Publié le 28 Apr 2014 - 21:53
A CŒUR OUVERT AVEC IDRISSA DIOP, CHEIKH TIDIANE TALL ET DEMBEL DIOP

On a en projet de créer un orchestre dûment constitué

 

Les talentueux instrumentistes Cheikh Tidiane Tall et Dembel Diop ainsi que le chanteur Idrissa Diop ont formé un trio gagnant et mis sur le marché une première production baptisée ‘’demb ak taye’’. Dans les locaux de la Tfm où ils préparaient un face-à-face avec l’animateur Pape Cheikh Diallo, ils se sont prêtés au jeu de questions réponse d’EnQuête. Ils parlent de la naissance de ce premier bébé qui semble être le premier d’une famille promise large, de leurs conceptions de la musique sénégalaise et des rapports entre instrumentistes et leads vocaux. 

 

Dembel Diop : Comment est née l’idée de réaliser l’album ‘’demb ak taye’’ ?

Initialement, il n’était pas prévu de faire un album. ‘’Demb ak taye’’ est né d’un concept qui marque une fusion entre deux anciens amis membres du Sahel.  Moi, je suis venu après. Et comme je suis d’une génération plus récente, on a baptisé le produit ‘’demb ak taye’’. Cumulativement à cela, on a voulu, pour une première production, sortir un album dans lequel on va revisiter le répertoire ancien, mais également proposer des titres inédits pour marquer le concept.

Cheikh Tidiane Tall : Idrissa et moi sommes amis et on joue ensemble, depuis le Sahel. Cela fait plus de 40 ans. Il est parti à l’étranger et est rentré, tout comme moi. On s’est finalement retrouvé. Depuis fin 2011, nous travaillons ensemble en studio. Idrissa Diop avait réalisé un album intitulé ‘’fly on’’. Il m’a dit un jour qu’il voulait qu’on réarrange cela. On a tourné dans tout le Sénégal avec cette version, grâce à la fondation Sonatel. Nous avons continué à travailler en studio.

En 2012, Dembel m’a appelé pour jouer avec le Super Diamono. Ensuite, Dembel a quitté le groupe. On a vu en lui des comportements et une éthique conformes aux nôtres. On s’est dit pourquoi ne pas l’intégrer dans le projet. Le premier nom de l’album, c’était ‘’labo’’. C’est après qu’est venu le nom ‘’demb ak taye’’. On proposait certaines chansons à des chanteurs qui nous ont demandé d’en faire de nouvelles. Dembel nous a proposé de le faire. C’est ce qui explique les chansons inédites. 

Idrissa Diop : Cela a été une énorme tendresse entre nous trois. C'était magnifique. On était en studio Cheikh Tidiane et moi, depuis près d’un an et demi ou deux. L’idée de ‘’demb ak taye’’ est venue de Dembel Diop. On travaillait sur un autre album qu’on voulait appeler ‘’voyage en live’’. Il nous a trouvés et nous a dit qu’il voulait qu’on forme une sorte de bande. Il nous a demandé qu’on enlève les anciens morceaux pour en faire de nouveaux.

On l’a écouté et on avait raison de le faire. Cette production est un album avec beaucoup de tendresse, d’émotions et c’est l’histoire de ce que le Sénégal nous a donné. Car, en faisant cet album, on s'est rappelé nos aïeux et ce qu’ils nous ont légué. L’album rappelle toute la spiritualité de notre gamme pentatonique que l’on appelle le galayabé. 

Donc, ce trio-là n’est pas monté juste pour produire un album et disparaître ?

Dembel : Ah non ! Non ! L’idée pour nous, ce n’est pas un truc daté. On a en projet de créer un orchestre dûment constitué qui va faire des concerts, des tournées et des productions. Dans notre conception de ‘’Demb ak taye’’, on veut essayer de constituer un vivier d’artistes à qui nous allons essayer d’inculquer notre manière de voir la musique et partager notre conception de la musique sénégalaise, si je peux m’exprimer ainsi. Compte tenu de nos expériences respectives, on a envie de créer au sein même du ‘’demb ak taye’’ une structure qui s’appelle le ‘’labo’’. Pour cela, on va faire un casting assez rigoureux de chanteurs qui vont être promus et à qui on va faire des productions. 

Dans ce concept, ce sont deux générations qui se donnent la main. Est-ce qu’on sent l’apport générationnel de chacune d’elles ?

