Publié le 3 May 2019 - 22:34
SITUATION ÉCONOMIQUE PRÉCAIRE

Le piège de la vérité des prix

 

Vivre comme un nabab et demander aux travailleurs de serrer la ceinture. Tel est le reproche fait à l’Etat qui promet de ne faire aucune augmentation de salaires, cette année. Les spécialistes mettent, par ailleurs en garde contre une application de la vérité des prix comme le requiert le Fonds monétaire international.

 

Dans les jours à venir, il ne faudrait pas s’étonner qu’il y ait une hausse généralisée sur les produits à forte consommation des Sénégalais. En effet, comme le révélait EnQuête dans son édition d’hier, des tractations ont, ces derniers jours, été enclenchés secrètement en haut lieu, entre des fonctionnaires du Fonds monétaire international et des représentants de l’Etat. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ces concertations n’augurent rien de bon pour les Sénégalais, particulièrement les ménages déjà assez éprouvés. En effet, l’institution de Breton Woods est formelle. L’Etat du Sénégal devrait tout bonnement appliquer la vérité des prix et cesser les politiques de subvention. Dans le viseur de cette institution internationale, il y a aussi certains programmes de l’Etat qui risquent d’être sacrifiés à l’autel des âpres négociations entre les deux camps. Et c’est mal connaitre les moyens terribles de pression dont disposent ces organismes internationaux, en particulier le FMI et la Banque mondiale.

Le président de la République lui-même le reconnait. Face aux syndicalistes avant-hier, il disait : ‘’Si on dépasse les limites, les conséquences vont être immédiates et désastreuses. Nous risquons de perdre la confiance de nos partenaires. Et si on perd cette confiance, vous savez ce que nous avions vécu, avec les plans d’ajustement structurel… Le jour où on dérape, c’est terminé. On va appliquer la vérité des prix. On va annuler les programmes sociaux. Ce n’est pas ma position. Nous tâcherons donc de ne pas dépasser les limites…’’.

Cette confession publique du chef de l’Etat en dit long sur la situation précaire que traverse l’économie nationale et sur la ligne directrice définie par le président de la République. Comme s’il était assis sur un œuf, le Sénégal risque à la moindre mesure de sombrer vers des déficits qui pourraient l’entrainer vers des politiques d’ajustement. C’est en tout cas, ce que l’on aurait cru, à entendre les récriminations du chef de l’Etat. De l’autre côté, si l’on en croit des fonctionnaires du FMI, le Sénégal aurait déjà franchi le Rubicon et aurait intérêt à aligner les prix sur la réalité du marché. Les deux parties avaient prévu de se rencontrer, hier, pour continuer les négociations. Nos sources de renchérir que les concertations risquent d’être rudement menées.

En tout cas, pour ce fonctionnaire de l’Etat, qui ne veut pas du tout s’épancher sur le sujet, il ne faudrait pas s’étonner, dans les jours à venir, de voir une flambée des prix comme ceux dérivés des hydrocarbures qui entrainent plus de 200 milliards de manque à gagner pour l’Etat, si l’on en croit Macky Sall. Dans le viseur du FMI, il y a directement les prix du carburant, de l’électricité et de presque tous les produits et services dépendant des prix des hydrocarbures. Les conséquences seraient simplement néfastes pour les couches les plus vulnérables de la population, renchérit notre interlocuteur.

Hausse des prix des hydrocarbures et conséquences

Et outre, concernant toujours les produits dérivés des hydrocarbures, il ne faudrait pas non plus s’étonner de l’augmentation des prix du pain qui, récemment, ont fait l’objet d’un protocole d’accord entre le gouvernement et les boulangers. En effet, si l’Etat a pu désamorcer cette bombe du pain, en consentant une baisse de 700 francs CFA sur le sac de farine, il faudrait attendre, quant à la mise en œuvre d’une telle décision. Quelle mesure prendra le gouvernement pour une compensation des efforts des meuniers ?, s’interroge notre source qui doute de la possibilité pour l’Etat de rendre pérenne cette mesure. En cas de hausse des prix des hydrocarbures, tous les secteurs : transports, électricité, boulangers, industries, tout le monde va le sentir.

