Publié le 12 Jan 2019 - 23:59
JULES GUEYE (TROMPETTISTE)

 ‘’Certains musiciens ont du mal à se surpasser’’

 

Son talent d’instrumentaliste n’est plus à démontrer. Il en a encore donné la preuve, avec la sortie de son dernier album, dans lequel il rend un hommage à son défunt ami Habib Faye. Jules Guèye, qui fait partie des meilleurs musiciens de sa génération, a donc son mot à dire sur l’état de la musique au Sénégal. Et dans cet entretien accordé hier à ‘’EnQuête’’, il ne se prive pas de le faire. Sur un air Intégrale !

 

Pouvez-vous nous parler de votre dernier album ?

Il est une Intégrale, en hommage à Habib Faye qui était un ami. On était souvent ensemble. On a partagé beaucoup de choses. Je prenais part à ses prestations et il en faisait de même lors des miennes. J’ai joué dans son dernier album et participé à son dernier concert à Dakar. La musique du morceau qui lui est dédié était un sujet de discussion entre nous deux. On ne s’entendait pas sur la tonalité. Il a toujours joué ce morceau en majeur. Moi, j’ai fait une transposition en mineur. La dernière fois qu’on a partagé un plateau, il s’est montré très intéressé par mon choix. On en discutait. C’est pourquoi, après son décès, j’ai décidé de lui rendre hommage, en reprenant ce morceau qui est, à la base, intitulé ‘’Lamine Guèye’’. Il avait lui-même créé les lignes de basse et je les avais gardées. J’ai invité son frère dans le morceau, Vieux Mac. Il est un très grand musicien. Je voulais qu’on le sente dans cet album. Il y a eu aussi Lamine Faye bassiste, pas le soliste, Rane, Cheikh à la batterie qui ont également joué sur ce morceau.

Daba Sèye et Fallou Dieng ont participé dans cet album. Comment s’est fait le choix ?

J’avais besoin d’une couleur, d’une voix innocente et je n’ai pu l’avoir qu’avec Daba Sèye. J’ai fait appel à elle, on a fait des ateliers. Je l’ai invitée en studio. Je lui ai fait écouter les mélodies et les cycles sur lesquels elle devait poser et, sans problème, elle l’a réussi. Elle a assuré. Avant elle, j’ai essayé d’autres chanteuses sur cette même mélodie et couleur, mais elles ne m’ont pas donné ce que j’attendais. J’avais besoin de sentir ce côté tradimorderne. Elle me l’a donné. Elle est une amie. Elle passe souvent au resto (Taïf) tout comme son mari et c’est comme ça qu’on a concocté ce morceau.

Et Fallou Dieng ?

Il est mon pote, mon ami. C’est quelqu’un avec qui je travaille depuis longtemps. On a beaucoup de complicité, au plan musical. Avec Vieux Mac Faye, on est en train de monter un projet avec pas mal d’artistes, et Fallou Dieng y participe.

A part cet hommage à Habib Faye, quelle est la particularité de cet album ?

Je dirais que c’est cette diversité qu’on y note. On y retrouve l’esprit afro-musique, jazz, latine, etc. Je l’ai intitulé ‘’Intégrale Jules Guèye’’, parce que j’ai eu un parcours musical très diversifié. Je suis d’une famille léboue, j’ai grandi dans l’ambiance de la musique sénégalaise. J’ai suivi une formation en musique classique. J’ai fait douze ans avec les Russes. J’ai des diplômes en musique classique. Il n’empêche que j’ai joué avec les musiciens de jazz, de variété, de mbalax comme Kiné Lam, Fallou Dieng, Idrissa Diop, Cheikh Lô, l’Orchestre national. J’ai un parcours qui m’a permis d’avoir une vision assez ouverte de la musique. Dans l’album, vous entendrez Penda Sarr, qui est une grande voix toucouleur. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas ce que les gens ont envie d’entendre, mais plutôt ce que j’ai envie d’entendre en vivant ainsi ma passion pour la musique. C’est pourquoi j’ai invité Penda Sarr. Avec elle, j’ai fait un créa. J’ai créé une musique. Je l’ai laissée y poser en restant dans son registre. Elle m’a séduit. Ce morceau n’est jamais sorti dans un de mes albums passés.

