qu’il y a « de nouveaux droits, il faudra voir comment insérer ceux des femmes, des jeunes, et comment consolider l’exploitation des terres avec une sorte de clause de retour à la collectivité, pour qu’il n’y ait pas une forme d’aliénation définitive’’. Et, il ajouta plus tard que la commission était ‘’en train de réfléchir sur ces axes de réforme’’ mais que cela ‘’demande un consensus sur ces valeurs-là ».
En plus de cette réforme, il va falloir assurer aux ruraux l’accès à la justice, il ne sert à rien de mettre en place des textes juridiques dont l’application ne sera pas garantie à cause de l’inaccessibilité des justiciables, particulièrement des ruraux aux juridictions Étatiques.
Si les maisons de justice constituent une réponse à l’accessibilité géographique, il faut noter qu’elles ne sont implantées que dans le monde urbain. Elles sont absentes dans le monde rural où se passe la majeure partie des conflits fonciers. Mais, l’accessibilité implique également l’accès au juge .Dans ce cadre on note des contraintes relatives à la complexité des procédures d’introduction des recours et les formalités exigées des requêtes introductives d’instance. Les décisions de rejet dans nos juridictions actuelles pour irrecevabilité ou déchéance sont nombreuses.
Il faut donc créer des juridictions de proximité, des juridictions compétentes et des procédures juridictionnelles idoines pour sanctionner Les irrégularités, particulièrement celles liée aux actes administratifs d’affectation ou de désaffectations des terres.
Hormis le règlement juridictionnel des conflits, des modes « extrajudiciaires de règlement sont utilisés au niveau local. La majorité des conflits fonciers sont soumis à ce mode de règlement. On note un recours fréquent à ces instances de règlements qui utilisent la conciliation, la médiation, la négociation pour résoudre ou prévenir les conflits au niveau local.
En matière foncière, la conciliation est très utilisée dans les conflits entre agriculteurs et éleveurs. Pour le règlement de ce type de conflit, il est prévu un instrument, le décret n° 80-268 du 10 mars 1980 qui met en place des commissions de conciliation. Ce sont des commissions ad-hoc qui sont créées pour régler des conflits. Ces instances sont dissoutes une fois le conflit résolu. Ce ne sont donc pas des commissions permanentes et leurs décisions ne revêtent pas un caractère obligatoire. Ces commissions peuvent être de niveau départemental, d’arrondissement et régional. ; Selon l’article 31 alinéa 3 du décret n° 80-268 du 10 mars 1980, la commission départementale de conservation des pâturage est chargée de « concilier éventuellement éleveurs ou propriétaires d’animaux et agriculteurs ».
L’autre mode de règlement le plus utilisé dans les terroirs villageois est la médiation effectuée le plus souvent par les autorités villageoises, particulièrement le chef de village, les autorités coutumières et religieuses. Le but recherché est la restauration du lien social. Ces médiations sont des survivances de techniques traditionnelles de régulation sociale. Mais, les inégalités et les disparités sociales persistent le plus souvent et se reflètent dans les processus de médiation. Ces inégalités constituent un obstacle à la pleine participation des populations dans le processus de médiation au niveau des villages. De plus, les conflits sont fréquemment tranchés d’une façon contraire à ce que stipule la loi. On note ainsi une crise de la régulation « traditionnelle », dans un monde rural de plus en plus difficile à vivre les mutations économiques et sociales.
Le non fonctionnement des commissions foncières de conciliation et effectivité des médiations effectuées au niveau villageois, ainsi que le manque de confiance vis-à-vis des commissions foncières des communes rurales qui sont le plus souvent dirigées par les anciens maîtres de terre font que, tous les recours en matière foncière sont adressés au Centre Appui au Développement Local(CADL). Cependant, le fonctionnement de cette structure se heurte à de nombreuses difficultés comme le manque de moyens matériel, humaine et financière, un déficit de formation du personnel en matière de règlement extrajudiciaire des conflits.
Les possibilités de naviguer du système judiciaire à celui extrajudiciaire ou vice versa contribuent à l’imprévisibilité juridique et à la pérennisation de certains conflits. Ce pluralisme juridique laisse entrevoir l’importance de créer des passerelles entre la justice étatique et les procédés extrajudiciaires de résolution des litiges fonciers.
Assurer une sécurisation effective du foncier implique alors de créer les conditions propices à une inversion de perspective et ceci en renforçant la capacité des systèmes coutumiers à répondre aux enjeux de la modernité, du développement et de la sécurité juridique et judiciaire.
La commission nationale de réforme foncière, pour sa part, doit donc assurer un travail rigoureux de construction juridique et institutionnelle, qui donnera corps à une politique publique ancrée dans les normes et pratiques locales et prenant en compte la gestion des conflits fonciers,
Tabouré AGNE
Conseiller Municipal PIKINE EST
Président Commission Finance
Doctorant en Droit et Gestion des Collectivités locales