Publié le 11 Jun 2020 - 22:02
VOLTE-FACE REPETEES DU GOUVERNEMENT

La continuité de l’Etat, un principe à géométrie variable

 

Aussi volatile que le prix du baril de pétrole, l’engagement de l’Etat du Sénégal, dans ses relations privées ou publiques avec des particuliers ou des ONG, commence sérieusement à inquiéter certains observateurs.

 

Querelles d’ego, de leadership, ambitions politiques malsaines, luttes de places, appât du gain… Ils sont nombreux, ces facteurs qui poussent les ‘’élus’’ d’aujourd’hui à remettre totalement ou partiellement en cause les actes –bons ou mauvais - de leurs devanciers pour des considérations purement individuelles, foulant parfois au pied les intérêts de la République et de la population.

La remise en cause des termes du projet de restauration du ranch de Dolly en est la parfaite illustration. Un projet d’utilité publique qualifié de révolutionnaire par les éleveurs eux-mêmes de cette zone agro-sylvo-pastorale. Le motif, selon ces derniers qui se confiaient à ‘’EnQuête’’ dans son édition du 2 juin, c’est juste parce que c’est un ‘’excellent’’ projet qui ne porte pas l’empreinte du ministre actuel, mais de son prédécesseur, Aminata Mbengue Ndiaye.

Laquelle habite la même région et est responsable d’un parti concurrent. Même s’ils refusent de se prononcer sur de supposées considérations politiques des actes de Samba Ndiobène Ka, des spécialistes du ministère reconnaissent l’importance de ce projet qui n’aurait jamais dû être abandonné. En attendant de convaincre leur patron, l’espoir de milliers d’éleveurs en a pris un sacré coup, mettant ainsi en veilleuse les ambitieux projets du chef de l’Etat dans ce domaine, plongeant les ONG partenaires dans l’expectative.

Interpellé sur ces fluctuations permanentes dans certaines initiatives de l’Etat, le coordonnateur exécutif d’Enda Ecopop, Bachir Kanouté, déclare : ‘’S’il y a un plaidoyer à faire à ce niveau, c’est vraiment de demander aux autorités, surtout pour les initiatives en direction des couches vulnérables, de mettre en avant les intérêts des populations et de l’Etat. Quelle que soit l’équipe municipale ou ministérielle qui est là, ces besoins des populations, en termes de l’accès à l’eau, à la santé, à l’électricité… ne changent pas. Je ne vois donc pas l’intérêt qui peut présider à leur remise en cause.’’

Le discrédit de la signature du Sénégal

En ce qui concerne le projet expérimental de restauration du ranch de Dolly, l’objectif était fondamentalement de permettre aux populations de cette zone de trouver du pâturage dans le ranch. Conçu avec les éleveurs locaux et les techniciens du ministère de l’Elevage, le projet, comme informait ‘’EnQuête’’, avait pour but de permettre une gestion holistique du pâturage, afin d’augmenter la rétention en eau des sols, grâce au piétinement des animaux.  Pour ce faire, les éleveurs du ranch avaient mis une partie de leur cheptel à la disposition des chercheurs pour l’expérimentation. Celui-ci devait se tenir sur une partie de la superficie de la réserve pour une durée de 5 ans.

Pour remettre en cause le projet, Samba Ndiobène Ka a invoqué la surface importante qui a été mise à la disposition de l’ONG américaine. Laquelle surface, il faut le préciser, ne lui appartenaient nullement, mais devaient servir à l’expérimentation du projet construit avec les éleveurs et les techniciens du ministère.

D’ailleurs, 1 217 bovins, 522 ovins et 950 caprins, tous appartenant aux éleveurs locaux, ont été recensés pour mener l’étude. ‘’… Les terres du ranch étant devenues arides, il fallait regrouper le cheptel recensé dans le périmètre d’expérimentation pour une durée bien déterminée. Le piétinement des bêtes sur cette surface va améliorer le sol pour l’émergence d’herbes plus nourrissantes, grâce à la rétention de l’eau de pluie au niveau du sol. La gestion du projet était alors confiée aux éleveurs locaux, sous la supervision des techniciens du ministère de l’Elevage et des chercheurs de l’institut Savory et de l’ONG Heifer International’’, rappelait ‘’EnQuête’’.