Eu égard à votre parcours, comment appréciez-vous ce qui se fait actuellement au Sénégal dans la musique ?

Quelqu’un me disait qu’une œuvre musicale est autant facile que difficile à réaliser. Un morceau de musique est comme une phrase simple : sujet, verbe, complément. Il y a l’intro, le développement et la conclusion. Nous avons ainsi le métier le plus démocratique et le plus accessible. Chaque jour, on voit des gens se lever et dire qu’ils sont des musiciens. Mais quelle est sa valeur musicale ? Je pense que le problème fondamental, dans ce pays, est la formation. Il faut qu’on insiste sur la formation. La musique est une science.

Il n’est pas forcé que la personne connaisse toutes les analyses harmoniques, mais on ne peut vouloir en faire son métier sans savoir ce qu’est une tonalité, les altérations qui existent dans ces tonalités, les intervalles consonantes et celles dissonantes. Il y a un minimum pour quelqu’un qui veut de la musique et qui veut en faire un métier. Chaque jour, des gens s’improvisent musiciens. En musique, il y a trois facteurs importants. Il y a notamment la musique à dominante rythmique, celle à dominante harmonique et celle à dominante mélodique. Au Sénégal, on a une musique à dominante rythmique. On joue pour faire danser. Pour beaucoup plus d’intelligence musicale, beaucoup plus de réflexion, il faut travailler l’écoute musicale. Ce qui ne se fait que rarement. Tout est concentré sur la danse et cela est sous-tendu par un esprit commercial.

Il y a des chanteurs dits ‘’professionnels’’ qui semblent jouer les mêmes notes dans leur musique. Ceux-là, c’est quoi leur problème ?

Cela s’explique par le fait que, souvent, ils ont essayé quelque chose qui leur a réussi et dont ils ont du mal à se départir. On en voit qui sont bons, mais qui ont des problèmes pour accéder à d’autres univers musicaux. Il n’a pas la formation et la culture qui lui permettent d’essayer autre chose. Moi, j’ai quelque chose que je sais peut-être faire le mieux, mais quand j’ai la chance de reprendre un Lalo Kéba Dramé ou encore un Miles Davis, je le fais parce que j’en ai les capacités. C’est pour cela que je dis que le problème de fond, c’est le manque de formation. Il est bien d’avoir un bon fond musical, mais il est mieux de savoir nager dans d’autres univers. Sans cela, malheureusement, on a une musique répétitive comme ce qu’on a actuellement au Sénégal. On entend les mêmes rythmes. On a les mêmes voix qui chantent dans les mêmes registres, les mêmes octaves, les mêmes intervalles. Ils ne peuvent pas faire mieux parce qu’ils ont atteint leurs limites. Il faut savoir se surpasser, lire les autres et entrer dans leurs registres.

La faute n’est pas seulement imputable qu’aux chanteurs. Quelle est la part de responsabilité des compositeurs et directeurs artistiques  des leads vocaux ?

On voit souvent un artiste travailler du début à la fin d’un album avec les mêmes personnes. La musique est un monde de rêve. Nous devons faire rêver les gens, les faire voyager. On peut avoir un morceau dans lequel on a 5 guitares, un autre avec 2 pianos, un avec un accordéon, etc. Cela permet de dépouiller la musique. Cela permet de découvrir d’autres potentialités de l’artiste. Sans cela, on peut être dans la musique pendant 10 ou 15 siècles, on restera dans le même registre. Il faut savoir voyager. Un artiste doit avoir un esprit créatif pour surprendre les gens. Mais si tout ce que nous faisons est répétitif, à un moment, ça devient monotone et rend trivial notre potentiel musical.

