Publié le 20 Apr 2015 - 07:29
ALIOUNE NIANG MBAYE, DG DE L’INSTITUT AFRICAIN DE DEVELOPPEMENT LOCAL

‘’Il faut ouvrir la politique de décentralisation au privé’’

 

Selon le directeur de l’Institut africain de développement local, la réussite de la politique de décentralisation mise en œuvre par l’Etat devrait passer inéluctablement par une implication du secteur privé sénégalais. Pour Alioune Niang Mbaye qui s’est entretenu avec EnQuête en marge d’un séminaire de formation sur l’acte III de la décentralisation, celle-ci se heurte à plusieurs facteurs à la fois endogènes et exogènes qui plombent son envol.

 

Globalement, comment appréciez-vous la politique de décentralisation au Sénégal ?

J’ai l’habitude de dire qu’on a fait beaucoup de choses mais il reste encore beaucoup de choses à faire. A la première phase de la politique de décentralisation qui marque l’acte I, les principales forces qu’on avait, c’était une volonté de découpage du Sénégal en zones homogènes, c’est-à-dire les zones de terroir, les zones urbaines, les zones classées et les zones pionnières. On avait au moins réussi quelque chose de fabuleux, c’était de comprendre que l’activité agricole doit se développer sur telle partie du territoire, le développement urbain devait se réaliser à partir de telle circonscription. Ça, c’était bien. Mais surtout comme point fort, il y avait la création des communautés rurales pour mettre en exergue des principes sociologiques, c’est-à-dire les liens de voisinage, de parenté et les liens socio-économiques ont été mis à contribution pour qu’on ait des espaces d’expression de développement. Mais il faut reconnaître qu’on avait trop concentré nos efforts sur le monde rural et laissé en rade le monde urbain. Voilà la faiblesse de l’acte I.

Qu’en est-il de l’acte II ?

L’acte II était bien. Nous avons créé la région en tant qu’ordre de collectivité locale, on a peaufiné les compétences, on a mis en exergue une définition du champ d’application de la décentralisation pour chaque collectivité locale. Mais la contrainte majeure de cette réforme, c’est que la région n’avait pas de ressources propres. C’est cela qui fait que l’acte II a été un échec, il faut le reconnaître. On n’a pas peaufiné les textes pour que les régions puissent avoir des ressources propres. Or, une collectivité locale existe lorsqu’elle a une personnalité juridique. Ça, c’est du ressort de l’Etat.

Et pour l’acte III ?

L’acte III de la décentralisation en est encore à ses débuts. Pour le moment, on ne peut parler ni de réussite, ni d’échec. Mais on peut identifier les risques.

Quels sont ces risques ?

Le premier risque, c’est une mauvaise définition du territoire des collectivités locales. Parce que si on veut réussir la décentralisation, il faut une maîtrise des territoires et que l’on puisse apporter une clarification sur le territoire lorsque le territoire de la collectivité locale correspond au territoire de la circonscription administrative. Il faut essayer de réfléchir sur cela. L’autre risque qu’on a, c’est la faiblesse des ressources. J’ai personnellement peur qu’on crée des départements et que les départements n’aient pas de ressources propres. Le risque, c’est aussi l’inexistence d’un cadre général de concertation des acteurs tant au niveau national qu’au niveau des territoires.

Y’a-t-il d’autres risques ?

Il y a également un autre risque lié au turn-over trop fort au niveau des conseils municipaux et départementaux. Un renouvellement du personnel qui peut toucher dans certaines collectivités locales 80 à 100%. Donc de nouveaux acteurs qui ne maîtrisent pas les textes. Il y a des efforts sérieux à faire dans ce domaine. Il y a également le risque de clonage de la politique entre des acteurs classiques. C’est pourquoi il urge de diversifier les acteurs. Je rêve qu’on ait aujourd’hui dans la politique de décentralisation une forte présence du privé. Aujourd’hui, quand on veut matérialiser la formation, qu’on le veuille ou non, l’Etat  n’a pas de centre spécifique pour la formation des élus locaux et des fonctionnaires locaux. Il faut associer le privé. Mais le facteur nécessaire pour associer le privé, c’est la mise en place de cadre permettant aux journalistes, à la société civile, d’évaluer les politiques et de proposer des solutions, mais pourquoi pas de catalyser des propositions des populations.

