Publié le 19 Sep 2020 - 02:53
CONVOCATION SOULEYMANE TELIKO

Les magistrats en ordre de bataille

 

Pour dire non à ce qu’ils considèrent comme de l’intimidation, certains comités de ressort ont battu le rappel des troupes et prennent à témoin l’opinion.

 

La guerre de la justice aura-t-elle lieu ? Tout porte à le croire, si la chancellerie s’entête à casser de l’UMS. En tout cas, dans certains ressorts, les magistrats ont commencé à battre le rappel des troupes, multipliant les réunions pour savoir quelle attitude adopter, suite à la convocation du juge Souleymane Téliko, Président de l’Union des magistrats sénégalais (UMS). Dans la capitale, on n’a pas perdu du temps pour fustiger ce qui ressemble à de l’intimidation.

‘’Le Comité de ressort condamne sans réserve ces immixtions intempestives de la chancellerie dans le fonctionnement des instances régulières de l’UMS. Après des mois de perturbations du secteur de la justice, l’urgence est d’œuvrer à asseoir davantage un climat de sérénité et de responsabilité pour mieux répondre aux nobles aspirations de nos concitoyens’’, lit-on dans le communiqué parvenu à ‘’EnQuête’’.

Pour en arriver à cette sentence sans ambiguïté, ledit comité a relevé plusieurs vices qui témoignent de la volonté de la chancellerie à bâillonner ce segment essentiel dans la lutte pour une justice indépendante et forte.

D’abord, informe le comité, le président de l’UMS n’a eu, dans un premier temps, même pas droit à une convocation écrite. C’était le mercredi 16 septembre 2020. Le président de l’Union des magistrats sénégalais a été convoqué ‘’verbalement par l’Igaj sans motif indiqué’’. Le lendemain, alors même que le magistrat avait déféré à la convocation, on lui signifie un report jusqu’au vendredi (aujourd’hui). Et sur sa demande, cette fois, une convocation en bonne et due forme lui a été envoyée, mais toujours sans qu’aucun motif n’y soit précisé.

‘’Cette démarche assez singulière a justifié une réunion d’urgence du Comité de ressort de Dakar ce jeudi 17 septembre 2020, pour se prononcer sur la situation. Le président de l’UMS, en tant qu’élu et représentant légitime de l’ensemble des magistrats, s’évertue à défendre les intérêts matériels et moraux de ses collègues et qu’il n’a, à cet égard, aucun compte à rendre au ministre de la Justice. Cette convocation du président de l’UMS, qui intervient après la médiatisation de la démission du collègue Ousmane Kane par la cellule de communication du ministère de la Justice, prouve à suffisance que ce n’est pas la personne de Souleymane Téliko qui intéresse la chancellerie, mais plutôt l’UMS qu’on cherche à museler’’, souligne le document.

Pour le Comité de ressort de Dakar, il est hors de question de se laisser intimider. ‘’Le Comité de ressort de Dakar suit de très près l’évolution de cette affaire et réitère son soutien résolu et sans faille au président de l’UMS pour son engagement constant pour la défense des idéaux de l’UMS’’, affirment les magistrats.

Pendant ce temps, Saint-Louis préparait également une riposte à la dimension de ce que beaucoup considèrent comme une tentative de musellement. Tard dans la soirée, le Comité de ressort de la vieille ville, par un communiqué, a informé : ‘’Le Comité de ressort de Saint-Louis exprime son soutien total à notre collègue Souleymane Téliko, Président de l'UMS, et lance un appel à tous les autres à s'ériger en boucliers contre ce qui s'apparente à une tentative de liquidation qui ne dit pas son nom’’.

Mieux, les magistrats de Saint-Louis invitent leurs homologues à se rendre aujourd’hui à 10 h au siège de l'Igaj pour accompagner leur camarade. A l’instar de Dakar, Saint-Louis estime que la médiatisation, par le ministère, de la démission du juge Kane sont des preuves éloquentes de la volonté de la tutelle de jeter le discrédit sur l’organisation. ‘’Le ministre de la Justice pose des actes non équivoques destinés à entamer la crédibilité de l'UMS. Les plus récents sont la médiatisation de la démission d'un membre de l'association, en vue de faire croire à un mouvement de défections de ses membres et la convocation du président de l'UMS par l'Igaj pour être entendu sur des déclarations faites dans la presse’’. Et de fulminer : ‘’Une telle attitude est aux antipodes de la mission d'un garde des Sceaux dont le souci principal devrait être l'amélioration des conditions de vie et de travail des magistrats…’’

Il faut rappeler que les comités de ressort sont au nombre de cinq, dont les trois sont fonctionnels. Outre Dakar et Saint-Louis, il y a Thiès dont dépend le président de l’UMS Souleymane Téliko et qui est également engagé dans la bataille pour dire non à la tentative d’intimidation.

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La société civile met en garde

Face à ce que beaucoup perçoivent comme une tentative de musellement, la société civile prend les devants et lance l’alerte.