Certains artistes essaient de varier, en proposant de l’afrobeat. Comment appréciez-vous cette ouverture ?

L’afrobeat est une très belle musique. Mais le soi-disant afrobeat que j’entends ici est différent de celui de son créateur  Fela Anikulapo Kuti. Sa musique était forte et avait une âme. Ce qu’on a aujourd’hui, ce sont des programmations avec des voix colorées qu’on fait rentrer dans des claviers et qui n’ont rien de naturel. C’est dire qu’on privilégie l’esprit commercial. L’afrobeat est une très belle musique reconnue dans le monde. C’est une musique qui a de l’âme avec des instruments purs qui sont là. On les retrouve tous sur la scène, que ce soit les percussions, la batterie, la basse, etc. C’est une très grande musique. Cette ouverture est bien.

Je me dis qu’à un moment, il y aura un choix naturel. A un moment, les gens se tourneront vers les productions de qualité. Il y a certains chanteurs qui sont des musiciens de studio, il y a des choses qu’ils ne peuvent faire en live. Il faut qu’ils apprennent à chanter sans compter sur la programmation qui ôte à la musique son âme. La musique salsa, on l’a empruntée, mais on a su y apporter une touche qui a donné la salsa-mbalax. Avec le jazz, il y a eu le jazz modal. Il est accessible, compréhensible avec des espaces d’expression et d’improvisation énormes. Ce sont des concepts. Je pense que ceux qui acceptent ou adoptent cette soi-disant musique  afrobeat ne sont pas des gens qui écoutent. La musique, dans son essence, est à dominante écoute.

Actuellement, ceux qui font ce que beaucoup appellent de la ‘’musique kleenex’’ sont les plus adulés. Comment expliquez-vous cet état de fait ?

Ceux qui ont du talent ne font pas beaucoup de bruit. C’est ceux qui n’en ont pas qui en font. Ils sont partout et dans tout. Ceux qui ont du talent observent les choses de loin.

Est-ce la bonne attitude à adopter ?

Vous savez, il y a ce qu’on appelle une musique populaire. Il y a une autre musique qui est de choix. Une musique d’écoute. Notre musique est une musique de recul. Elle impose ce recul donc. Il y a des gens qui font de très belles choses dans leur coin. Ils vivent leur passion pour la musique. C’est le cas de Souleymane Faye, Vieux Mac Faye. Ils sont très bons, mais ne sont pas de ceux qui font la musique pour la danse. La musique est thérapeutique. Il y a des gens qui s’accrochent à la musique dansante. Nous vivons dans un monde diversifié. Un concert de Jules Guèye est très différent d’un concert de Wally Seck ou de Pape Diouf. On y trouvera à peu près 40 et au maximum 70 personnes. Eux peuvent avoir plus, mais quel est le discours ? C’est le plus important, pour moi. Un discours de Martin Luther King est différent de celui de nos prétendus petits politiciens qui sont là. C’est l’élément qu’on donne qui est important.

Quand vous parlez de discours dans la musique, faites-vous référence aux textes ?

Non, du tout. Le texte s’adresse à ceux qui comprennent la langue qu’utilise son auteur. Pour moi, c’est la teneur musicale qui est importante, de très belles mélodies, de belles harmonies avec des rythmiques qui sont dans l’esprit musical. Ce sont ces trois éléments qui sont importants. La musique n’est pas à dominante vocale. La voix est un instrument comme la guitare et le piano. Je fais des musiques où il n’y a pas de voix. Les instruments parlent comme la voix. Il faut juste avoir une certaine éducation et analyse musicales pour rentrer dans ce genre. Miles Davis n’a jamais chanté. Il a fait le tour du monde. Il est un monument. Ici au Sénégal, il faut qu’on entende la voix. Pour moi, cette dernière n’est pas aussi importante. Le plus important est la beauté musicale.

BIGUE BOB

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