Publié le 26 Jul 2021 - 13:55
PORTRAIT DE FEU BABACAR TOURE

L’indéracinable monument de la presse sénégalaise 

 

La disparition soudaine de feu Babacar Touré, ancien Président du groupe Sud Communication, pionnier de la presse privée sénégalaise, le 26 juillet 2020, a provoqué un immense émoi au sein du monde médiatique. Ce Fatickois de naissance aura accompagné toutes les étapes du développement de la presse privée au Sénégal. Très chaleureux, ce colosse au physique herculéen n’était jamais avare en conseils et soutiens en toute discrétion, dans le but de décanter les situations politiques, sociales et diplomatiques les plus difficiles.

 

C’est une époque que seuls les plus de 35 ans doivent connaitre. Celle d’un monde de la presse où les ondes restent bloquées sur l’unique fréquence de Radio-Sénégal et d’un univers de l’écrit ou règne le roi ‘’le Soleil’’. Babacar Touré et Cie mettront fin à ce règne sans partage. Avec Abdoulaye Ndiaga Sylla, Ibrahima Fall, Sidy Gaye, Ibrahima Bakhoum, entre autres, ils mettent sur pied le premier groupe de presse privée au Sénégal, Sud Communication, en 1985.

‘’Nous avons décidé de mettre sur pied le groupe Sud Communication, afin d’offrir une plus grande ouverture et pluralité dans l’exercice de la presse au Sénégal. En outre, nous (NDLR : membres fondateurs) avons eu des divergences avec la direction du ‘Soleil’, ce qui nous a poussés à présenter notre démission pour aller créer notre groupe de presse’’, explique Abdoulaye Ndiaga Sylla, ancien compagnon de Babacar Touré et membre fondateur du groupe.   

La disparition de Babacar Touré alias ‘’BT’’, le 26 juillet 2020, a sonné comme un coup de tonnerre dans le paysage médiatique sénégalais. La perte de ce monument de la presse sénégalaise en particulier et francophone en général a laissé un grand vide dans l’univers médiatique africain. A l’unanimité, les chefs d’Etat africains tels que Ibrahima Boubacar Keita (Mali), Alpha Condé (Guinée) et Macky Sall (Sénégal), des personnalités politiques et guides religieux et coutumiers, tous ont salué la mémoire d’un pionner et d’un grand homme des médias qui, durant toute sa vie, aura été au service de la démocratie, de la cohésion sociale et de l’intégration africaine.

Pourtant, rien ne prédestinait ce Fatickois de naissance (1951) à une brillante carrière dans le monde de la presse. Fils d’un employé des maisons coloniales de commerce, Babacar Touré débute ses humanités à Mbour, sur la Petite Côte. Très brillant, il rejoint rapidement l’école primaire urbaine garçon de Thiès. ‘’Babacar Touré va intégrer le lycée Malick Sy dont il fait rapidement partie des meilleurs élèves. En outre, quand il échoua lors des épreuves du premier groupe au BEPC, il refusa de passer les épreuves du second groupe. Il était très fier, car il disait qu’en tant que l’un des meilleurs élèves du lycée, il ne pouvait pas réussir le BEPC avec le deuxième groupe. Il disait qu’il ne pouvait pas retourner au lycée Malick, après cet échec. Il demanda son transfert au lycée Gaston Berger (actuel lycée Valdiodio Ndiaye) qu’il quittera avant le baccalauréat’’, témoigne un proche de la famille.

Toujours selon le parent de Babacar Touré, ce dernier quitta l’école sans son Bac, pour s’engager comme agent du contrôle économique à Diourbel pour six mois. Ensuite, il s’exerça au métier d’inspecteur stagiaire à la Sonadis, avant d’intégrer le British Institut. ‘’Il va décrocher un diplôme, l’équivalent de la Licence en anglais. On lui a proposé une bourse en Angleterre, mais son père a refusé. Sur ce, il va accompagner l’ambassadeur du Nigeria en Mauritanie comme traducteur. Depuis ce pays, il va se présenter, avant d’être accepté au Cesti’’, nous souffle toujours un parent.

Diplômé du Cesti, promotion 1979, ce père de cinq enfants (deux garçons et trois filles) est épris de savoir et de connaissances. Ainsi, après un passage à la rédaction du ‘’Soleil’’, il s’envole vers le pays de l’Oncle Sam, précisément au Kansas State University, pour y poursuivre des études de sociologie. Plus tard, ce lecteur infatigable se forme à l’Institut français de presse, au Centre de perfectionnement des communicateurs africains de l’Uqam. De retour au Sénégal, il travaille au sein de l'ONG Enda/Tiers-monde comme chargé de communication.

Grand défenseur de la liberté de la presse

Très sensible au sort de ses ‘’semblables’’, cet homme issu d’une smala d’une dizaine de membres décide, en compagnie de la bande de ‘’potos’’, de mettre sur pied l’Union nationale des professionnels de l’information et de la communication du Sénégal (Unpics) en 1986, devenue plus tard le Syndicat des professionnels de l'information et de la communication du Sénégal (Synpics).

