Des pays de l’UEMOA tracent leur voie

C’est un moment charnière que vient de vivre la capitale sénégalaise. En l’espace de deux journées, Dakar s’est imposée comme le carrefour d’un dialogue stratégique entre créateurs, magistrats, décideurs publics et experts internationaux autour d’un même objectif, à savoir repenser la structuration de l’industrie musicale dans l’espace UEMOA à l’ère du numérique.
Organisés par la Société sénégalaise du droit d’auteur et des droits voisins (Sodav), en partenariat avec l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (Ompi), ces ateliers se tiennent dans le cadre du projet du Comité de développement de l’Ompi (CDIP), qui accompagne depuis trois ans les mutations profondes du secteur culturel dans plusieurs pays africains. Le coup d’envoi a été donné le lundi 26 mai, avec un atelier sous-régional de formation dédié aux magistrats et personnels judiciaires des huit États membres de l’UEMOA. L’objectif est de renforcer leurs capacités sur les spécificités du droit d’auteur et des droits voisins, à l’heure où la musique se consomme massivement en ligne.
Présidée par Samba Kane, conseiller technique au ministère de la Justice, la cérémonie a permis de souligner le rôle crucial que joue la justice dans la régulation de ce secteur. ‘’Les magistrats ont un rôle fondamental dans la structuration de l’industrie créative. Leurs décisions influencent directement la croissance du secteur’’, a déclaré Sherine Greiss, cheffe de projet à l’Ompi. Mais encore faut-il qu’ils soient préparés à faire face aux nouveaux enjeux posés par le numérique tel que le streaming transfrontalier, l’intelligence artificielle, la traçabilité complexe des œuvres. Aly Bathily, directeur-gérant de la Sodav, a plaidé pour une spécialisation judiciaire accrue, la création de chambres dédiées et l’intégration du droit d’auteur dans les programmes des écoles judiciaires. Une proposition a également émergé. C’est la création d’un guide de jurisprudence pour harmoniser les décisions dans l’espace communautaire. Car, sans une justice outillée, alerte-t-on, les mécanismes de gestion collective resteront fragiles.
Hier, la dynamique s’est élargie à toute la chaîne de valeur musicale. Le quatrième atelier national de formation technique a réuni artistes, producteurs, juristes et institutions autour des ‘’nouveaux modèles économiques’’ qui transforment le secteur. Cette rencontre s’inscrit dans le cadre d’un projet intitulé Projet de structuration de la filière musique au Burkina Faso et dans les États membres de l’UEMOA. Elle s’ancre plus précisément dans le contexte de l’exploitation en ligne des œuvres musicales, face aux nombreux défis que pose le numérique.
Dans une déclaration sans artifice, le directeur-gérant de la Sodav, Aly Bathily, a tenu à rappeler que l’enthousiasme ne devait pas faire perdre de vue les réalités du terrain. ‘’Nous sommes conscients que les résultats attendus ne seront pas atteints immédiatement. Il ne faut pas que nous nous bercions d’un certain narcissisme. Certes, il existe de réels talents au Sénégal, mais actuellement, le marché de la musique fait face à d’énormes défis’’, a-t-il lancé. Avant de souligner les deux principaux axes à renforcer : ‘’Améliorer la qualité des contenus pour qu’ils pèsent davantage sur le marché international’’, mais surtout ‘’relever le défi de la protection’’.
Pour lui, ‘’notre législation reste très fragile sur les questions numériques. S’y ajoutent aujourd’hui l’intelligence artificielle et les plateformes de streaming’’.
Le constat est clair : ‘’Sur le plan réglementaire, les États membres de l’UEMOA ont beaucoup de chemin à parcourir. Ils ont l’impérieuse obligation de renouveler leur législation pour l’adapter aux avancées technologiques.’’ Et de pointer l’un des grands paradoxes de l’économie numérique musicale : ‘’Le streaming, par exemple, constitue à la fois une opportunité et une véritable menace, si l’on regarde les chiffres mondiaux. Mais que gagne l’Afrique dans tout cela ? Rien. C’est la triste réalité.’’
Loin des discours consensuels, M. Bathily appelle à un sursaut : ‘’L’Afrique ne tire aucun profit réel de ce système. Le partage des revenus est inéquitable. Des milliards de revenus générés par nos artistes dorment sur des plateformes étrangères. Il est temps d’arrêter de nous endormir avec des compliments comme ‘l’Afrique a beaucoup de talents’. Oui, nous avons du talent, mais cela ne suffit plus’’. La Sodav, dit-il, ne prétend pas gérer tout l’écosystème : ‘’Chacun, à son niveau, doit prendre ses responsabilités pour que nous puissions collectivement construire ce cercle vertueux tant espéré.’’
Sénégal, locomotive continentale
Sherine Greiss a salué ‘’l’implication exemplaire du Sénégal’’ dans ce projet de long cours, en soulignant que cette dernière étape n’était pas une fin, mais un point d’ancrage pour de futures actions. Bakary Sarr, secrétaire d’État à la Culture, aux Industries créatives et au Patrimoine historique, représentant le gouvernement, a pour sa part appelé à ‘’mettre en place des modèles innovants, adaptés à nos enjeux spécifiques, afin que la jeunesse africaine puisse vivre de sa créativité’’. Et pour cause !
Selon le dernier rapport de l’IFPI, les revenus de la musique enregistrée en Afrique subsaharienne ont progressé de 22,6 % en 2024, franchissant pour la première fois la barre des 100 millions de dollars. Pourtant, l’Afrique de l’Ouest reste à la traîne, l’Afrique du Sud captant à elle seule 74 % des recettes.
Le Sénégal s’est distingué par son avance dans la gestion collective, notamment grâce à la plateforme Wipo Connect et par son travail législatif en cours pour adapter le droit aux usages numériques. Son écosystème musical, porté par des figures emblématiques comme Youssou Ndour, Baaba Maal, Viviane Chidid ou encore Wally Seck, bénéficie d’une reconnaissance croissante à l’international. Mais cette effervescence culturelle ne pourra se traduire en valeur économique durable sans des infrastructures solides et un cadre juridique réformé.
Vers une harmonisation régionale
Ces ateliers, inédits par leur approche transversale croisant les préoccupations juridiques, économiques et culturelles, illustrent une prise de conscience nouvelle. L’industrie musicale est à la fois un levier de croissance, un outil de diplomatie culturelle et un pilier de la souveraineté numérique. En misant sur la formation des magistrats, la structuration des marchés et la coopération régionale, le projet CDIP ouvre la voie à une harmonisation des politiques culturelles dans l’espace UEMOA. Comme l’a souligné un participant : ‘’Il s’agit désormais de faire de la propriété intellectuelle non plus un enjeu marginal, mais une priorité de développement.’’
Alors que l’atelier s’achève ce mercredi 28 mai, tous les regards sont désormais tournés vers la suite. Pour que, demain, un artiste ouest-africain n’ait plus à choisir entre passion et survie. Et pour que la créativité africaine devienne enfin le moteur d’une prospérité partagée.
MAGUETTE NDAO