Publié le 6 May 2020 - 03:40
DR ALIOUNE BLONDIN DIOP (MÉDECIN INTERNISTE)

“Il faudra préparer la population à cohabiter avec le virus’’

 

Ancien praticien des hôpitaux de Paris, spécialiste de médecine interne, orientation maladies immunitaires, Docteur Alioune Blondin Diop dissèque, pour ‘’EnQuête’’, la situation pandémique due au coronavirus.

 

Après deux mois de pandémie, quel regard portez-vous sur l’évolution du coronavirus au Sénégal ?

D’abord, permettez-moi de saluer l’augmentation du nombre de tests que j’ai appelé de tous mes vœux. Dans la stratégie que j’ai proposée en guise de riposte à la pandémie de Covid-19, je préconisais que soit mis en place un système de confinement ciblé, combiné à la réalisation de tests larga manus, en particulier dans les zones qui pouvaient devenir des épicentres transitoires ou prolongés de la maladie. Aujourd’hui, force est de constater que les zones comme Dakar ou Touba sont devenues les régions où l’épidémie connaît une expansion en nombre de cas contacts, mais aussi et surtout en nombre de cas dits communautaires. Ce que j’attendais de cette stratégie était d’augmenter le nombre de personnes susceptibles d’être dépistées, afin de déceler les personnes contacts beaucoup plus tôt, dans un objectif de prise en charge plus précoce. C’est ce qui est en cours de réalisation.

Plus globalement, il faut remarquer que le développement de la maladie s’est fait en trois phases. La première, c’était les cas importés. Mais, à partir du 20 mars, la fermeture des frontières a permis de réduire de façon drastique l’ensemble des cas importés. Depuis le 4 avril, nous n’avons quasiment plus de cas importés. La deuxième phase est celle du confinement. Elle se matérialise par l’état d’urgence, le couvre-feu et, dans une moindre mesure, la loi d’habilitation qui ont été des mesures fortes. Elles ont contribué, avec les messages de prévention, de respect des barrières de transmission du virus, à passer d’une épidémie essentiellement importée à une épidémie à progression plutôt lente, essentiellement nationale avec, en plus, des cas communautaires... Durant la troisième phase, on a enregistré une augmentation du nombre de cas avec une proportion de 10 % respectée. Il y a aussi et surtout la proportion de transmission communautaire qui inquiète de plus en plus. D’une part, cela est dû à l’augmentation du nombre de tests, mais aussi, il faut le reconnaitre, à un relâchement dans le confinement préconisé.

Ainsi, nous sommes passés ou en train de passer d’une épidémie relativement contrôlée au début à une épidémie totalement hors de contrôle. Ce qui a, certainement, poussé les autorités à rendre systématique le port du masque. Mais, d’un point de vue pédagogique, cette dernière mesure a rendu le message totalement flou, dans la mesure où l’on passe une logique de ‘’restez chez vous’’ à une logique de ‘’portez des masques’’. La campagne de sensibilisation pour rendre compréhensible ce changement de paradigme a été insuffisante, à mon avis.

Ces derniers jours, on a noté une diminution du nombre de guérison. Qu’est-ce qui peut l’expliquer ?

En réalité, cela traduit l’efficacité de la prise en charge de mes confrères. Après avoir soigné les patients de la première vague qui étaient traités précocement, il reste en hospitalisation les personnes présentant des symptômes plus sévères, mais dont la proportion par rapport aux personnes guéries reste équilibrée. En dépistant les personnes précocement, on augmente les chances de tomber sur les porteurs sains, de personnes pauci-symptomatiques, c’est-à-dire présentant très peu de symptômes. Lesquels guériront aussi vite que la première vague.

Il n’y a donc pas de crainte à ce niveau.  La seule chose qu’il faudrait craindre, est en rapport avec l’appréhension que la population générale manifeste par rapport à cette maladie et qui peut conduire certaines personnes à fuir les circuits de prise en charge classique, réduisant ainsi le succès constaté ces dernières semaines en termes de guérison. Cette stigmatisation non souhaitable pourrait conduire à éviter les structures sanitaires, au risque de développer des complications sévères au domicile. Nous sommes en droit de nous poser la question de savoir si les décès constatés à domicile, dernièrement, ne sont pas une conséquence d’un retard de prise en charge, en rapport avec une stigmatisation supposée ou avérée.

