Publié le 27 Aug 2014 - 07:25
PR ALY TANDIAN DIRECTEUR DU GERM

‘’Le Sénégal n’a pas de politique migratoire’’

 

Docteur en Sociologie à l’Université de Toulouse 2, Maître de Conférences à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, le Professeur Aly Tandian est  aussi le Directeur du Groupe d’Etudes et de Recherches sur les Migrations et Faits de Sociétés (GERM). Dans cet entretien, il revient sur les difficultés des migrants sénégalais à l’étranger et sur la mort accidentelle de 5 des leurs en Espagne. A en croire le Dr. Tandian,  le rapatriement de malades ou de corps doit être une des composantes d’une bonne politique migratoire. Ce qui, dit-il, n’est pas le cas pour le Sénégal où certains jeunes empruntent à nouveau les embarcations de fortune pour rallier l’Europe.

 

La mort accidentelle de cinq jeunes Sénégalais en Espagne a remis au goût du jour la lancinante question du rapatriement des corps de nos compatriotes qui décèdent à l’étranger. Quel commentaire cela vous inspire ?

Je pense que ce qui s’est passé à Vinaros, une ville espagnole de la province de Castellón, dans la nuit du 14 au 15 août 2014, avec la disparition accidentelle de cinq jeunes Sénégalais, nous donne encore des ressources pour nous  interroger à nouveau sur la question de la migration des populations sénégalaises et surtout de sa gouvernance. Ce qui s’est passé est vraiment dramatique. Aussi bien l’Etat que la communauté sénégalaise doit tout faire pour aider au rapatriement des corps des jeunes victimes.

Pensez-vous que la politique migratoire de l'Etat doit consister à gérer le rapatriement  des corps ?

Il faut d’abord préciser deux choses. D’abord, la fonction régalienne de tout Etat est de protéger son peuple, de défendre ses intérêts, bref de se soucier de son quotidien qu’il soit à l’étranger ou au pays d’origine. Ensuite, signaler que le Sénégal ne dispose pas  d’une politique migratoire formelle. La gestion de la migration est assurée par diverses structures menant des actions individuelles relatives à leurs mandats. L’absence de coordination dans la gestion des migrations crée une confusion dans les axes d’intervention des acteurs même si des actions ont été entreprises.

A cet effet, et concernant le rapatriement des corps, l’Etat ou des acteurs sénégalais se sont toujours mobilisés, peut-être à échelle réduite pour certains, mais il y a des cas récents à élucider. Je pense que la préoccupation de l’Etat devrait être la mise en place d’une véritable politique migratoire s’articulant entre autres sur ses travailleurs, leur protection, leur sécurité à l’étranger. Oui, le rapatriement de malades ou de corps doit être une des composantes d’une bonne politique migratoire et, à défaut de moyens, des passerelles peuvent bien être définies.

Depuis toujours, ce sont les associations des ressortissants sénégalais surtout les dahiras qui se cotisent pour organiser le rapatriement des dépouilles. Qu'est-ce qui explique, selon vous, cette polémique ?

Les associations identitaires, qu’elles soient les membres du même village, de la communauté confrérique ou ethnique, se sont toujours mobilisées pour venir en aide à leurs pairs. On peut évoquer les rôles dynamiques des caisses villageoises des Foyers de Travailleurs Migrants en France dans le rapatriement des dépouilles vers le Fouta, le  Ndiambour ou  le Baol, les premiers bassins migratoires. Seulement aujourd’hui, les migrations sénégalaises ont changé de figures, de formes et de destinations.

Le sentiment communautaire a connu un léger effritement surtout avec la crise financière qui laisse émerger de moins en moins d’opportunités aux migrants. De ce fait aujourd’hui, le soutien de l’Etat est davantage attendu pour le rapatriement des dépouilles d’autant plus que certains migrants ne cessent d’être davantage exigeants parce que d’une part, leurs envois de fonds constituent des soupapes de sécurité au profit de leur pays d’origine et d’autre part, dans leur pays d’établissement, ils cohabitent avec des migrants originaires d’Etats très structurés en matière de rapatriement de dépouilles.