Très attaché à la liberté sans vraiment être libertaire, BT fonde, en compagnie des anciens collègues du ‘’Soleil’’, Abdoulaye Ndiaga Sylla, Ibrahima Fall et Sidy Gaye, le groupe Sud Communications : premier organe de presse privée au Sénégal, en 1985. Journaliste à la plume alerte et toujours avisée, ce colosse herculéen s’engage dans tous les combats pour l’émergence de la démocratie et du pluralisme dans le paysage médiatique sénégalais.

‘’Il entretenait des relations solides avec des personnalités du pouvoir comme dans l’opposition de l’époque. Malgré tout ça, il n’est jamais intervenu pour réclamer des traitements de faveur pour telle ou telle personne. Il était très tatillon dans la déontologie. Il ne s’immisçait jamais dans la ligne éditoriale du journal, du moment que l’information était vérifiée, cela ne lui posait pas de problème. Il a toujours fait preuve d’impartialité et d’indépendance dans son travail, même si ça mettait en péril certaines de ses relations’’, affirme Vieux Savané, Directeur de publication de ‘’Sud Quotidien’’.

Doté d’un dynamisme et d’un dévouement sans faille pour son groupe, le gérant du groupe Sud est sur tous les fronts, quand il s’agit de faire grandir son ‘’bébé’’. Depuis les locaux modestes à la rue Bailleux à la rue Mouhamed V, en passant par l’immeuble Fahd, le groupe va ‘’grandir’’ sous l’œil protecteur de ce colosse à la barbe bien taillé et au boubou traditionnel bien amidonné. Il démissionne de son poste à Enda/Tiers-monde, pour s’engager corps et âme comme président du groupe pour faire décoller l’entité Sud Communication.

De la presse écrite à la radio Sud FM : Naissance d’un empire médiatique

‘’Nous avons comme projet initial de faire un journal pour le syndicat Upics. Mais ce projet est tombé à l’eau. Babacar Touré, qui coordonnait déjà un journal pour Enda (NDLR : ‘Vivre autrement’) a eu l’idée, en compagnie de ses camarades du ‘Soleil’, de lancer ‘Sud Magazine’, un journal trimestriel en couleurs, qui sera suivi de ‘Sud Hebdo’. Les deux revues continuaient à sortir en même temps. Et il faudra attendre la veille de l’élection présidentielle de 1993 pour qu’on lance ‘Sud au Quotidien’. Après le scrutin, le journal deviendra tout simplement ‘Sud Quotidien’, explique Ibrahima Bakhoum, ancien compagnon de Babacar Touré. 

Visionnaire dans l’âme, Babacar Touré veut aller à la rencontre du grand public qu’il compte sensibiliser et informer de l’actualité de son temps. Ainsi, il crée en compagnie de ses ‘’camarades’’ la radio Sud FM en 1994. Formateur dans l’âme, il crée, pour transmettre à la nouvelle génération le goût de l’investigation et de l’enquête journalistique, l'Institut supérieur des sciences de l'information et de la communication (Issic), école de journalisme, à Dakar. 

Très sociable, Babacar Touré entretenait d’excellentes relations avec divers personnalités d’opinion et de sensibilités diverses et variées. Très affable, ce médiateur qui soufflait à l’oreille des puissants, cultivait un relationnel très fort qui lui permettait d’intervenir sur divers conflits sociaux, politiques et diplomatiques dans la sous-région.

‘’Babacar était un homme de réseau qui était impliqué dans différents dossiers au Sénégal et dans les pays voisins. Il avait un portefeuille relationnel très impressionnant et l’ouverture d’esprit qui lui permettait de donner des conseils et d’aider certains opposants et personnages dans toute la sous-région. Par ailleurs, l’indépendance du journal n’a jamais été impactée par son relationnel’’, ajoute-t-il.

Médiateur social au cœur de tous les conflits

‘’Babacar, c’est quelqu’un qui avait de l’entregent et qui a eu un parcours journalistique intellectuel et militant très marqué à gauche. Mais il était très ouvert avec des personnes d’obédiences complètement diverses, aussi bien au plan intellectuel que politique’’, renseigne le membre fondateur.

Mais méfiez-vous : son sourire enjoliveur peut subitement laisser la place à une colère homérique, dès lors qu’on le provoque, nous dit un de ses amis. Doté d’une grande générosité, il n’hésitait jamais à venir en aide aux personnes dans le besoin, toujours dans la discrétion et le secret, rapportent ses proches.

Ce combattant infatigable de la presse s’engagera, ensuite, dans une aventure télévisuelle avec La Chaine africaine (LCA) basée en France. Une aventure qui prendra fin au lendemain de la première alternance en 2000.

Babacar Touré a aussi été membre du Conseil économique et social (CES) du Sénégal, du bureau de la Confédération nationale des employeurs du Sénégal (CNES), du National Democratic Institute for International Affairs (NDI-USA), de l’Institut Panos, du Collège des conseillers africains de la Banque mondiale.

En novembre 2012, il a été nommé président du Conseil national de régulation de l'audiovisuel (CNRA), en remplacement de Nancy Ngom Ndiaye. Il quittera ses fonctions en septembre 2018, remplacé par l’ancien directeur général de la RTS, Babacar Diagne.

Mahfouz NGOM

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