On parle de territorialisation des politiques publiques, mais ce sont des œufs avec une coquille sans jaune et blanc d’œuf. Il faut clarifier ces concepts mais pas de manière académique, pour que les gens comprennent quel devrait être l’engagement des populations, du secteur privé, de l’Etat, des organisations communautaires de base. Il faut définir des niveaux d’engagement et de participation. Parce que sans cela, nous aurons des acteurs qui vont se regarder sans pouvoir agir ensemble. Nous disons aussi que dans le cadre de la territorialisation des politiques publiques, il faut diversifier les activités. Aujourd’hui au Sénégal, on mise trop sur l’agriculture, on parle peu d’industrialisation. Comment pourrons-nous nous développer si nous développons un système agricole sans mettre en place un système industriel. Je pense que dans le cadre de la définition des pôles de développement économique, il faut obligatoirement une diversification au niveau de l’économie avec des activités agricoles, des activités artisanales et industrielles. Il faut qu’on réfléchisse sur ce que j’appelle le pluri acteur et la pluriactivité. Dans le Sine Saloum par exemple, on peut miser sur l’agriculture. Mais dans l’Est, est-ce qu’on devrait miser sur l’agriculture en tant que secteur économique pilote devant enclencher le processus de développement économique ?

Que préconisez-vous en tant qu’acteur du secteur ?

Il faut qu’on s’accorde à reconnaître que l’ensemble des acteurs de la politique de décentralisation doit travailler pour une réinstauration d’un climat de confiance. Aujourd’hui, nous allons réussir très difficilement la politique de décentralisation s’il n’y a pas un climat de confiance entre ceux qui dirigent et ceux qui sont administrés. Il sera difficile de bien dérouler la politique de décentralisation. Il faut travailler à cela en mettant en place le développement de valeurs d’éthique. Il faut qu’aujourd’hui le décideur soit perçu par la population comme un acteur qui est venu le servir. Je suis entièrement d’accord avec le président de la République quand il s’acharne sur la restauration de l’Etat de droit, la bonne gouvernance, l’Ethique et la transparence.

Est-ce que les collectivités locales ont une maîtrise de l’environnement dans lequel se meut la politique de décentralisation ?

L’environnement est un aspect très important dans la politique de décentralisation. Quand les acteurs doivent évoluer sur le plan économique ou politique, il est important qu’ils connaissent l’environnement dans lequel se meuvent leurs activités. Cet environnement est complexe, très mutant et très changeant. Par exemple, le Sénégal est aujourd’hui dépendant de l’environnement technologique. Or, il ne faut pas aujourd’hui que nos économies soient trop dépendantes. D’où l’intérêt de maîtriser l’environnement. Mais l’aspect important, c’est l’environnement socioculturel. Aujourd’hui, si on veut reformater, transformer les mentalités, il faut une analyse sérieuse de nos valeurs sociales et culturelles pour comprendre un peu quelles sont les mentalités qu’il faut extirper pour mettre en place un nouveau type de Sénégalais. Parce que dans notre politique de décentralisation, il y a des facteurs qui bloquent le développement.

Parmi ces facteurs dont vous parlez, n’y a-t-il pas le problème de maîtrise de nos territoires par les élus locaux ?

Quand on fait un découpage administratif, on parle ici d’un territoire de la circonscription administrative. Mais des fois, il y a un chevauchement entre le territoire de la collectivité locale et le territoire de la circonscription administrative. Tous les acteurs ayant le même champ d’espace, on devrait certainement délimiter les champs d’action. La délimitation des champs d’action permettra de comprendre comment exercer une compétence ou une stratégie de développement. Aujourd’hui, si les territoires ne sont pas bien maîtrisés, on aura beaucoup de conflits fonciers. 

PAR ASSANE MBAYE

Section: