Publié le 3 Apr 2018 - 00:05
EN PRIVE AVEC FATOU KANDE SENGHOR (REALISATRICE)

‘’Sur les plateaux de cinéma, certains hommes nous prennent pour des femmelettes’’

 

On la découvre aujourd’hui plasticienne, demain cinéaste,  après-demain photographe ou écrivaine. Fatou Kandé Senghor est de ces artistes qui savent prendre des risques et pensent qu’être artiste, c’est être pluridisciplinaire. Dans cet entretien avec ‘’EnQuête’’, elle revient sur sa rencontre avec Sembène Ousmane, ses rêves et ses projets.

 

Depuis  quand faites-vous du cinéma ?

J’ai passé le Bac au lycée français Fustel de Coulanges, à Yaoundé, au Cameroun. Après, je suis allée à Lille, au nord de la France, étudier les langues et les civilisations anglophones. Il me fallait une option, alors mon frère ainé m’a suggéré de prendre Filmologie. Je venais d’avoir 18 ans. Ce cours était dispensé par une dame extraordinaire du nom de Louisette Fareniaux, qui en savait un rayon sur le cinéma du Sud (que j’ignorais) et Charles Tesson qui était alors critique au ‘’Cahier du cinéma’’, revue de cinéma qui était la référence en France.

J’étais très bien encadrée, j’avais une vidéothèque très bien achalandée, donc une tonne de films à voir, à décortiquer, à comprendre et à commenter. J’ai passé trois ans d’affilée dans cette faculté avec des stages sur des tournages, des lectures, des conférences, des discussions avec mes pairs (qui étaient de tout âge et de toutes les origines) qui m’ont donné une passion vraiment formidable. Je suis capable de regarder toute sorte de film, de tout format, toute durée, en langues originales, sans me lasser. J’ai vu un nombre de films du passé en particulier qui m’impressionne encore aujourd’hui. C’est grâce à ces deux professeurs que je connais les films de mon continent (fictions et documentaires).

Qu'est-ce qui a motivé votre choix de devenir réalisatrice ?

A mon humble avis, une réalisatrice  est  un technicien. C’est une opportunité qui se présente ou ne se présente pas. Parfois, c’est un métier dans une structure sur un temps donné et parfois, c’est sur des projets particuliers. D’autres fois, c’est un coup de cœur sur un seul projet. Je suis donc une technicienne ‘’réalisatrice’’  sur des productions pour lesquelles on me confie cette tâche, parce que j’ai la capacité à gérer un plateau à ma manière. Je n’en fais pas un grade, ni un galon. Pour moi, c’est avoir une capacité très humaine à fédérer des professionnels pour qu’ils fassent leur boulot en harmonie. C’est donc la gestion des autres techniciens et des acteurs qui ont signé un contrat avec un producteur qui ne dort pas tant qu’il n’est pas allé au bout d’un projet pour lequel il doit rendre des comptes. Il faut que l’on se souvienne de cela.

En revanche, porter un projet, le penser, le voir grandir, le mettre à disposition d’autres créatifs pour qu’ils y participent et se l’approprie aussi, c’est cela que je trouve fort et qui peut nous donner matière à frimer  un peu, mais juste un peu. Je préfère ‘’notre film’’ à  ‘’mon film’’. Dans la chaine du cinéma, être la réalisatrice n’est pas ce que je préfère d’ailleurs.  La directrice artistique, c’est cela qui me plait le plus, quand on met tout en place, le réceptacle artistique qui va accueillir tout le projet. Cela est valable pour le documentaire comme pour la fiction.

Vous êtes une artiste pluridisciplinaire. Quelle place accordez-vous au cinéma entre tous les arts ?

Je suis une pluridisciplinaire, parce que je suis une Artiste. Ma définition justement d’un artiste, c’est la pluridisciplinarité. L’art n’est pas cantonné aux secteurs culturels et créatifs. Il est transversal, parce qu’il parle de politique, d’économie, de social, de développement, et la liste s’allonge. De plus, le cinéma n’est pas appelé 7e art pour rien, il combine tellement d’ingrédients. Je suis une voyageuse, parce que mes parents étaient des voyageurs. Entre 3 et 18 ans, ma famille avait vécu aux Etats-Unis, au Ghana, au Bénin, au Togo, au Nigeria, au Cameroun, en Afrique du Sud, en Belgique. Vous pouvez imaginer comment des enfants comme nous (mes frères et sœurs et moi) avons été exposés à toutes les cultures et savoirs du monde.

C’est impossible que tout cela ne se reflète pas sur ma pratique esthétique. J’ai une anecdote intéressante : lorsque Sembène me dit que je ferai les costumes sur son film ‘’Faat Kiné’’, je lui demande pourquoi, il me dit : ‘’Parce que tu es une panafricaine, tu as mis ton nez partout, tu peux comprendre ce que j’écris.’’ J’ai fait ce film sans aucune connaissance spécifique de ce poste. Et après, au même poste, j’ai fait un film avec Med Hondo, Moussa Sène Absa et plein d’autres à l’étranger, sans me faire une carte de visite ‘’Costumière’’.

