Pour un audit citoyen de la dette

Le Sénégal est à un moment charnière de son histoire. Sans une mobilisation et une vigilance citoyennes, c’est son avenir économique qui risque d’être très sérieusement compromis. En effet, notre pays vit une crise de la dette sans précédent, illustrée notamment par un service de la dette qui dépasse les recettes budgétaires internes attendues cette année.
Comme partout et toujours, ce sont les populations les plus vulnérables, notamment les jeunes et les femmes, qui font les frais des politiques d’austérité allant de pair avec les crises d’endettement. Les politiques d’austérité impliquent des impôts et taxes plus élevés, une dépense publique léthargique, une économie atone. In fine, elles provoquent une dégradation des services publics ainsi qu’une paupérisation accélérée.
Or il est clair que les Sénégalais ne sont pas responsables de la crise d’endettement dans laquelle notre pays est plongé. Il n’a pas été démontré non plus que les dettes publiques contractées ont servi l’intérêt général. Selon le rapport publié en février 2025 par la Cour des comptes, la dette publique a atteint 18 558,91 milliards de francs CFA au 31 décembre 2023, soit 99,67 % du PIB, un niveau critique contrastant fortement avec les 72,6 % annoncés par le gouvernement sortant. Cet écart significatif révèle une opacité inquiétante dans la gestion des finances publiques et qui est de nature à saper la confiance des citoyens envers l’État. Le rapport de la Cour des comptes a relevé des engagements contractés hors autorisation parlementaire.
C’est là une violation de la loi organique n° 2020-07 du 26 février 2020 relative aux lois de finances du Sénégal (alinéa 2 de l’article 27) qui dispose que les emprunts doivent être autorisés par l’Assemblée nationale. Pourtant, la loi de finances rectificative 2025 a « intégré » et « régularisé » (pour utiliser les termes utilisés dans ce document) une partie de cette dette dite « cachée » à hauteur de 2500 milliards de francs CFA. Ce qui signifie que l’actuel gouvernement a reçu l’autorisation de l’Assemblée nationale pour s’endetter en vue de rembourser des créances épinglées par la Cour des comptes et qui, apparemment, n’avaient pas respecté les procédures légales.
Les faits graves mis en évidence dans le rapport de la Cour des comptes et qui, il faut le rappeler, sont intervenus dans un contexte de violations massives des droits humains entre 2021 et 2024, en font un cas d'école de dette odieuse. Cette dernière peut être définie comme une dette qui a été contractée en violation des procédures légales et des principes démocratiques et qui a pour conséquence de dénier les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels de la population.
Mais ce n’est pas tout. La dette dite « cachée » semble être la pointe émergée de l’iceberg. Un examen des données publiques existantes couvrant la période 2012-2023 permet de constater un endettement extérieur important qui ne pourra être remboursé qu’au prix de l’émission de nouvelles dettes sans doute tout aussi coûteuses. Ainsi, en marge de la « dette cachée », le Sénégal fait face au spectre de devoir emprunter durant des décennies non pas pour investir dans son propre développement économique mais pour payer des dettes qui sont insoutenables, à supposer qu’elles soient légales.
Dans un contexte marqué par des défaillances à plusieurs niveaux, gouvernement, parlement, corps de contrôle, BCEAO, Fonds Monétaire International, créanciers, il est légitime, et même nécessaire, de faire toute la lumière sur l’endettement du Sénégal. Le gouvernement a mandaté le cabinet d’audit Forvis Mazars de faire le point sur la dette publique. Le cabinet a terminé son rapport préliminaire et les premières conclusions semblent aller même au-delà des constatations de la Cour des comptes. Si cette démarche est à saluer, elle demeure toutefois insuffisante.
Nous réclamons un audit citoyen de toute la dette du Sénégal (y compris la dette extérieure du pays, publique et privée) de 2012 à 2024. Il s’agit là d’une demande démocratique : les Sénégalais ordinaires ont le droit d’être parties prenantes dans les discussions sur l’endettement du pays car, au bout du compte, ce sont eux qui paient les dettes publiques, à travers leur labeur et leurs contributions fiscales. L’audit citoyen, en tant que processus participatif et indépendant mené par les forces vives de la nation dévouées à la cause, vise à analyser de manière rigoureuse la gestion des ressources nationales, à identifier les
éventuelles irrégularités dans les contrats de prêts, et à faire émerger des recommandations destinées à améliorer la gouvernance économique et sociale. Cette requête s’inscrit dans une logique de démocratie participative, où les citoyens ne sont plus de simples observateurs, mais des acteurs à part entière du contrôle et de la gestion des finances et ressources économiques de leur pays. En effet, c’est la Constitution du Sénégal qui, à travers l’article 25.3, précise les devoirs du citoyen : défendre la patrie, contribuer à la lutte contre la corruption et la concussion, et œuvrer pour le développement durable au profit des générations présentes et futures.
