Publié le 31 Oct 2020 - 22:54
ASPECT SECURITAIRE DU SCRUTIN

Angoisse grandissante à Abidjan

 

A quelques jours de la Présidentielle, la capitale ivoirienne s’est vidée d’une bonne partie de ses habitants. La peur au ventre, beaucoup restent terrés chez eux, même si les autorités rassurent. Après une courte accalmie, les affrontements ont repris de plus belle.

 

Depuis lundi dernier, Abidjan s’apparente à une ville morte. Ses grandes artères sont vides, même celles qui, habituellement, souffrent d’embouteillages. C’est le cas du boulevard Latrille. Les grands fans des nuits chaudes et arrosées sont désormais terrés chez eux. Dès mercredi, les Ivoiriens ont presque dévalisé les centres commerciaux et les supermarchés. On aurait dit qu’ils se sont passé le mot. Ils se préparent au pire.

Toutefois, tout le monde n’a pas assez de ressources financières pour faire des provisions d’une semaine ou plus. Armand Koffi, jeune taximan, en rit finalement. ‘’En 2010, on a mangé pendant des mois du pain sec. On avait également quelques noix de coco. Je n’oublierai jamais cette période. On risque de revivre cette douloureuse époque, par la faute de nos politiciens. Aujourd’hui, certains ont les moyens de faire des achats conséquents, d’autres non. Moi, je me dis que seul Dieu décide de la fin d’une vie. On peut faire tout cela et mourir samedi. Qui sait ? Prions le Seigneur, c’est le plus important’’, confie-t-il souriant, nostalgique.

Il 17 h. Il attend une de ses fidèles clientes devant le supermarché Casino du Vallon sis à la rue des Jardins. Les caisses de pain du magasin sont toutes vides. Nous sommes à 48 heures du scrutin. Plusieurs boutiques de vêtements et accessoires sont fermées. A Abidjan, on préfère décaler toute rencontre, visite ou sortie à l’après-élection, ‘’si tout va bien’’.

Gnahoré Nadège vit aux Deux Plateaux avec ses deux enfants et son époux. Vendeuse de produits cosmétiques, elle a cessé toute activité, depuis le dimanche 25 octobre. ‘’Dimanche, nous avons tenu une réunion de famille. Mes parents ont cotisé et ont mis à notre disposition un car de 25 places pour ceux et celles qui voudraient quitter Abidjan. Je n’ai pas pu partir, puisque mon mari allait rester. Je ne vois pas comment j’aurais l’esprit tranquille en laissant ici un être cher. Ils iront à Aboisso et si la situation n’est pas rassurante, ils comptent prolonger le voyage au Ghana’’, lance-t-elle la mine triste, debout à son balcon, tenant dans ses bras sa deuxième fille de 8 mois.

Sa famille élargie est établie à Yopougon, la plus grande commune d’Abidjan située du côté nord, réputée pour sa fidélité à l’ex-président Laurent Gbagbo. Elle a enregistré le plus grand nombre d’affrontements, ces dernières semaines. ‘’Hier (jeudi) un minicar est arrivé du côté de Yopougon Académie. Des individus armés de machettes sont descendus du véhicule. C’était la débandade. Personne ne sait qui ils cherchaient. Ils ont poursuivi les gens dans tous les sens’’, explique notre interlocutrice.

En termes de départ, on peut affirmer sans risque de se tromper que nombreux sont ceux-là qui ont tout quitté pour trouver refuge dans leurs villages.  

Le paradoxe dans l’histoire, c’est que les manifestations à l’intérieur du pays ont été les plus meurtrières. Abidjan semble, pour l’instant, plus ‘’sécurisée’’, plus calme. Toutefois, ceux qui partent ont encore en mémoire les douloureux événements de la crise post-électorale de 2010-2011. ‘’On entendait des tirs à chaque minute. A chaque balle, tu te dis que c’est la fin, tellement la tonalité est proche. Les chars régnaient en maître dans la ville. Vraiment, personne n’a envie de revivre ça. Personne’’, soutient pour sa part Thomas Kouadio, étudiant à l’université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan.

Il a quitté le campus pour rejoindre sa famille à la Riviera Golf (Cocody).

Un nouvel affrontement intercommunautaire

Hier vendredi, Abidjan a enregistré des manifestations à Yopougon et du côté de la commune de Marcory. Aux environs de 21 h, des groupes de jeunes installaient des barrages du côté de la Riviera Palmeraie, pendant que d’autres mettaient le feu au centre Covid-19 de Koumassi. Toujours dans la journée d’hier, les villes de Bonoua et de Daoukro ont également mis en application le mot d’ordre de désobéissance civile, en obstruant plusieurs voies principales.