Cela fait partie de mon parcours artistique. Il y a quelques mois, j’ai fait les costumes du film d’Angèle Diabang. Pour moi, tout cela est normal. Ma photographie, ma gravure, mon écriture, mon hip-hop, ma vie, mes enfants, mes formations, c’est tout cela mon cinéma. Je ne sais même pas quel pourcentage j’accorde ou non à une discipline donnée. Je suis sur des projets qui me plaisent, c’est tout. 2018 et 2019 seront des années séries Tv et développement de fictions, mais elles ont été précédées par tout le travail de recherche, de photographie, de documentaire, avant de produire ce projet qui devient une fiction. Pour moi, ce sont des  continuités logiques.

Pour vous, est-ce qu'il y a des différences entre le ''cinéma féminin'' et celui ''masculin''?

Il nous faudrait tout un magazine pour débattre de la question. Nous parlerions d’empathie à ce moment-là et pas de genre (rire). Je suis une telle consommatrice de films que très souvent, je peux dire si c’est un homme ou une femme qui a fait ce film. C’est le regard qui est différent. Vous me direz que d’une personne à l’autre le regard est autre. La différence entre les deux, moi je la ressens toujours dans les histoires, même si les tous les cinémas me parle, bien sûr. Je prends toujours l’exemple de mon film fétiche : ‘’Le Parrain’’ de l’Américain Coppola. Une femme se serait intéressée à toutes les épouses et les filles de ces beaux gangsters, en faisant un tour dans leur univers (cuisines, chambres et espace de fêtes) pour nous parler de leurs psychologies. Je me rends compte que les films qui sont mes références sont très souvent des films de femmes du monde entier. Dans ma bibliothèque, j’en ai beaucoup, mais ceux-là, je les regarde très souvent : ‘’Les silences des palais’’ de la Tunisienne Moufidlatlatli, ‘’La leçon de piano’’ de la Néo-Zélandaise Jane Campion, ‘’Gazon maudit’’ de la Française Josiane Balasko, ‘’Monster’’ de Patty Jenkins, ‘’Mariages’’ de Valérie Guigna Bodet, ‘’Trois hommes et un couffin’’ de Coline Serreau…

En tant que femme, à quelles difficultés faites-vous face ?

Aujourd’hui, je ne peux pas dire que j’en ai qui soit différent de ceux des hommes de mon pays, c’est un secteur qui est en difficulté pour tous. J’ai 47 ans, j’ai fait mon chemin de croix, j’avance dans ma vie, sereine. Cependant, on ne peut nier que nous restons dans un univers dominé par des hommes (beaucoup sans grande compétence), j’allais dire par héritage du projet de quelqu’un d’autre ou par nostalgie d’une époque ou l’on avait sa bande de jeunes frères et sœurs que l’on rassemblait pour faire son cinéma. Il y a ceux qui sont arrivés au cinéma attirés par les revenus financiers du cinéma, donc ils protègent leur terrain de chasse de toutes leurs forces. Il y a de tout. Il y a de gros misogynes qui auront toujours du mépris pour les femmes, même s’ils se retrouvent au marché de poisson. La question de la compétence, on ne la pose que pour les femmes.

Beaucoup d’hommes, sur les plateaux de cinéma, passent leur temps à penser que nous sommes des femmelettes et à alimenter des ragots (rire). Même les hommes qui n’ont aucune animosité contre nous pensent ‘’faire pour nous’’ ; c’est une déformation culturelle. En tout cas, moi Fatou Kandé, j’existe. Je n’ai pas d’ego surdimensionné sur un plateau. Tout le monde le sait, c’est le partage et la transmission qui me motivent. Mais je répète : J’existe depuis un moment et personne ne pourra se targuer de m’avoir sortie d’un coin pour me construire et me sponsoriser ou me présenter au monde. J’aime les synergies, l’harmonisation, le courage et l’abnégation. Résistante et visionnaire, je le suis jusqu’au bout, ouverte et toujours prête à créer avec les autres, parce que je vis dans mon pays, sur mon continent, dans un monde où ma voix doit compter aussi. Point. Les difficultés, pour nous soufis, ça fait partie de notre densité pour une meilleure élévation.

Parlez-nous de vos projets ?

Yes, les projets, tout plein, trop même. Le premier, c’est la série ‘’Walabok’’. Après le livre publié, la collaboration avec de jeunes réalisateurs, de nouveaux artistes visuels, de la musique de folie ; une expérience nouvelle parce que c’est un projet de télé avec son style à lui entre live-docu et fiction, donc un laboratoire, ce qui est tout à fait moi. Un projet qui devra inciter tout le hip-hop africain à développer cet axe dans leur hip-hop. Quand j’en parle, je ne tiens pas debout. J’ai également deux projets de fictions en écriture : une durant une résidence en Suisse à Lavigny sur ma Casamance et une autre à Shangai qui se passe à Djenné, dans les années 1930. Je suis toujours aussi à Warustudio. C’est un espace que j’ai créé, qui est à Dakar et entre les mains de jeunes curatrices du monde entier pour offrir de nouvelles expérimentations visuelles. J’ai aussi un espace de formation à Thiès (là où je vis) en gestation. Je prie pour rester en vie pour accomplir tout cela et bien sûr travailler sur les projets de tous les créatifs ouverts et soucieux de donner à ce continent toujours plus.

BIGUE BOB

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