Tard dans la soirée, ‘’EnQuête’’ a reçu une déclaration signée par six organisations de la société civile pour témoigner soutien et solidarité au président de l’Union des magistrats sénégalais et à tous les magistrats qui luttent. Comme signataires, il y a la Raddho, LSDH, l’ONDH, l’ONG 3D, Africajom Center et Osidea. Dans le document, ils affirment avec force : ‘’Nous manifestons tout notre soutien et notre solidarité au président de l’Union des magistrats sénégalais, fervent défenseur de l’indépendance de la justice et à l’UMS, eu égard au rôle prépondérant et au combat qu’elle ne cesse de mener pour une justice indépendante, juste et équitable.’’

A en croire les signataires, l’organisation pourra également compter sur eux, dans le cadre de la lutte pour l’indépendance de la justice. ‘’Nous ferons face à toute velléité de fragiliser cette organisation essentielle pour la défense des intérêts matériels et moraux des magistrats, gage d’une justice forte et indépendante. Aussi, restons-nous vigilants quant à la suite qui sera donnée à cette convocation.’’

Joint par téléphone en début de soirée, le secrétaire général de la Rencontre africaine des Droits de l’homme, Sadikh Niass, condamnait déjà cette convocation du président de l’Union des magistrats sénégalais. Il disait : ‘’Si le président de l’UMS a été convoqué pour des opinions personnelles qu’il a eu à donner dans le cadre d’interviews, nous le déplorons avec la dernière énergie. Ce serait une violation grave des libertés d’opinion. Ce n’est pas parce qu’il est magistrat qu’il ne peut avoir son avis sur une affaire revêtue de la chose jugée. Je pense que n’importe quel citoyen peut avoir son opinion sur ça.’’

Embouchant la même trompette, son homologue de la Ligue sénégalaise des Droits de l’homme, Alassane Seck, estime que cette convocation n’est ni plus ni moins qu’une tentative d’intimidation. ‘’Nous sommes très préoccupés par cette situation. Souleymane Téliko parle ès-qualités, en tant que représentant des magistrats. Je pense que le ministère gagnerait à calmer le jeu. Les magistrats luttent pour l’indépendance et le respect de la loi ; c’est un combat juste. Des affectations comme celles de Ngor Diop sont inadmissibles. Il faut respecter le principe de l’inamovibilité des juges’’.

Pour beaucoup d’observateurs, c’est la posture inédite de l’Union des magistrats sénégalais dans ce dossier de l’affectation du magistrat Ngor Diop, par le biais des consultations à domicile, qui est à l’origine de l’ire de la chancellerie. Se prononçant sur ce dossier, Sadikh Niass dénonce : ‘’Tout ça contribue à affaiblir la justice. Cette affectation, nous l’avons fustigée. L’Exécutif ne doit pas pouvoir sanctionner un magistrat juste parce qu’il a rendu une décision. Il y a le principe de l’inamovibilité qu’il faut respecter.’’

Se félicitant du combat mené par l’UMS, il rappelle qu’ailleurs en Afrique de l’Ouest, les magistrats ont même des syndicats pour la défense de leurs intérêts. C’est le cas du Burkina Faso. Et d’ajouter : ‘’Il faut vraiment se garder de fragiliser l’institution judiciaire. Cela n’arrange personne. La justice est le dernier rempart dans un pays. Tout ce qui l’affaiblit ne peut nous laisser indifférent.’’

Pour sa part, M. Seck a tenu à témoigner tout son soutien au président Téliko et à tous les membres de son organisation. ‘’Nous leur témoignons notre soutien et nous leur demandons de rester fermes et d’avoir le courage de leurs idées. Les magistrats ont juré devant la nation, pas devant un pouvoir. Ils disent le droit pour le peuple, non pour des individus. Un magistrat, quelle que soit la pression, n’a le droit de dévier de son serment. Qu’ils sachent que le jugement de Dieu est au-dessus de toutes ces autres considérations’’, plaide le défenseur des Droits de l’homme.

TROIS DEMISSIONS EN DEUX ANS

Quand Dame justice ne séduit plus

Quoi qu’il en soit, cette situation ne fera que renforcer le climat délétère qui règne au sein de la magistrature sénégalaise, depuis quelque temps. Naguère considéré comme un corps très prestigieux et couru, le troisième pouvoir perd de plus en plus de sa superbe. Ils sont nombreux d’ailleurs à fuir l’institution pour aller chercher leur épanouissement vers d’autres cieux.

Ainsi, en seulement deux ans, trois éminents magistrats ont tout bonnement démissionné, renonçant à tous supposés privilèges. Outre Ibrahima Hamidou Dème, il y a Dionwar Soumaré et Djiby Seydi. Ce qui est inédit dans l’histoire de la magistrature sénégalaise. Avant ces derniers départs, d’autres ont quitté l’institution où ils ne se sentaient plus à l’aise. Et si rien n’y fait, la saignée va certainement se poursuivre, au grand dam des justiciables.

Institution à laquelle les magistrats accordent beaucoup de crédit, l’Igaj dépend toutefois de la tutelle, même si ses membres ont la réputation d’être intègres. 

Mor AMAR

 

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