Publié le 8 Mar 2018 - 01:48
YOUSSOU NDOUR ET LES DIFFERENTS REGIMES

Un éternel jeu de ping-pong

 

Maitre incontesté dans le domaine de la musique, Youssou Ndour est aussi ‘’faiseur de rois’’ en politique. Même si, sur le plan électoral, il est loin de la catégorie des poids lourds. Il n’empêche, beaucoup le craignent par sa force de nuisance, son réseau assez dense. Il en est conscient et a toujours utilisé sa force de frappe pour tirer meilleur profit des régimes qui se sont succédé au gouvernement.

 

‘’Lekko ci ndap, Waro ci kheup souf (Ce n’est pas parce que tu ne manges pas dans le bol que tu dois y jeter du sable)’’. C’est le sage conseil de l’artiste planétaire Youssou Ndour dans son fameux tube ‘’Mor Ndadjé’’. Nombre de Sénégalais pensent que lui-même ne s’approprie pas ce principe de vie qui réprouve la méchanceté, la fourberie, l’hypocrisie. Dans ses relations avec les différents régimes, ‘’soit il est servi, soit il rue dans les brancards’’, défendent ses détracteurs. Et quand il est content, il chante son bienfaiteur. Quand il se fâche, il le dézingue. Après avoir accompagné le défunt régime d’Abdoulaye Wade pendant une décennie ou presque, le voilà qui embouche la trompette de la contestation vers les années 2010.

A l’origine, l’artiste peine à disposer d’une licence pour sa chaine de télévision. Dans une interview qu’il avait accordée au magasine ‘’Jeune Afrique’’ en mars 2010, il reconnait : ‘’Si on dit qu’il y a une rupture entre Wade et moi, c’est à cause de mon projet de télévision. Mon groupe de presse, Futurs médias, avait reçu l’accord et la bénédiction du président de la République. L’Agence de régulation des télécommunications et des postes nous a attribué un canal. On a investi 1,2 milliard de francs Cfa… Ça fait six mois ! Je n’ose pas croire qu’on empêche un artiste comme moi de réaliser un tel projet. Youssou Ndour a son travail de musicien. Ce n’est pas lui qu’on bloque, mais cent autres personnes qui attendent un emploi.’’

La demande de soutien adressée à Karim…

Dans la foulée, le lead vocal du Super Etoile entre en rébellion contre le régime d’alors, de plus en plus en difficulté dans l’espace public. Il critique la ‘’non implication de grands artistes’’ du continent dans le Fesman (Festival mondial des arts nègres) et la construction du monument de la Renaissance africaine, les coupures d’électricité, la mauvaise gouvernance...

Du côté du régime, on botte en touche et on se défend. Youssou Ndour, selon les libéraux, n’avait pas sa licence de  télé, parce que c’est le grand homme d’affaires français, Vincent Bolloré, qui était derrière lui pour déstabiliser le Sénégal.

En effet, pour avoir perdu une partie du port de Dakar au profit de Dubaï Port World, l’homme d’affaires français ne cachait plus son hostilité au régime libéral. Quant à la star sénégalaise, elle se défoulait sur l’entourage du président. ‘’J’ai le sentiment que le président entend en mono et pas en stéréo. Au début de son mandat, il était accessible. Il a écarté ceux qui lui disaient la vérité’’.

Deux mois seulement après cet entretien, sous le ciel chargé de nuages des relations entre les deux hommes, surgit une petite éclaircie. En effet, au mois de mai de la même année, Abdoulaye Wade fléchit et accède aux désirs du chanteur. C’est le dégel. Youssou Ndour revoit sa copie et accepte même de se produire pour le Fesman, moyennant une rémunération digne de son rang.  Mieux, son staff adresse une ‘’lettre de soutien et de parrainage’’ au tout puissant ministre Karim Wade, à l’occasion des 10 ans de Bercy qui devaient être célébrés en juin 2010.

Comme si Wade fils se moquait pas mal de l’ère de dégel entre son père et l’artiste, il prit sur lui la responsabilité non seulement de décliner cette offre, mais également de rendre publique la demande de soutien qui était censée être secrète. "J’aurais été très honoré de participer à ce grand événement qui revêt, cette année, un cachet particulier, la célébration des 10 ans de présence à Bercy. Mais, malheureusement, mes obligations professionnelles ne me permettent pas d’honorer cette invitation", répondait-il, non sans ajouter, narquois : "Je suis disposé à accompagner la vedette de la chanson sénégalaise, Youssou Ndour, dans ses activités…"

Il lâche Abdou Diouf, à la veille de la présidentielle de 2000

La publication de cette lettre est restée en travers de la gorge de la star planétaire. Youssou Ndour y est revenu à diverses autres occasions. Juste après le spectacle, lors d’un face-à-face avec la presse, il se justifiait : ‘’Il faut savoir qu’il y a un comité d’organisation qui s’occupe de l’organisation du Bercy. Moi, je ne signe aucune lettre dans ce cadre. Et je leur ai donné le feu vert d’écrire à tout le monde pour chercher des moyens. Bercy coûte extrêmement cher. On déplace plus de 300 personnes. Ils ont donc écrit à tout le monde. Moi, je n’ai pas froid aux yeux.

Les autorités ne devaient même pas attendre qu’on leur fasse une demande. Je vais être clair : quelles que soient les personnes qui incarnent les institutions, que je sois avec elles ou non, je vais demander mes droits. Et j’invite tous les Sénégalais à faire de même.’’ Plus loin, il regrettait : ‘’Beaucoup de lettres ont ainsi été écrites. Personnellement, je ne les ai pas signées. Mais il (Karim Wade) a voulu en faire une publicité, c’est son problème. Une lettre, c’est une lettre. Quand elle arrive, on répond. Mais quand une lettre arrive et qu’on la publie dans la presse, c’est un autre style. Si je sortais toutes les lettres, toutes les discussions qui se passent, ‘dek bi toj’…’’

Ainsi semblait reprendre la guerre froide entre les deux parties.