Dembel : Oui, car les arrangements ont été faits à trois. Eux sont venus avec leur expérience, moi avec la mienne et on a fait cette fusion-là. Le travail s’est fait d'une manière tellement collégiale qu’on sentira dans les arrangements des tendances un peu anciennes et des tendances jeunes. 

Cheikh Tidiane Tall : On a travaillé en équipe. Nous sommes venus avec notre expérience et lui avec la sienne. On les a fusionnés. Dès que tu écoutes l’album, tu te rends compte de cela. On a essayé de faire de l’acoustique. La guitare nylon est aussi appelée guitare classique. Ce n’est pas facile à jouer. Ce sont les Espagnols qui jouent du flamenco qui la jouent. Comme moi je la maîtrise, j’ai joué avec cela. Mon expérience me le permet. Quand tu écoutes les variantes et les rythmes, tu comprends mieux que l’expérience est là et Dembel s’impose avec son énergie. Tu sens le rythme à travers ce qu’il fait parce qu’aussi, il est un bon bassiste. 

Idrissa Diop : Oui parce que c’est un album de tendresse, de regards, de questionnements et de doute. On a douté dans le studio. Cela n’a pas été facile. On s’est rendu compte que Dembel avec sa jeunesse, nous avec notre expérience, on a fusionné. C’est cela qui fait que l’album est très très fort. Évidemment on sent les deux générations : l’expérience de Cheikh et moi et la générosité de Dembel. On se sent vraiment dans l’album. 

Pour chacun du trio que vous formez le talent est connu et reconnu. Pris individuellement qu’est-ce qui vous empêche de booster la qualité de la musique sénégalaise sachant qu’il y a beaucoup de chanteurs dépourvus de talent sur le marché ?

Dembel : Cela requiert que nous ayons les moyens de le faire. Il faut pousser les gens à épouser notre conception de la musique. Il est évident qu’on ne peut pas légiférer dans la musique car étant une profession libérale. Nous, ce qu’on a essayé de faire, c’est de conscientiser les jeunes qui ont moins d’expériences que nous à faire ce que nous faisons. On n’est pas prétentieux.

On ne va pas dire que tout ce qu’on fait est bien. Tout ce que fait la corporation d’artistes est bien. Mais on sait tous aussi en âme et conscience que cette musique telle que jouée pose problème. Il faut un début à tout et on les sensibilise petit à petit. On va essayer de leur expliquer qu’il y a une manière de jouer autrement. 

Cheikh Tidiane Tall : Je suis rentré au Sénégal en 1988. Je me demandais pourquoi les femmes n’étaient pas dans la machine musicale. J’ai commencé à composer pour elles. Moi, je suis de la génération de Xalam 1. Nous, nous sommes des musiciens intellectuels. On a appris la musique avant de la jouer. Tous ceux qui sont venu après nous, j’ai tenté de leur inculquer quelque chose. Il m'arrivait d'appeler certains chez moi pour leur apprendre des choses. Ce ne sont même pas des choses à dire.

Si aujourd’hui certains me vouent un respect, c’est dû à cela. Pour les chanteuses, j’ai vu le frère de Talla Diagne Massaer, on a parlé et je lui ai dit que je vais créer un concept tradi-moderne. Si aujourd’hui la musique malienne est arrivée à un certain stade, c’est grâce à la touche traditionnelle. On ne peut pas vendre aux Blancs autre chose que notre musique traditionnelle. J’ai fait cela de 1989 à 1998.

Je suis allé après en France où j’ai passé sept ans. Beaucoup m’ont reproché cela. Nous sommes les seuls à avoir les tam-tams. Les jeunes devraient travailler à élaborer leur musique. Le marimba est un son groové. Il faut l’utiliser à bon escient. On doit travailler le mbalax de sorte qu’il soit moins rythmé.

Idrissa Diop : Moi ce qui me vient à l’idée, c’est la transmission. On va essayer de transmettre toute notre énergie, tout ce qu’on a acquis comme expérience durant notre carrière. On a envie de partager cela avec la jeunesse musicale sénégalaise. Je leur dis tout simplement : essayez de faire de la musique avec le temps. Tout est une question de temps dans la musique.

On ne peut pas faire des musiques de mode. Car qui dit mode dit démodé. Malheureusement, les musiciens sénégalais ne comprennent pas cet état d’esprit de kleenex-là. Parce qu’ils font un morceau, on les voit à la  télé et après c’est fini. La chute est terrible. C’est ça qui est inquiétant et dommage pour nous. On a envie de leur dire : ne soyez pas pressés. Prenez le temps de méditer dans chaque son que vous faites, dans chaque chanson que vous écrivez, ce sera mieux et important pour le devenir de la musique sénégalaise.