Quelles solutions préconisez-vous pour régler, une bonne fois pour toutes, cette question ?

Des compagnies d’assurances ou d’autres formes de souscriptions formelles pourraient jouer des rôles efficaces en matière de rapatriement des dépouilles et l’Etat, à côté, peut accompagner les migrants de manière efficace. Je pense que l’Etat doit avoir cette capacité d’anticiper sur les besoins des migrants. Il doit surtout connaître le profil des migrants et cela n’est pas encore le cas. Combien il y a des migrants sénégalais ? Quelles sont les destinations des migrants ? Quelle est  la structure d’âge ou de sexe des migrants ? Il y a autant de questions à définir ; ce qui laisse penser encore une fois la pertinence pour l’Etat sénégalais de mettre en place une politique migratoire.

Du fait de la crise qui secoue l'Europe, beaucoup d'immigrés sénégalais souffrent dans leurs pays d'accueil. Qu'en est-il exactement ?

Dans nos sociétés, par l’intermédiaire de l’image diffusée par des dizaines de chaînes captées par la parabole, les couches locales, vivant dans des conditions difficiles, sont transportées chaque soir dans un monde magique qui cultive le désir d’émigrer. Cela a été surtout rendu possible par le fait que d’une part, au niveau du système des représentations locales, des phototypes sont évoqués lorsqu’il est question de parler de la migration. Le voyage n’est pas simplement synonyme d’acquisition d’un travail stable mais il symbolise la voie à entreprendre pour faire fortune et acquérir aux yeux de ses pairs un prestige social.

Seulement avec la crise financière, de nombreux immigrés sénégalais souffrent dans leur pays d’établissement ou de transit et paradoxalement, le nombre de candidats à la migration ne cesse de s’estomper. Faut-il se demander les véritables raisons du voyage ? Les conditions de vie sont devenues très précaires pour les migrants et la situation est pire pour ceux ne disposant pas de capitaux scolaires. Ces derniers travaillent sans contrat, n'adhèrent pas aux syndicats ; leurs salaires sont en baisse vu la grande demande de travailleurs. Ils sont sans couverture sociale, ne connaissent pas les modalités du code du travail et ne bénéficient d'aucune formation ou sensibilisation dans ce sens.

En dépit de tous ces problèmes que vous soulevez, en l'espace d'une semaine, 7 jeunes originaires de Sédhiou et 7 autres de Ndande ont péri au large des côtes sud espagnoles. Comment expliquer cette situation ?

Malgré les efforts mobilisés par l’Union européenne avec la mise en place de Eurosur - surveillance des frontières maritimes et terrestres depuis décembre 2013 - et du Frontex créée en 2004 afin de renforcer la coopération entre les différentes douanes et frontières des pays membres de l'UE, l’arrivée des embarcations de fortune dans le Sud de l’Europe ne cesse de prendre des proportions importantes, une situation qui laisse penser les limites des politiques sécuritaires engagées çà et là et en partenariat parfois avec des Etats africains. Si l’on interroge les statistiques, on peut signaler que le cap des 100 000 migrants secourus devrait être aisément franchi d'ici la fin de l'été. On estime qu'ils seront 120 000 avant la fin de l'année 2014.

42 925 migrants étaient arrivés sur les côtes italiennes en 2013. Ils étaient environ 13 000 en 2012. Le précédent record date en fait de 2011, avec 60 000 migrants. Entre janvier et juillet 2014, 66 000 migrants ont débarqué sur les côtes italiennes. Un chiffre qui dépasse déjà celui de l'année 2013, pour laquelle les autorités italiennes en avaient compté 42 000. Ces migrants sont en majorité des personnes parties de Libye par voie maritime et sont originaires des pays comme Erythrée, Somalie, Syrie, Libye, Mali, Gambie, Sénégal, Egypte, Niger et Tunisie. Beaucoup y perdent la vie.