Mais le ‘’Roi du mbalax’’ sait bien faire la différence entre ce qui relève des affaires et ce qui relève des sentiments. Malgré cette tension ambiante, il réussit, après moult manœuvres savamment menées, à entrer dans le schéma du Fesman.

Malgré cette courte embellie, le ‘’Mortal Kombat’’ reprendra de plus belle en 2011, lors des contestations contre la troisième candidature d’Abdoulaye Wade.

Auparavant, entre Abdoulaye Wade et Youssou Ndour, c’était pendant longtemps le parfait amour. L’un et l’autre ne cessaient de se tresser des lauriers. L’on garde encore en mémoire la fameuse chanson du leader du Super Etoile à New York, à l’occasion de la cérémonie de remise du prix Nda pour les Droits de l’homme. En l’honneur du récipiendaire Abdoulaye Wade, il chante :

‘’Vous avez commencé vos prouesses dans un pays qui s’appelle le Sénégal. La preuve en est la Casa-dimansa (Casamance). Et dans certains pays du monde, vous avez aussi permis le retour de la paix. Votre pensée a fait le tour de la planète… Tout le monde le reconnait. Peace and love…. ! Je sais que vous le pouvez. Goor Gui, fonce !’’ Effectivement, à ce moment, tout marchait comme sur des roulettes entre Youssou Ndour et le père de Karim Wade, avant d’exploser à quelques mois du départ de l’ancien chef d’Etat.

Toujours du côté des vainqueurs

Redoutable homme d’affaires, le président du groupe Futurs médias sait flairer les bons coups. En business comme en politique, il se soucie peu des sentiments. Aussi bien sous Diouf, Wade et maintenant avec Macky, il a su préserver ses intérêts aussi bien financiers que stratégiques. Comme dans le landerneau musical, You semble aussi avoir pris ses marques en politique où il se taille, à tort ou à raison, un costume de faiseur de rois. Une chose est sûre : il ne s’est jamais rangé derrière les vaincus. De tout temps, il a su prendre ses distances au moment opportun avec les tenants du pouvoir. Il en a été ainsi en 2000, avant la chute du baobab socialiste.

Déjà en 1999, alors que la plupart des artistes et sportifs se ruaient vers le régime d’alors, lui a refusé de soutenir les futurs perdants. L’on se rappelle notamment son fameux titre décriant les coupures intempestives d’électricité. Douze ans plus tard, il prend fait et cause contre les libéraux, qui vivaient leurs dernières heures au palais. Cette fois, il décide de faire plus qu’en 1999, en descendant complètement dans la mare politique. Sa candidature à la présidentielle de 2000 est déclarée irrecevable par le Conseil constitutionnel. Alors, il rejoint l’opposition radicale et mène un combat sans merci au régime d’alors. Jusqu’à la victoire finale.

Accusé par certains d’être ‘’versatile, égoïste’’ et de tant d’autres noms d’oiseaux, il est toujours resté constant dans ses positions, déclarant à qui veut l’entendre qu’il est du côté du peuple. ‘’Quand notre pays a besoin de nous, on laisse tout. C’est la patrie qui est prioritaire’’, a-t-il toujours clamé.

Dans ce dernier tournant vers l’élection présidentielle de 2019, le chanteur a-t-il humé le vent du changement qui avait balayé Abdou Diouf en 2000 et Abdoulaye Wade en 2012 ? En tout cas, les commentaires ne s’estompent toujours pas, suite à sa sortie fracassante à la fin de la semaine dernière. Malgré les précisions apportées dans l’émission ‘’Face à Face’’.

A l’en croire, nous sommes encore loin de la rupture. Il avoue : ‘’Macky Sall mérite un second mandat, compte tenu des actes qu’il a posés et des nombreuses réalisations à son actif. Il va marquer l’histoire avec ses ambitions pour le Sénégal…’’. En fait, expliquent certaines sources, le chanteur n’a pour le moment rien à reprocher à son ‘’ami’’. Avec son mouvement Fekké Maci Bolé, il est plutôt choyé par le président de la coalition Benno Bokk Yaakaar. Après avoir été ministre de la Culture et du Tourisme, puis ‘’rétrogradé’’ non sans son consentement conseiller spécial du chef de l’Etat, Youssou Ndour semble bien à l’aise dans le système Macky Sall. Ses partisans trônent, en effet, toujours à la tête de certaines institutions comme l’Agence nationale de promotion touristique avec Mouhamadou Bamba Mbow, la place du Souvenir avec Adja Sy, auparavant Mounirou Sy avec le Bsda…

Dès lors, certains observateurs avertis avaient vite flairé une ‘’mise en scène’’ sciemment orchestrée à la fin de la semaine dernière. Pourquoi diantre Youssou Ndour aurait-il besoin de chialer sur son allié qui, jusque-là, n’a cessé de le couvrir aussi bien d’honneurs que de privilèges ? En tout cas, il a su faire le buzz, instauré la panique dans le camp du président. Certains ont pensé à un coup  de ‘’marketing politique’’, d’autres l’ont plutôt placé dans le cadre de la guerre de positionnement au sein même de la majorité, en perspective de la présidentielle.

Quoi qu’il en soit, l’interprète de ‘’Sénégal rek’’ n’est pas encore disposé à lâcher son ami de président. Mais, en attendant 2019, il ne faut jurer de rien.

Mame Talla Diaw

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