Mais comment en est-on arrivé là ? A entendre le chef de l’Etat face aux travailleurs le 1er mai, on croirait que ce sont les efforts consentis pour l’amélioration des salaires, ainsi que du pouvoir d’achat des Sénégalais qui ont entrainé toute cette situation. Mais que non ! semble rétorquer l’économiste, enseignant chercheur à l’Université Cheikh Anta Diop, Meissa Babou. Selon lui, l’Etat n’a qu’à s’en prendre à lui-même. Pendant que le chef de l’Etat invoque la masse salariale et le service de la dette pour déclarer qu’il ne procédera à aucune augmentation de salaire, le professeur, lui, relativise et signale que 50% de cette masse salariale (environ 800 milliards FCFA) est consacrée à ‘’quelques 5% de hauts fonctionnaires’’. Pour lui, si le Sénégal en est arrivé là, il y a d’une part l’endettement qui ‘’nous tue’’ ; d’autre part, la surcharge de l’Etat, avec des agences à n’en plus finir, des institutions budgétivores comme le HCTT…

300 milliards consacrés à l’achat de véhicules

‘’Je crois que, si on est un peu sérieux et qu’on veut vraiment aller vite, comme on le dit, il faut réduire les dépenses publiques dispendieuses de l’Etat. On gagnerait ainsi quelques milliards à mettre de côté pour finir des chantiers ou pour rembourser la dette intérieure’’. Puis, il ajoute à propos du service de la dette : ‘’Qui est le responsable, si le service de la dette est important ? On leur (les gouvernants) a toujours dit qu’il y a un endettement excessif, mais, ils n’écoutaient personne. Le service de la dette est supérieur à la masse salariale’’.

Monsieur Babou estime ainsi que, c’est surtout à cause du train de vie de l’Etat que le pays traverse des moments difficiles. Citant le président de la République, il le pointe sur les 300 milliards consacrés à l’achat de véhicules, ainsi que les 140 milliards des agences et institutions budgétivores. ‘’Le Sénégal, dit-il, n’a que sa fiscalité. Et il y a une pression terrible sur certains acteurs identifiés qui paient pour tout le monde. A côté, il y a beaucoup d’acteurs qui sont exonérés par l’Etat lui-même ; et d’autres qui ne sont même pas identifiés, alors qu’ils devaient normalement payer. Tout ça, c’est de la responsabilité exclusive de l’Etat’’.

Très en verve, il préconise également de réorienter certaines dépenses à caractère social. ‘’On ne peut pas, dans un pays où les charges sont nombreuses, les ressources limitées, se permettre de donner gratuitement 40 milliards par-ci, 30 milliards par-là… En plus, ce sont des gens qu’on ne fait pas travailler. C’est de l’argent perdu. Pour moi, c’est uniquement pour avoir des suffrages qu’on a pris 300 mille sénégalais et qu’on leur donne 25 milliards par trimestre. Ça fait partie des surcharges de l’Etat et le gouvernement gagnerait à les réorienter pour ne pas dire les abandonner’’.

PLUS LOIN AVEC MEISSA BABOU, ECONOMISTE

La ruse du gouvernement

‘’Je pense que le Président de la République devrait surtout revoir sa communication et essayer de calmer l’ardeur des syndicalistes. D’autant plus que ces derniers, depuis des années, font des efforts dans les négociations avec l’Etat. L’augmentation des salaires est une donnée fondamentale. Le coût de la vie ne cesse d’augmenter. Les salaires ne valent plus ce qu’ils valaient, il y a 10 ans. C’est donc tout à fait normal que les salaires soient revus à la hausse, de temps à autre. Aussi, il ne faut pas perdre de vue que l’augmentation des salaires fait partie des leviers économiques. Et l’ancien régime l’avait d’ailleurs bien compris, en améliorant sensiblement et régulièrement les salaires des agents de l’Etat. Cela permet de booster la croissance.

