Publié le 16 Feb 2021 - 20:17
AFFAIRE OUSMANE SONKO

La justice à l’épreuve

 

A la majorité qui invoque un litige entre particuliers et s’en remet au verdict des tribunaux, le camp d’Ousmane Sonko oppose un complot politique et semble plus se fier au jugement de l’opinion. Pour les uns, le procès est la seule voie pour régler le différend. Pour les autres, il faut surtout un rapport de force pour ne pas subir la jurisprudence Karim Wade et Khalifa Sall. Certains spécialistes estiment que tout ceci est la résultante d’une crise profonde entre la justice et une bonne partie des justiciables.

 

C’est une situation bien triste pour la République. Et des jours incertains semblent se profiler à l’horizon. Dans une démocratie normale, tout le monde s’en serait remis à l’arbitrage du tribunal. Au Sénégal, chaque partie semble avoir ses propres ‘’juges’’. Au président de la République Macky Sall et les siens, les juridictions et les magistrats. A Ousmane Sonko et ses soutiens, le tribunal de l’opinion. Président du Think Thank Afrikajom, Alioune Tine estime que cette situation est assez préoccupante pour l’avenir de la démocratie sénégalaise. ‘’A vrai dire, c’est catastrophique pour l’image de notre démocratie, de l’Etat de droit. C’est catastrophique pour toutes les parties au conflit. Il faut savoir que la confiance des citoyens envers l’institution judiciaire, c’est indispensable pour la paix civile, la stabilité politique et sociale. C’est pourquoi il est impératif de sortir de cette impasse, le plus rapidement possible et le plus proprement possible’’, déclare Alioune Tine.

Mais comment restaurer cette confiance mise à rude épreuve entre l’autorité judiciaire et une bonne partie des justiciables ? En tout cas, le fossé ne cesse de se creuser depuis quelques années. Chat échaudé craignant l’eau froide, ils sont nombreux, les observateurs et analystes politiques, à croire que les précédents Khalifa Ababacar Sall et Karim Wade, pour ne citer que ces deux, ne sont pas pour arranger les choses.

Journaliste et observateur averti de la scène politique, le doyen Ibrahima Bakhoum explique : ‘’C’est de bonne guerre que certains puissent estimer que la justice ne sera pas rendue de manière impartiale et équitable, parce qu’ils ont fait l’expérience de certains dossiers impliquant des leaders de l’opposition. Même si, en l’état actuel, on ne peut rien préjuger du déroulement de la procédure. Mais on ne peut empêcher les gens de crier à la politisation et au complot. Certains se disent que c’est du déjà-vu, déjà entendu. Le sort de Sonko sera comme celui de Khalifa et de Karim. Personne ne peut l’éviter.’’

Comment en est-on arrivé à ce stade ? Pour le doyen Bakhoum, c’est surtout parce que tout a tendance à être politisé, dans ce pays. ‘’Voilà pourquoi certains pensent systématiquement que tout ce qui arrive aux opposants, c’est de la politique, quand bien même ces derniers peuvent avoir tort. Je ne parle pas de l’affaire Sonko. Je parle de façon générale’’.

 Embouchant la même trompette, Alioune Tine essaie d’expliquer pourquoi certains Sénégalais ont du mal à croire en la justice. ‘’Au-delà de la défiance par rapport à la justice, soutient-il, les ficelles de cette affaire Sonko sont très grosses’’. A l’instar de M. Bakhoum, il estime que, dans ce pays, certains ont l’impression qu’être membre de la majorité fait accéder à tous les droits. Le contraire serait aussi valable pour les gens de l’opposition. ‘’Les précédents Karim et Khalifa montrent la volonté d’écarter un adversaire politique. De plus, tous les dossiers judiciaires concernant les gens du pouvoir n’aboutissent jamais. Les gens de l’opposition qui rallient ne sont pas non plus inquiétés. Il nous faut, dans ce pays, un procureur qui soit au service de la société, mais pas au service du président et du ministre de la Justice’’.