Mais au centre du pays, dans la capitale administrative Yamoussoukro, la situation a viré à des affrontements intercommunautaires. Selon nos sources, dans la nuit de jeudi à vendredi, des individus ont alerté la population baoulé (autochtone) que les Dioulas (allogènes) préparaient une attaque le lendemain. En réponse à cette information, les premiers ont érigé des barrages et des barricades dans les points stratégiques de la ville, dès 5 h du matin, comme à l’avenue 220.

Or, les mêmes informateurs sont également allés répandre cette même nuit une autre version incriminant le peuple baoulé chez les Nordistes.  Ces rumeurs ont occasionné un face-à-face tendu entre les jeunes des quartiers 220, Logements et Dioulakro. Aucun mort, selon les sources officielles. Selon le ministre de la Sécurité et de la Protection civile Vagondo Diomandé, la vérité est tout autre. ‘’Aujourd’hui, on est à la recherche du sensationnel. Au cours de la nuit, la gendarmerie a poursuivi des bandits et a eu à tirer des coups de feu. Donc, chacune des communautés baoulé et dioula a pensé que l’autre venait les attaquer. Donc, de chaque côté, on se protégeait par des barricades. La police est arrivée pour les dissuader, mais les auteurs ont refusé. Plusieurs commerces ont été brûlés. Pourtant, tout cela est dû à une fausse rumeur. Les autorités coutumières et administratives de Yamoussoukro se sont fortement impliquées dans la gestion de cette situation’’.

L’autorité affirme que l’affrontement intercommunautaire ‘’que certains souhaitent’’ n’est pas arrivé à Yamoussoukro. Cependant, ce type d’affrontement a également eu lieu à Dabou et à Bongouanou. Et le déroulé est identique. Tout part d’un groupe d’individus extérieurs à la localité et souvent armés. Ces derniers, dont on ignore la provenance, répandent des rumeurs ou attaquent directement à l’arme blanche les populations. Or, la Côte d’Ivoire n’a pas totalement soigné ses plaies issues des querelles interethniques nées de l’’’ivoirité’’ dans les années 1990 et aggravées par la crise post-électorale.

Le nord du pays s’est rebellé en 2002 contre plusieurs discriminations et a, en 2010, combattu pour installer Alassane Ouattara. Un homme issu du Nord représentant un retour à la normale pour une communauté qui s’est dit longtemps marginalisée.

‘’Toutes les dispositions sont prises…’’

A ce jour, sur les 475 préfectures que compte le pays, 90 ont été secouées par des affrontements parfois meurtriers, de même que 40 départements. Toutefois, le ministre rassure : ‘’Tout le monde peut aller voter en toute sérénité. L’opération ‘Barrissement de l’éléphant’ a été lancé avec le déploiement de 35 000 hommes. Tous les lieux de vote sont sécurisés. Tout le matériel électoral a été acheminé et est arrivé à bon port, même celui qui a été détruit. Ce matériel a été remplacé. Toutes les dispositions sont prises pour que chacun aille voter dans la quiétude. Chaque bureau de vote bénéficie d’un déploiement chargé de veiller sur les entrées et sorties. Nous avons donné des instructions ; tout le monde sera fouillé avant d’accéder au bureau de vote. Sur le plan sécuritaire, tout est mis en place pour que chaque citoyen aille remplir son devoir civique. L’Etat sera intransigeant envers ceux-là qui vont s’illustrer par des actes tendant à empêcher les autres de voter’’.

Aujourd’hui, de 8 h à 18 h, 22 381 bureaux de vote seront normalement ouverts dans 10 815 lieux de vote. Sur les 3 084 288 électeurs, 41,15 % ont retiré leurs cartes d’électeur. Face aux fausses informations qui circulent sur la toile, le ministère de la Sécurité et de la Protection civile se dit paré à toute éventualité. ‘’La rumeur se développe lorsqu’il y a un manque d’information et l’État-major a mis en place un dispositif pour détecter toutes les fausses nouvelles. La police surveille toutes les vidéos qui circulent et toutes les dispositions sont prises pour informer le grand public des faits tels qu’ils se sont produits’’, a déclaré Vagondo Diomandé.

Au total, 320 personnes ont déjà été interpellées. Du côté de la Commission électorale indépendante (CEI), on se félicite d’une gestion jusque-là ‘’professionnelle et transparente’’. Un guichet spécial, selon son président, sera mis à la disposition de ceux-là qui n’ont pas pu retirer leurs cartes d’électeur. Toutefois, les inscrits sur la liste électorale pourront voter avec soit la carte ou l’attestation d’identité.

‘’Nous devons être exemplaire. Votons dans la discipline, le calme et la non-violence. Le monde nous observe. Alors, relevons le défi d’une élection apaisée’’. Un appel du président de la CEI, Ibrahim Kuibert Coulibaly.

EMMANUELLA MARAME FAYE (ENVOYEE SPECIALE A ABIDJAN)

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