Publié le 1 Nov 2018 - 04:24
ABSENCE D’EPARGNE AU SENEGAL

Les pères de famille dans la logique des urgences

 

Epargner une partie de ses économies, bien qu’étant une nécessité, est considéré comme un luxe par bon nombre de pères de famille préoccupés par les besoins immédiats. Ce qui n’est pas le cas des dames qui ont fini de comprendre que le gaspillage n’a pas de lendemain.

Reportage

Assis devant sa boutique de vente de livres à Sandaga, à quelques mètres du centre commercial Touba-Sandaga, Moussa Mané, la cinquantaine, habillé d’une chemise bleue et d’un pantalon kaki, lit un bouquin en attendant l’arrivée d’un client. Bien qu’exerçant une activité génératrice de revenus, l’homme ne pense pas, pour le moment, à épargner une partie de ses gains. ‘’Epargner ? Franchement, je ne peux pas’’, répond-il. D’un air un peu surpris, il poursuit : ‘’Non, non, non. Nos revenus ne nous permettent pas d’épargner. Nous travaillons un mois dans l’année, c’est en octobre, pendant l’ouverture des classes. Pour le reste, on gère. Il y a la charge familiale, la location de la boutique, les frais de scolarité des enfants, etc. Avec tout ceci, on ne peut pas épargner, on survit.’’ Comme lui, nombreux sont les Sénégalais hors des circuits d’épargne. Quant à la Journée de l’épargne célébrée aujourd’hui, ils ignorent même son existence. Pour eux, la priorité est ailleurs.

D’après Moussa Mané le bouquiniste, le business permet de gérer les besoins au jour le jour. ‘’Même si on est malade, on vient s’assoir pour assurer notre business. Alhamdou Lilah, on arrive juste à joindre les deux bouts. Mais, l’épargne, il ne faut jamais en parler’’, lance-t-il en éclatant de rire.

En cette période de retour de Magal, le commerce est au ralenti à Sandaga. Le marché n’a pas encore retrouvé son monde. La circulation est toujours fluide. A quelques pas de la cantine de M. Mané, Sana Gassama, classeur à la main, attend un véhicule. Même agent de l’Etat, ce professeur d’économie générale au lycée Maurice Delafosse parvient à épargner ‘’difficilement’’. Et même quand c’est le cas, ce sont des montants dérisoires : 10 000 à 20 000 F et parfois même 5 000 F Cfa. ‘’Les besoins sont énormes par rapport aux ressources dont on dispose’’, indique-t-il. En réalité, ce que l’enseignant thésaurise peut difficilement être considéré comme de l’épargne. ‘’Quand c’est consistant, je le mets dans mon compte. Au cas contraire, je le laisse chez le boutiquier ou à la maison. Ce n’est pas de l’épargne pour l’avenir. C’est juste pour régler des problèmes conjoncturels. Au Sénégal, le salaire ne fait pas vivre, à moins qu’on soit politicien. Il faut racoler par-ci, par-là, aller faire des cours particuliers de gauche à droite, même si ça nous tue’’, confie l’économiste.

A côté du formel, l’informel aussi ne permet pas toujours à son homme de s’épanouir facilement au point de mettre de côté une partie des bénéfices. Vendeur de tissus installé à la gare Petersen, Alioune Ngom pense que le Sénégal est certes un pays stable où il est facile de trouver quelque chose à faire. Mais il est difficile d’y gagner sa vie convenablement. ‘’On peut rester dans un lieu où on gagne bien sa vie et, du jour au lendemain, on se voit déguerpir par les autorités. De ce fait, on est obligé d’utiliser le peu qu’on avait épargné. Donc, on repart de zéro. Parfois, c’est même décourageant et c’est ce qui pousse la plupart des jeunes à prendre les pirogues. On ne nous laisse pas travailler. C’est très compliqué d’avoir de l’argent dans ce pays et de faire des projets pour l’avenir’’, se désole-t-il.

Alioune demande ainsi au président de la République de leur chercher un endroit où ils pourront mener tranquillement leurs activités, afin de concrétiser leurs projets dans le long terme. ‘’Il arrivera un jour où on sera obligé de battre en retraite, s’occuper de ses enfants, etc. Mais si on n’a pas une activité stable, on ne peut rien prévenir. Personnellement, j’étais au boulevard du Centenaire où je gagnais très bien ma vie. Mais lors des déguerpissements, je suis resté des mois sans faire quelque chose de concret. Je vivais avec ce que j’avais épargné’’, narre-t-il. De Centenaire, Alioune s’est retrouvé à la gare de Petersen où il étale ses tissus par terre sur la voie qui mène à la gare interurbaine. ‘’Je sais que c’est pour un temps. Parce que les autorités municipales peuvent nous chasser d’un jour à l’autre. Mais nous n’avons pas le choix, nous sommes obligés de nous y installer pour mener notre business’’, dit-il.