Que faut-il donc faire pour éviter un tel drame qui ne cesse de perdurer ?

Il serait impossible de résoudre le problème si les politiques ne se donnent pas les moyens d’étudier les causes efficientes. Aujourd’hui, l’on nous parle de la disparition de 7 jeunes originaires de Sédhiou et de la mort de 7 autres  de Ndande. Quelle est la situation économique dans ces communes du Sénégal ? Est-ce que les conditions de vie dans les embarcations sont meilleures que celles de ces régions ? Pourquoi autant de risques ? Et qu’est-ce qui justifie leur choix ? Je pense que pour trouver les éléments de réponse, il faut interroger les activités qui rythment le quotidien de ces jeunes. Des recherches récentes réalisées nous signalent un ‘’No future’’, des ‘’ sentiments et des situations d’auto-disqualifications sociales’’ pour de nombreux jeunes qui estiment que le voyage - quel que soit le prix à payer - est l’unique alternative. 

Comment voyez-vous alors  l'avenir de l'émigration ?

Sans être prophétique, je peux tout de même dire que l’avenir de l’émigration sera sombre pour ceux qui, à ce jour, ne se mobilisent pas pour mettre en place de véritables politiques migratoires. Les Etats clairvoyants et soucieux de la migration de leurs peuples auront moins de problèmes. Certains l’ont compris et pour cette raison, l’architecture de leurs services consulaires est à l’image du profil de leurs migrants. Les questions de droits humains, de mobilisations de ressources, de leadership, de formation ou sensibilisation, de migration circulaire ou de mobilité, etc. sont au cœur de leurs quotidiennetés avec un personnel qualifié. Il faut interroger le cas du Sénégal pour voir si cela est son cas ou non !

Est-ce le cas du Sénégal ?

Ce n’est pas encore le cas du Sénégal.

Pourquoi ?

Est-ce une question de priorité, d’agenda ou de ressources ? Il est fondamental pour le Sénégal de définir une politique migratoire. Ce qui n’est pas le cas pour le moment.

Pourtant, en plus de la Direction Générale des Sénégalais de l'Extérieur, le chef de l'Etat a nommé dans son dernier gouvernement un Secrétaire d'Etat chargé des Sénégalais de l'Extérieur.

Je ne suis pas sûr que ce soit la superposition des structures qui va régler la question de la migration. Je pense que l’on devrait s’interroger sur le fonctionnement de la Direction Générale des Sénégalais de l'Extérieur et au besoin renforcer ses prérogatives, ses ressources et pourquoi pas être davantage exigeant par rapport à ses résultats. La gestion de la migration, c’est plutôt une question de vision et non d’un lourd effectif.

Vous aviez mis sur pied un groupe d'études  sur les migrations. Où en êtes-vous avec vos recherches ?

Outre des publications scientifiques et autres rapports de recherche, notre équipe a su, depuis sa mise en place, édifier un réseau avec une volonté de créer un Observatoire Sénégalais des Migrations. Il s’agit de mobiliser des connaissances utiles à la gestion des flux migratoires, à une meilleure connaissance des Sénégalais établis à l’étranger, de la population étrangère résidente au Sénégal, des formes, figures et flux d’immigration et d’émigration, des itinéraires migratoires, des migrations irrégulières ou clandestines, etc.

Il va également permettre de comprendre les évolutions des tendances migratoires internationales et les formes de trafics d’êtres humains. Ce réseautage va permettre de se pencher sur les enjeux comme le contrôle frontalier ; la prévention des migrations irrégulières ou clandestines ; la diversité de l’origine des immigrants installés ou en transit au Sénégal ; la permanence et l’intensité des échanges transfrontaliers ; etc. Des problématiques nouvelles comme le changement climatique en rapport avec les migrations sont récemment étudiées ; des articles scientifiques, des rapports de recherche et des films documentaires ont été réalisés par notre équipe le GERM

PAR IBRAHIMA KHALIL WADE

 

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