Dans tous les cas, souligne le journaliste Bakhoum, tout le monde a intérêt à ce qu’il y ait une justice au-dessus de tout soupçon. ‘’C’est le souhait de tout le monde. Il nous faut une justice juste, qui s’appuie plus sur le droit que sur les devoirs de reconnaissance au titulaire du décret. En démocratie, la justice est le plus important rempart contre les dérives de tous bords, de toutes sortes. Il y va de notre survie, de la stabilité. La justice, quand elle est considérée comme partisane, c’est une menace pour la démocratie, pour la société, pour tout le monde. Mais, encore une fois, je parle de façon générale’’, a-t-il précisé.

De l’avis du président d’Afrikajom, les conséquences peuvent être fâcheuses. Il déclare : ‘’Si la justice et le droit n’arrivent plus à borner les dérives des représentants de l’Etat, nous sortons de l’Etat de droit pour vivre l’Etat de police et l’arbitraire. Moi, je pense qu’il est tant d’engager un vrai dialogue pour éviter d’engager 2024 dans les tensions, les violences et l’incertitude d’un horizon politique et économique assombri par les crises politiques et de la pandémie. Il faut re-dialoguer, repenser la démocratie, l’Etat de droit’’.

Selon l’ancien président de la Rencontre africaine pour la défense des Droits de l’homme (Raddho), cette crise pourrait être une opportunité pour améliorer la représentation démocratique et le leadership politique au Sénégal. ‘’On assiste à un ébranlement du dialogue politique, de l’unanimité des forces politiques et sociales autour de la Covid-19’’.

L’impérieuse nécessité des réformes de la justice

Pour se prémunir contre ces situations de remise en cause de l’institution judiciaire, certains professionnels estiment qu’il faudrait peut-être remettre sur la table les conclusions du Comité national de modernisation de la justice. Globalement, les réformes proposées à l’époque par ce dernier, présidé par le juriste le professeur Isaac Yankhoba Ndiaye, tournaient autour de trois axes principaux. Il s’agit du statut des magistrats, du Conseil supérieur de la magistrature et de la carte judiciaire nationale.

Selon certaines sources judiciaires, la mise en oeuvre de ces recommandations est indispensable pour redorer le blason de la justice. 

Relativement au statut des magistrats, l’option retenue, lors des concertations, était d’arriver à ‘’une objectivation’’ dudit statut et à ‘’un rééquilibrage des pouvoirs du parquet’’. D’après le rapport parcouru à l'époque par ‘’EnQuête’’, il est nécessaire, ‘’tout en admettant le lien fonctionnel entre l’Exécutif et le parquet, d’encadrer davantage les prérogatives que la loi reconnaît à l’autorité de tutelle qui, bien qu’inhérentes au système de référence, ne devrait pouvoir inhiber le principe d’indépendance qui profite à tous les magistrats, même   si celui-ci se présente selon une intensité variable, en raison des fonctions exercées : unité de corps, dualité des fonctions’’.

Aux fins de garantir l’indépendance des magistrats, le comité avait également demandé qu’on transfère la prérogative de proposer la nomination de certains magistrats, du ministre de la Justice au Conseil supérieur de la magistrature. Il devait en être ainsi des magistrats de la Cour suprême, des chefs de juridiction et de parquet, à l’exception des présidents de tribunaux d’instance.

Pour les autres magistrats, la prérogative de proposition reste, selon les recommandations, entre les mains du garde des Sceaux, sur avis conforme du CSM. 

Pour ce qui est de la proposition de nomination aux grades et fonctions, le ministre en avait la prérogative, après avis de la commission d’évaluation installée au sein du CSM sur la base de critères objectifs prédéterminés et transparents. Le comité préconisait également un encadrement strict du recours à la notion de nécessité de service. De même, il avait été recommandé une interdiction formelle des injonctions individuelles au parquet ; celle de toute atteinte à la liberté d’opinion du parquet à l’audience, etc.

Voilà, entres autres réformes, ce qui était proposé.

MOR AMAR

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