On a envie de mettre notre expérience au service de la jeunesse sénégalaise. Mais faudrait-il que cette jeunesse écoute ce qu’on a envie de lui dire. Aujourd’hui, malheureusement, on donne beaucoup de talent au bruit. Le bruit ne fait pas la musique. On donne beaucoup de talent à la quantité. La quantité n’a jamais fait la musique. Il faut de la qualité. 

De manière spécifique, pour vous, ces problèmes sont liés à quoi ?

Dembel : C’est dû à la facilité, à la recrudescence aussi de ce qu’on appelle les homes studios. Dans le temps, faire un album demandait des moyens avec de bons studios et de très bonnes infrastructures. Mais maintenant, avec un ordinateur, on peut avoir un album. La qualité n’est plus au rendez-vous parce que la logistique ne suit pas. 

N’avez-vous pas une part de responsabilité dans ce qui se fait actuellement vu que vous qui êtes légitimes pour critiquer, vous ne le faites pas ?

Dembel : Non parce que les médias ne nous interrogent pas. Moi, je ne partage pas la responsabilité parce que quand il s’agit de donner des explications, les journalistes interrogent les chanteurs qui le font à leur manière. On n’est nullement responsable. La musique est un art dans sa théorie mais à un moment donné, la musique est une science exacte. Cela requiert une certaine technicité et une certaine connaissance pour que cela ait lieu. J’exhorte les jeunes à aller étudier la musique. Ce sont des études poussées qu’il faut à un musicien pour atteindre des sommets.

C’est important. Sur ce plan, je vais interpeller l’Etat parce que je me dis qu’un pays comme le Sénégal qui n’a pas d’infrastructures musicales, qui a un conservatoire qui est aux antipodes de ce qui passe dans le monde, ce n’est pas normal. Il y a la responsabilité de l’Etat qui est engagée car c’est à lui de réguler le secteur. Les jeunes artistes n’ont pas où étudier. 

Cheikh Tidiane Tall : Beaucoup de gens m’ont reproché mon voyage en 1998 en France. Ils m’ont dit que je ne devais pas partir. Car c’est pendant cette période qu’est sortie toute cette race de chanteurs qui n’a pas sa place dans notre sphère. Les producteurs de Sandaga m’envoyaient de jeunes chanteurs pour que je les teste. J’en ai beaucoup renvoyé parce qu’ils n’avaient pas de talent. Je leur demandais d’aller apprendre encore car ni Youssou Ndour ni Thione Seck et autres ne se sont faits en un jour. Et ces remarques étaient vraies.

C’est en France que j’ai vu que tous ces jeunes que j’avais éconduits ont trouvé producteur et ont sorti des albums. Aujourd’hui, il est facile de faire de la musique avec la technologie avancée. J’adore le ‘’tassou’’. Mais si aujourd’hui l’on dit qu’il faut utiliser le marimba à bon escient, cela vise surtout les ‘’tassoukate’’. Je disais il y a longtemps que ces derniers  prendraient la place des chanteurs. On n’est pas loin de cela. Il faut travailler la musique.

Quand je dis que la musique n’est pas faite pour les analphabètes, c’est à cause de cela également. C’est un métier. Partout dans le monde, on te propose une partition qu’il faut savoir lire pour la jouer. J’ai toujours dit que ceux qu’on doit respecter, ce sont les instrumentistes traditionnels. Ils maîtrisent parfaitement leurs instruments alors que nous, nous apprenons chaque jour. Autre chose, c’est que les Sénégalais n’aiment pas être critiqués.

Mais tout le monde sait que la musique est malade. Les journalistes ont une part de responsabilité dans ce qui se passe parce qu’ils n’ont pas le courage de critiquer la musique. Il ne faut pas juste nous interroger. Les jeunes me connaissent bien ; quand on est seul, je les critique objectivement. Ce que je souhaite aujourd’hui, c’est que l’Etat me soutienne pour que je crée des ateliers de musique traditionnelle et moderne. C’est ce qui manque au Sénégal.

Idrissa Diop : Nous, quand on était gosse, on allait écouter les grands frères. On allait vers eux pour demander des conseils. Nous, on n’est pas une banque anti conseils ou une maison close. On est ouvert à donner des conseils mais faudrait-il que la jeunesse vienne vers nous, et elle comprendra beaucoup de choses. Dans la musique, il y a beaucoup de choses cachées dans les notes, l’émotion, etc. Comme l’émotion n’a pas de dictionnaire il faudrait venir vers nous les bibliothèques ambulantes. On a le temps et la passion de partager. 