L’impact, parfois, est incommensurable pour tous les acteurs qui tournent autour du programme. Mais ça l’est encore plus pour les bénéficiaires. Monsieur Kanouté témoigne : ‘’Ceux qui en pâtissent le plus, ce sont les couches les plus vulnérables, puisque ce sont elles les destinataires des projets que mènent les organisations de la société civile. Oui, nous perdons peut-être quelques investissements, l’énergie qui a été déployée, peut-être la confiance du bailleur de fonds, mais c’est surtout les populations qui perdent. Et c’est dommage.’’

Cet acte (rupture ou tentative de rupture) apparemment simple, dont l’Etat du Sénégal use et abuse surtout dans ses relations avec des nationaux, n’est pas toujours sans conséquence. C’est sa signature même qui peut en être sérieusement affectée. En 2013 déjà, des journaux américains, face à la tentative du gouvernement sénégalais de remettre en cause le projet de la Maison du Sénégal à New York, écrivaient : ‘’Si le président d’un pays pauvre d’Afrique vous contacte pour vous dire qu’il est prêt à payer 14 milliards (27 millions de dollars) pour acquérir un de vos terrains dans le centre-ville, ne le prenez pas au mot. Restez sceptique, au moins jusqu’à avoir l’argent en main’’, reprenait ‘’EnQuête’’. Le Sénégal était ainsi caractérisé ‘’d’Etat en faillite’’, incapable de tenir ses engagements contractuels. Le plus cocasse, c’est que le même gouvernement, après moult tergiversations, a fini par bénir ce qu’il avait pourtant maudit. En avril dernier, en pleine pandémie mondiale, il débloquait 15 milliards F CFA pour l’achat d’appartements dans le même immeuble dont il avait bradé le terrain nu à l’époque.

Le cas Akilee

Du point de vue purement privatiste, certains arguments avancés pour justifier la volonté de rompre le contrat avec Akilee pose problème à des experts. Le juriste d’affaires, Maitre Mouhamadou Bassirou Baldé, trouve peu opérant l’argument selon lequel le contrat serait léonin. ‘’A mon avis, les chances pour l’Etat de gagner sur la base d’un tel argument sont très minces. L’Etat est, en effet, censé être outillé. Aussi, ces genres de contrats sont généralement négociés sur une très longue durée. L’Etat a dû mettre en place une task-force avec ses différents techniciens et conseils juridiques. Donc, invoquer le caractère léonin me semble difficilement admissible. Toujours est-il que nous sommes en droit et il peut toujours y avoir des brèches à exploiter’’.

Le Juriste-fiscaliste, Ibrahima Bèye, lui se demande comment une entreprise comme la Senelec et son armada de juristes, d’ingénieurs et de hauts cadres, a pu signer un contrat dont les obligations et droits sont déséquilibrés en faveur de sa cocontractante qui est une start-up qui vient de naitre. Dans cette affaire, sous la houlette du Chef de l’Etat, les deux parties sont en train de négocier pour que Senelec rachète 80% des actions et laisse 20% à Akilee.

Rappelant le litige avec l’entreprise minière Kumba Ressources, Maitre Mouhamadou Bassirou Baldé craint surtout des conséquences néfastes. ‘’Certes, l’Etat peut remettre en cause un contrat pour diverses raisons, mais si cette remise en cause n’est pas justifiée, il peut être lourdement condamné. C’est donc à ses risques et périls. Je pense qu’ils auraient pu s’asseoir pour négocier et essayer d’améliorer certains termes du contrat qui peuvent poser problème’’.

Au-delà de ce risque énorme d’être condamné à payer des dommages et intérêts, l’Etat, par ces genres d’actes, peut décourager les investisseurs intéressés par le Sénégal. Sur le plan international, fait remarquer l’avocat d’affaires, cela peut déteindre sur l’image du Sénégal, sur sa signature. ‘’Lorsque ces remises en cause deviennent récurrentes, les investisseurs peuvent perdre confiance. Il faut savoir que quand une entreprise conclut un contrat, elle a déjà mis en place un business plan, un projet bien ficelé sur la base de l’accord ainsi conclu. Une remise en cause quelconque peut saper le bon fonctionnement de son projet. Le préjudice peut être colossal. Et personne n’y a intérêt’’.  

