Entre devoir de mémoire et défis pratiques

Lors de sa séance solennelle du 13 septembre 2025, le Conseil municipal de Dakar-Plateau a voté à l’unanimité le changement de noms de plusieurs rues emblématiques de la commune. Cette décision, à la portée symbolique forte, vise à rendre hommage à des figures sénégalaises marquantes, en lieu et place de noms hérités de l’époque coloniale. Ce projet, devenu réalité sous l’impulsion des autorités locales, s’inscrit dans une dynamique de réappropriation historique et culturelle de l’espace public.
L’idée de rebaptiser les rues de Dakar avait été portée dès 2021 par Ousmane Sonko, alors opposant politique. Dans ses prises de parole, il dénonçait la survivance de noms coloniaux dans le paysage urbain sénégalais, y voyant une contradiction avec les valeurs d’indépendance, de souveraineté et de dignité nationale. Ce projet avait à l’époque suscité le débat, divisant partisans d’un renouveau symbolique et défenseurs d’une mémoire historique plus nuancée. Aujourd’hui, cette proposition trouve un écho concret dans l’action du Conseil municipal, signe d’une évolution dans les mentalités et les priorités politiques locales.
Concrètement, plusieurs figures historiques françaises disparaissent de la carte du centre-ville de Dakar au profit de personnalités sénégalaises issues des mondes religieux, politique, intellectuel ou social. Ainsi, entre autres, la rue Jules Ferry devient rue Serigne Mountakha Mbacké, marquant la reconnaissance d’un guide spirituel influent du mouridisme. La rue Joseph Joffre porte désormais le nom d’Ibra Binta Gueye Mbengue, éducatrice et militante pour les droits des femmes. La rue Albert Calmette devient la rue Ousmane Tanor Dieng, en hommage à une figure majeure de la vie politique contemporaine. L’avenue Jean Jaurès se transforme en avenue Thierno Seydou Nourou Tall, tandis que le boulevard de la Libération adopte le nom de l’ancien président Abdoulaye Wade.
Chaque nouvelle appellation est pensée comme un hommage à ceux qui ont contribué à façonner le destin du Sénégal, loin des figures militaires ou administratives de l’ancienne puissance coloniale. Pour le maire de Dakar-Plateau, Alioune Ndoye, cette réforme vise à « enraciner nos espaces urbains dans la reconnaissance de nos héros et modèles », et à faire de chaque rue un véritable symbole de cohésion nationale. Il s’agit, selon lui, de réinscrire la mémoire collective dans un cadre qui parle aux citoyens et reflète les valeurs du pays.
Un geste fort, mais…
Le geste est fort. Il participe à la construction d’une identité urbaine proprement sénégalaise, où les noms de rues deviennent porteurs de récits nationaux, d’enseignements historiques et de figures d’inspiration pour les générations futures. Il constitue également un levier pédagogique puissant. En effet, en remplaçant des noms parfois inconnus ou peu significatifs pour la population, on redonne du sens à l’espace public tout en invitant à la redécouverte de l’histoire nationale.
Toutefois, cette transformation ne va pas sans poser de réels défis. Elle engendre une perturbation dans les habitudes des habitants, commerçants, administrations et services. Les nouvelles adresses doivent être intégrées dans les systèmes de courrier, de livraison, de navigation et de gestion urbaine, ce qui suppose un coût logistique et administratif considérable. Les citoyens devront aussi s’approprier ces nouveaux noms, ce qui nécessite une communication claire, pédagogique et inclusive.
Par ailleurs, certains observateurs soulèvent la question de la mémoire effacée. Faut-il supprimer totalement les traces de la période coloniale, ou les contextualiser à travers des dispositifs explicatifs ? Ne risque-t-on pas, en effaçant certains noms, de perdre une lecture critique de l’histoire, et de tomber dans une forme de réécriture simpliste du passé ? Ce débat reste ouvert et mériterait sans doute d’être accompagné d’un travail plus large de mémoire partagée.
Au-delà de Dakar-Plateau, cette décision pourrait faire école. D’autres communes, sensibles à ces enjeux de représentation, d’identité et d’histoire, pourraient à leur tour engager un processus similaire. Le Sénégal entre ainsi dans une nouvelle phase de dialogue avec son passé et d’appropriation de son présent. Ce changement de noms de rues, bien qu’il puisse paraître symbolique, s’inscrit en réalité dans un mouvement profond de transformation de l’espace urbain en miroir de la nation.
En initiant une telle réforme, le Conseil municipal de Dakar-Plateau donne donc corps à une idée longtemps portée par l’opposition, et désormais traduite en action concrète. Ce geste rappelle qu’en politique, certaines propositions traversent les clivages pour s’imposer comme des évidences historiques. Entre mémoire retrouvée, modernisation administrative et affirmation identitaire, la ville de Dakar écrit un nouveau chapitre de son histoire.
Par Félix NZALE