Au Sénégal, ce sont les leads vocaux qui sont toujours mis en avant même sur le plan matériel, financier, etc. Cette situation ne représente-t-elle pas un frein à l’évolution de la musique ?

Dembel : Absolument, j’en conviens. Nous, dans notre conception à nous dans ‘’demb ak taye’’ c’est de changer cette propension là qu’ont les leaders à vouloir avoir une hégémonie par rapport aux instrumentistes. Il va sans dire que si les leads vocaux existent, c’est grâce aux instrumentistes. Je peux dire qu’à 90% ici au Sénégal, les musiciens ont beaucoup plus de bagages que les chanteurs et c’est avéré. Nous donc, nous voulons que les instrumentistes soient valorisés. Je ne vois pas pour quelle raison les chanteurs doivent prendre le dessus à tout point de vue sur les instrumentistes qui ont peut-être beaucoup de bagages. Ça, c’est un ostracisme qui ne s’explique pas et ce n’est pas normal. 

Cheikh Tidiane Tall : Si. C’est un frein, un véritable frein d’ailleurs. Car il n’y a pas un esprit de partage. Avant, les chanteurs n’étaient pas leaders. Et ils doivent savoir que si ce n’était que leurs voix, ils ne marcheraient pas aussi fort que ça. En se produisant sur une scène, le chanteur invite des gens qui peuvent lui offrir beaucoup d’argent.

Il doit penser au moins à donner une partie à ses musiciens. Mais il ne le fait. C’est pourquoi quand les instrumentistes voyagent avec les leads vocaux, ils ne rentrent pas et prennent la fuite. Il faut que les instrumentistes prennent leur responsabilité et n’acceptent plus les cachets de misère. Dieu est là pour tout le monde. Quand on maîtrise ce que l’on fait, on peut réclamer ce que l’on veut. Il n’est pas facile de rassembler ces jeunes-là. Je ne sais même plus depuis quand je leur dis qu’il faut un syndicat des instrumentistes. Mais ils ne m’ont pas écouté. Le résultat est là. Ce n’est pas bien. 

Idrissa Diop : Il faudrait penser aux instrumentistes car notre façon de fonctionner, c’est la musique de qualité. On essaie de privilégier la qualité et non la quantité. J’insiste là-dessus parce que les chanteurs ne peuvent rien faire sans les instrumentistes. Donc, il faut respecter les un tout petit peu et changer les donnes. Si on ne fait pas attention, on va toujours donner de l’argent aux chanteurs au détriment des instrumentistes.

Cela est un frein à l’évolution de la musique sénégalaise. Quand on écoute ‘’demb ak taye’’, les instrumentistes on les entend, on les regarde. En musique, il y a une chose clé : c’est la générosité. Généralement, les gens chantent et partent sans s’occuper des instrumentistes, oubliant que c’est eux qui leur donnaient la force de chanter. Ils prennent tout l’argent qu’on leur donne sans se rappeler leurs musiciens. 

A partir de vos expériences personnelles, dites-nous quelles sont les potentialités de la musique sénégalaise ?

Dembel : La musique sénégalaise a Omar Pène, Youssou Ndour, Baaba Maal, etc. Il est avéré que cette musique-là renferme en son sein des sommités connues à travers le monde. A mon avis, il faut juste que ces gens là essaient de tirer la masse vers le haut. Ils ont les moyens de le faire. J’ai vu que de plus en plus les gens ne le font plus et cela n’aide pas à l’éclosion de la musique. 

Cheikh Tidiane Tall : Il y a beaucoup de potentialités par exemple sur le plan rythmique. Il faut juste savoir l’exploiter. Notre tempo à nous, c’est le deuxième temps sur le plan universel. Un occidental ne peut comprendre cela. Le temps universel, c’est le one. Cela est théorique. Le potentiel est là. On a quatorze régions et diverses ethnies. J’ai toujours déploré le fait qu’un Haal Pulaar par exemple chante sur du marimba. On a diverses sonorités à mettre en valeur. 

Idrissa Diop : La musique sénégalaise a une vitalité énorme. C’est magnifique de voir aujourd’hui la jeune génération comme Pape Diouf, Titi, Viviane, Adiouza, Waly Seck, Pape et Cheikh, etc. C’est une chance énorme pour le Sénégal. Il faut quand même beaucoup penser à la qualité et ne jamais suivre la mode. Elle tue tout. 

BIGUE BOB

 

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