Ces volte-face permanentes de l’Etat ne sont pas spécifiques à ses engagements commerciaux. Au Sénégal, le rythme des projets et programmes semble sérieusement influencé par les changements de régimes, d’équipes ministérielles ou managériales.

A Enda Ecopop, l’on se souvient encore de ce projet avec l’Union européenne qui a failli leur faire pousser des cheveux blancs. C’était vers 2009-2010, pour un projet qui portait sur le budget participatif. Avec l’alternance au niveau des collectivités locales, la plupart des maires avaient remis en cause le programme, pourtant totalement orienté vers les priorités des populations. ‘’Cela nous avait créé des ennuis avec notre partenaire. Il a finalement fallu une bonne compréhension de notre partenaire qu’était l’Union européenne pour que le projet puisse survivre’’.

Face à la toute-puissance de l’Etat, le cocontractant n’a parfois que ses yeux pour pleurer. Surtout quand il s’agit d’un particulier, national de surcroit, qui n’a aucune entité pour le soutenir dans la défense de ses intérêts. Comparaison n’est certes pas raison, mais l’exemple de la traque des biens mal acquis en est une parfaite illustration. Des personnes de nationalité sénégalaise ont, du jour au lendemain, été expropriés de leurs biens, malgré des décisions leur étant favorables.

La faiblesse des institutions

Plusieurs raisons sont avancées par nos interlocuteurs. Selon le coordonnateur d’Enda Ecopop qui intervient sur le volet projet d’utilité publique, il ne faudrait pas perdre de vue qu’un ministre qui s’en va, part avec toute une équipe, ses conseillers, son cabinet, tout le monde. ‘’Donc, si le secrétaire général n’est pas très vigilant, cela peut poser problème à la continuité de certains projets. Cela pose même la question plus profonde de la perte de la mémoire institutionnelle. A toutes les échelles, on note parfois une déperdition totale de la mémoire qui devait permettre de capitaliser les actions’’, regrette-t-il, donnant l’exemple de la gestion des épidémies. Vers les années 2005-2006, se rappelle-t-il, le Sénégal avait connu le ver de Guinée qui faisait des ravages. Des actions très énergiques ont été déployées par l’Etat pour des résultats très encourageants.

‘’Nous étions arrivés à 0 cas au Sénégal. Avec le coronavirus, ces acquis auraient pu servir, s’ils ont été bien documentés et archivés. Quand je vois le ministre dire qu’il faut que les communautés s’engagent dans le cadre de cette lutte… Je dis qu’on n’apprend pas de nos expériences : nos succès et nos erreurs. Les nouvelles équipes essaient toujours de réinventer la roue. Alors qu’il y a des méthodes éprouvées qui ont donné des résultats’’. Ainsi, nous assistons à un éternel recommencement, au gré des intérêts individuels et ou politiques.

Pour le professeur Ngouda Mboup, cela relève d’une anomalie, de la faiblesse des institutions et de la gestion des ressources humaines. Il explique : ‘’Il faut savoir que l’Etat est une institution ; c’est une personne morale de droit public territorialement souveraine. Cela signifie que malgré les hommes qui changent, l’institution demeure. La signature n’est pas associée à des personnes, mais à l’institution. Quelle que soit l’équipe dirigeante en place, les engagements demeurent et doivent être respectés. Maintenant, si l’Etat estime que certains engagements ne vont pas dans le sens de la défense de ses intérêts, il peut toujours tenter de renégocier ou même de rompre, mais suivant une procédure bien déterminée. L’Etat doit évaluer le bilan coût-avantage d’une telle action.’’

Cela dit, le professeur de droit estime que cela peut aussi être révélateur de l’incompétence des ressources humaines. Soit il y a eu quelque part de l’incompétence, soit il existe des intérêts cachés. ‘’Au cours de l’exécution, certains intérêts peuvent naitre tout comme la politique peut interférer au gré des changements des gouvernements. ‘’L’Etat, insiste-t-il, est non seulement continuité, mais aussi permanence’’.

Mor AMAR

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