Au nom de la famille

Non loin de lui, un groupe de vieux sont assis sur un banc adossé à une vieille voiture garée là. Interpellés sur l’épargne, l’un d’eux réagit. ‘’Avant de parler d’épargne, il faut au moins assurer la dépense quotidienne. Si on arrive à peine à l’assurer, comment peut-on économiser ? Nous sommes des soutiens de famille. Nous avons des gens qui dépendent de nous et nous ne souhaitons jamais les voir souffrir. Tout ce que nous gagnons, c’est pour nos proches. Si on ne gagne pas suffisamment pour subvenir à leurs besoins, nous ne pourrons pas épargner’’, dixit Baye Fall, chauffeur de car ‘’Ndiaga Ndiaye’’. Selon, ce sexagénaire, le transport en commun ‘’ne marche pas trop’’ comme avant. ‘’Plus on prend de l’âge, plus il devient impossible de gagner de l’argent pour ses besoins. Quand j’étais jeune, j’arrivais quelquefois à mettre de côté certaines sommes. Maintenant, ce n’est plus le cas. Actuellement, tout ce que je gagne, c’est pour mes enfants et mes proches. J’essaie de subvenir le maximum possible à leurs besoins. C’est ma seule préoccupation. Je n’envisage pas mettre de côté de l’argent pour quoi que ce soit’’, fait-il savoir.

Même philosophie chez son ami selon qui, quand on vit avec ses enfants, ses neveux, nièces, frères et sœurs, etc., qui comptent tous sur vous, ‘’on n’a pas le droit d’épargner’’. ‘’Si on n’arrive à le faire, c’est parce qu’on n’est pas digne. Car tu vas les priver de ressources qui auraient pu leur servir à résoudre un problème. Au moment où on garde de l’argent quelque part, il y a peut-être des gens dans notre famille qui n’arrivent pas à assurer les trois repas quotidiens. On ne peut pas être dans le luxe, alors qu’on a des proches qui vivent dans la misère. Personnellement, c’est ce qui m’empêche d’épargner’’, poursuit le vieux Mamadou Diop, tout de blanc vêtu, la barbe bien taillée. Tout en curant les dents, il précise s’être battu tout de même pour construire sa maison. Le reste tourne autour de l’aide destinée aux proches. ‘’Au Sénégal, dans une famille, c’est une personne qui travaille pour prendre en charge tout le monde. Seuls les gens qui ne vivent que pour eux-mêmes peuvent réaliser quelque chose’’, soutient-il.

La gent féminine prépare l’avenir des enfants

Si, pour les hommes, il est difficile d’économiser certaines sommes pour des projets futurs, c’est tout le contraire pour les femmes. A la gare Petersen, elles sont nombreuses à tenir leur commerce aux côtés des hommes. Ndèye Thiès est l’une d’entre elles. Depuis 2000, elle s’active dans la vente du petit-déjeuner. ‘’Je m’en sors vraiment, car j’arrive à subvenir à mes besoins et à épargner pour l’avenir de mes enfants. Je ne veux pas qu’ils vivent la même chose que moi. Quand on est en activité, on doit penser au futur. On peut tomber malade, etc. Or, dans les familles, de nos jours, c’est du chacun pour soi et Dieu pour tous. D’où l’importance d’épargner. On ne doit pas penser qu’au présent’’, souligne-t-elle. Toute souriante, elle s’occupe de ses clients à qui elle tend des bouts de pain contenant chacun la sauce de leur choix. Pour mettre de côté une partie de son bénéfice, cette jeune dame a un compte bancaire bloqué. ‘’Quand j’ai eu un montant important, j’ai acheté un terrain pour mes enfants. Mon expérience avec mes parents m’a permis de comprendre la vie. Ils étaient tous des commerçants, mais ils n’ont pas pensé à épargner pour leurs enfants. Quand j’ai commencé mes activités, je me suis dit qu’il fallait éviter cette erreur’’, déclare-t-elle.

A noter cependant une précision de taille de la part de cette interlocutrice. ‘’Mes investissements, c’est uniquement pour mes enfants et moi. Mon mari n’en fait pas partie. Car les hommes sont tous pareils, ils ne pensent qu’à eux’’, lance-t-elle. Pour cette dame, le temps des gaspillages dans les cérémonies familiales est révolu. ‘’Personne ne travaille plus comme un âne pour gaspiller comme un singe. C’est trop dur de se lever tous les jours à 4 h du matin et de rentrer chez soi entre 14 et 16 h pour se mettre aux corvées et se préparer le lendemain. On ne peut pas vivre comme ça éternellement. Il faut penser à investir dans un projet plus relaxant’’, dit-elle.

Sa thèse est appuyée par Coumba Ndiaye, résidante de Guédiawaye. Selon elle, les femmes sont maintenant ‘’conscientes’’. ‘’Je vends des bijoux et à chaque fois que j’ai des excédents, je les mets dans mon compte bancaire. Je suis également membre d’associations de femmes de mon quartier et nous faisons des cotisations mensuelles et hebdomadaires’’, rapporte-t-elle. Cela fait plus de 10 ans que Coumba est dans le commerce. Seulement, confie-t-elle, quand elle était célibataire, elle ne comprenait rien de la vie. ‘’Tout mon argent me servait à acheter des habits, des bijoux, etc. Cependant, les choses ont changé à mon mariage et notamment après la naissance de mon fils. C’est là que j’ai compris qu’il me fallait garder de l’argent pour le futur’’, avoue-t-elle. Depuis lors, son mari et elle gardent, chacun de son côté, un peu d’argent à chaque fois qu’ils ont un excédent. Et même l’allocation familiale de ses enfants qu’elle perçoit, cette jeune dame la met en banque.

MARIAMA DIEME

 

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