L’expérience d’autres pays offre des enseignements précieux susceptibles d’éclairer la démarche sénégalaise. L’Équateur, par exemple, sous la présidence de Rafael Correa, a mis en place une commission d’audit intégral de la dette publique qui a permis d’identifier des emprunts illégitimes et/ou odieux et d’engager un processus de suspension de paiement et de renégociation des dettes. Cette initiative a abouti à une réduction significative du service de la dette et à une augmentation des investissements sociaux, marquant une rupture avec les logiques d’endettement prédatrices. Quant au cas islandais, il démontre l’importance de la mobilisation populaire pour refuser de payer des sommes indues. Grâce à la détermination et à l’engagement de ce peuple de quatre cent mille habitants, des résolutions de remboursement ont été rejetées par le Parlement à deux reprises.
En conséquence, la démarche d’audit citoyen au Sénégal représente une opportunité majeure pour améliorer la gouvernance économique et financière, accroître la transparence, réaffirmer la souveraineté populaire sur les ressources nationales et renforcer la souveraineté du pays. Elle nécessite cependant un engagement soutenu de la population, un appui institutionnel ferme, ainsi qu’une volonté politique claire d’ouvrir l’espace démocratique au contrôle populaire.
Face aux enjeux cruciaux que pose la dette, tant en termes de justice sociale que de stabilité économique, l’audit citoyen apparaît comme un instrument indispensable pour garantir que les décisions financières servent réellement l’intérêt général et non des intérêts privés ou politiques. C’est à travers cette dynamique collective que le Sénégal pourra espérer
construire un modèle de développement endogène, transparent et respectueux des droits de ses citoyens. Dans les circonstances actuelles, l’audit citoyen de la dette est une exigence éthique et politique fondamentale. C’est la voie la plus sûre pour concilier démocratie, transparence, lutte contre l’impunité et justice économique.
Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, nous, signataires de cette tribune, invitons :
-le gouvernement sénégalais à mettre en place un Comité d’audit citoyen de l’ensemble de la dette du Sénégal (CAC/DP) en y associant les institutions en charge (par exemple le ministère des Finances et les départements pertinents), les représentants de l’Assemblée nationale, les corps de contrôle, les spécialistes dont la compétence est reconnue et les forces progressistes et citoyennes engagées sur cette question ;
-le gouvernement à suspendre le service des dettes dites « cachées » et des dettes douteuses
jusqu’à la livraison des travaux du Comité d’audit citoyen ;
-le Pool Judiciaire Financier à accélérer le traitement du référé aux fins d’ouverture de procédures pénales transmis par la Cour des comptes et reçu le 3 avril 2025 sur les actes et faits susceptibles de qualifications pénales soulevés par le rapport d’audit sur la situation des finances publiques de 2019 au 31 mars 2024 ;
-le Parlement à mettre en place une commission d’enquête sur la situation de la dette du Sénégal au cours de la période 2012-2024.
-le peuple sénégalais à la vigilance et à la mobilisation pour faire entendre sa voix et affirmer sa position. Il ne doit en aucun cas assumer le poids de dettes odieuses et de dettes insoutenables au détriment de ses besoins fondamentaux.