Il faut savoir que ce sont les banques qui financent l’économie qui finance les consommateurs. Si ces derniers n’ont pas de moyens, les banques ne les financent pas et cela a des incidences sur l’activité économique. Ne pas augmenter le pouvoir d’achat des populations a donc des effets pervers sur l’activité économique et sur la croissance. Ce qui me dérange le plus dans ces déclarations, c’est qu’il y a 5 ans, l’Etat avait commandité une étude sur les salaires. Jusqu’à maintenant, rien n’a été fait. J’ai l’impression que c’était une politique de la ruse et que l’Etat cherchait juste à gagner du temps, face aux revendications des syndicats. Ce n’est pas sérieux. Il faut faire des efforts pour réduire les différences de salaires entre les agents de l’Etat. C’est comme ça que nous parviendrons à doter notre pays de classe moyenne. Celui-ci est la classe qui dépense localement ; c’est donc un moteur de croissance inclusive. La haute classe est saturée. Si vous leur donnez de l’argent, ils vont le dépenser à l’étranger.’’

Les chiffres magiques d’Amadou Ba

‘’Depuis l’arrivée d’Amadou Ba au ministère des Finances (Monsieur Ba a été remplacé lors du dernier remaniement ministériel), on a commencé à avoir des problèmes de chiffres. En 2016, entre l’ANSD et le service des statistiques du ministère des finances, il y avait des divergences. L’ANSD parlait d’un taux de 2,5% de croissance ; et il a fallu 72 heures à Amadou Ba pour nous projeter vers 3,5%. Il arguait que les agents de l’ANSD avaient oublié des données. Depuis lors, si vous regardez bien, c’est plus 1 chaque année.

Moi, en tout, cas je suis très pessimiste vis-à-vis de ces chiffres. Et puis, même si c’est vrai, c’est une croissance qui ne profite pas aux Sénégalais. A la limite, c’est une croissance appauvrissante. Le Sénégalais met son argent dans le téléphone et le bénéfice part en France, dans le ciment et le bénéfice part en France. Cela ne profite pas vraiment à notre économie. Or, le plus important, pour moi, est que les Sénégalais puissent sentir cette croissance et ce n’est pas vraiment le cas. On nous annonce des chiffres record dans l’agriculture, dans l’élevage… Cela a-t-il permis au Sénégalais d’accéder aux produits agricoles ou animaliers à plus bas prix ? Et ne parlons pas du secteur secondaire qui est pratiquement inexistant, en dehors de quelques grandes usines qui existent depuis belle lurette.’’

‘’L’Etat doit continuer à aider les Sénégalais’

‘’Le FMI est fidèle à sa logique : appliquer la vérité des prix, privatiser les entreprises nationales. Mais, dans tous les pays du monde, il y a des politiques de protection. L’Etat doit continuer à aider les Sénégalais dans des domaines comme la santé, l’éducation, les biens de grandes consommations… D’ailleurs, si l’Etat applique la vérité des prix dans ces biens, comme le demande le FMI, il y a des risques de soulèvement populaire. Le problème, c’est que quand la trésorerie va mal, l’Etat essaie toujours de fiscaliser ; alors qu’il devrait plutôt voir du côté des exonérations. Réduire aussi son train de vie.

C’est mieux que de faire supporter la note aux travailleurs et aux consommateurs. L’Etat n’a qu’à assumer les choix politiques que lui-même a pris. Toutefois, l’ajustement structurel est impossible dans le cas du Sénégal et des pays africains en général. On ne peut pas faire une croissance de 6 à 7% et courir le risque des PAS. C’est une hérésie. Il n’y a aucun risque, si les chiffres qu’on nous avance sont avérés. Maintenant, le risque qu’il y a, c’est que le FMI tape sur la table, pour exiger la vérité des prix et la privatisation des entreprises. Et moi, je ne suis pas contre pour ce qui est de la privatisation de certaines entreprises qui coutent énormément d’argent au budget national.’’

 

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