Signataires :
1º) Action Humaine pour le Développement Intégré au Sénégal (AHDIS) 2º) Action pour la Justice Environnementale AJE/Sénégal
3º) Article 25
4º) Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM)/Sénégal 5º) Forum social sénégalais
6º) FRAPP
7º) JIF’AFRIK (Jeunesse Interconnectée et Fusionnée d’Afrique)
8º) Leeraalante EL3P (Espace Leeralante Pensées Politiques Partagées) 9º) LEGS-Africa
10º) Pencum Afrika
11º) Alla Kane, député de la 15e législature
12º) Guy Marius Sagna, député de la 15e législature
13º) Matar Sylla, député de la 15e législature, Doctorant à l'EDEQUE 14º) Moussa MBAYE, député de la 15e législature
15º) Safietou SOW, député de la 15e législature
16º) Abdoulaye Thomas FAYE, député de la 15e législature
17º) François Joseph Cabral, Professeur titulaire, Université du Sénégal oriental (USO) 18º) Souleymane GOMIS, Professeur titulaire des universités FLSH-UCAD
19º) Abdou Aziz Diouf, Professeur titulaire, FSJP, UCAD
20º) Benoît Tine, Professeur, Directeur de l’enseignement supérieur privé (MESRI) 21º) Souleymane Gueye, Professeur d’Économie et de Statistiques, San Francisco College
22º) Cheikh Faye, Professeur au Québec, Canada
23º) Serigne Babacar Djimera professeur d'histoire et de géographie
24º) Dr Souleymane NDAO, Économiste, Maître de conférences, UCAD 25º) Oumar Dia, Enseignant-chercheur, UCAD
26º) El Hadji Malick Sy Camara, Enseignant-Chercheur UCAD 27º) Ibrahima Niang, Enseignant-Chercheur UCAD
28º) Samba Diouf Enseignant-Chercheur UCAD 28º) Alioune Tine Fondateur Afrikajom Center
30º) Ahmadou Tidiane Wone professeur à la retraite, ancien Consul Général du Sénégal 31º) Moussa Sène Absa, Cinéaste
32º) Ndongo Samba Sylla, Économiste, Directeur Afrique de l’IDEAs
33º) Fatoumata Sissi Ngom, analyste de politiques économiques, ingénieure financière, écrivaine
34º) Cheikh Oumar Diagne, Économiste 35º) Demba Moussa Dembélé, économiste
36º) Elimane Haby Kane, Sociologue, Président LEGS-Africa 37º) Mignane Diouf, Forum social sénégalais
38º) Dr Abdoulaye Diallo, Historien, éditeur
39º) Dr Adama Pam, Historien, archiviste paléographe, ancien fondé de pouvoirs à la BCEAO, Dakar, Sénégal
40º) Ismaila Ndiaye, Spécialiste Gouvernance et Anticorruption Président de West Africa Youth for Peace and Development
41º) Aliou Gori DIOUF, PhD Géographe Consultant international, Spécialiste de la planification, de la gouvernance et de la gestion des risques climatiques et environnementaux
42º) Fatimata Sy, Juriste, membre de la société civile 43º) Aboubakr Bengelloun, Ingénieur
44º) Fodé Roland Diagne, Éditorialiste de Ferñent multimédia communiste des classes laborieuses
45º) Abdoulaye Mbow, Journaliste
46º) Mahamadou Lamine Sagna, Sociologue, Worcester Polytechnic Institute, USA 47º) Omar Sarr, Économiste des ressources marine au Québec, Canada
48º) Oumoul Khayri Ba, Expert-Comptable
49º) Amacodou Diouf, Action Humaine pour le Développement Intégré au Sénégal (AHDIS)
50º) Oulimata Suzanne Sy, contrôleuse financière
51º) El Hadj Abdoulaye Seck, Économiste-chercheur à l’ENAP du Québec, Canada 52º) Ndèye Fadiaw Diagne, Économiste rurale
53º) Yama Ndiaye, Économiste
54º) Fota Sall, Évaluatrice des politiques publiques 55º) Dr. Sidy Sissoko, Consultant
56º) Viye Diba, Artiste visuel, Fondateur et Directeur artistique de Manifa La maison des cultures contemporaines
57º) Abdoul Aziz Berrada, Data Scientist et Doctorant en Finance Quantitative à HEC Montréal
58) Mouhamadou Moustapha Gueye, Économiste-chercheur au Québec, Canada
59º) Boubacar Diallo, Consultant en Data-IA 60º) Modou Ndiaye, Économiste
61º) Serge Hope, Expert en sciences informatiques
62º) Kaba Kamara, Consultant en Management des Ressources Humaines. 63º) Cheikh Junior Amar, Analyste grands Comptes
64º) Mandoye Thiam, Juriste en droit privé 65º) Serigne Modou Bousso Gueye, juriste 66º) Amidou Sidibé, Agent de développement
67º) Amadou Ndiaye, Expert Investment Banking, marchés des capitaux et assurance vie, santé, IARD/Spécialiste en stratégie digitale et gestion de projets IT