L’augmentation des tests a aussi pour corolaire l’augmentation du nombre de cas positifs. Que faudrait-il faire pour éviter que nos hôpitaux ne soient débordés ?

Le Sénégal a pris l’option d’hospitaliser toutes personnes présentant des symptômes, depuis le patient pauci-symptomatique, en passant par le patient moyennement sévère, jusqu’à celui relevant d’une prise en charge en réanimation. Il s’agit d’un principe de précaution maximale. Cela est tout à notre honneur. Cependant, l’augmentation du nombre de tests s’accompagnera inéluctablement d’une augmentation de personnes dépistées positives. Si le pays continue d’hospitaliser toutes personnes à PCR positive, en effet, on peut craindre un risque de saturation de nos structures hospitalières. Il va donc falloir sélectionner les personnes dont la structure de la famille et du domicile permettra d’envisager un confinement à domicile, comme cela se passe en Europe et aux États-Unis. Une personne positive, consciente de sa maladie, disposant d’un moyen de communication, maîtrisant les gestes barrières, mais étant pauci-symptomatiques, peut tout à fait être retenue à son domicile avec une surveillance rapprochée d’une équipe mobile sanitaire. Nous devrons réfléchir à cette solution dans un avenir proche.

Certes, il n’y a pas encore beaucoup de décès. Mais rapporté au nombre total de cas graves, le taux est quand même assez important. Cela ne traduit-il pas une certaine faiblesse dans la prise en charge de la maladie ?

Vous avez absolument raison. Mais cette situation n’aura rien de spécifique au Sénégal, puisque le nombre de morts que vous constatez en Europe et aux États-Unis est en partie lié à l’augmentation du nombre de cas de façon générale, mais aussi et surtout à la vieillesse de leurs populations. En ce qui nous concerne, si l’épidémie continue de croître à cette vitesse, il y aura inéluctablement une proportion de personnes, à l’instar des 10 décès constatés, qui malheureusement, ne pourront être prises en charge correctement par le service de réanimation. Il est donc indispensable que nous continuions à mettre l’accent sur la prévention, sur les barrières de transmission, sur la réduction du nombre de cas communautaires et sur la précocité de la prise en charge de nos patients, qu’ils soient pauci-symptomatiques ou symptomatiques légers ou modérément atteints. Il faut souhaiter, pour notre pays, que la courbe de croissance de l’épidémie ne suive pas celle des pays occidentaux.

Qu’est-ce qui explique le nombre réduit de cas graves dans des pays comme le Sénégal ?

D’abord, je souhaiterais que nous ne parlions pas trop vite, puisque nous n’en sommes qu’au début de l’épidémie. Ceci peut être la résultante de trois facteurs. Le premier, c’est la précocité de la prise en charge de nos patients. C’est une stratégie qui est adoptée par le ministère de la Santé et qui semble donner des résultats. Le deuxième, très probablement, c’est en rapport avec la jeunesse de la population qui dispose d’une immunité de prémunition ou d’un système immunitaire plus jeune et mieux à même de pouvoir combattre un virus. Troisièmement, il faut noter que nous n’en sommes qu’au début de l’épidémie. Il serait donc précoce, voire prématuré de ne parler que de cas très peu graves pour l’instant.

La stratégie du gouvernement consiste jusque-là à ne tester que les contacts à haut risque et ceux qui ont des symptômes. Que pensez-vous d'une telle option, à l'aune de la multiplication des cas communautaires ?

C’est une très bonne question. C’est une stratégie que j’ai jugé utile à un certain moment de l’épidémie. Mais déjà, le 25 mars, lors d’une stratégie que j’ai proposée, j’ai préconisé que l’on puisse réaliser des dépistages systématiques dans toutes les contrées du pays qui, par l’augmentation du nombre de cas, se transformaient en épicentre de la maladie. J’ai toujours pensé qu’après le confinement, il fallait compléter la stratégie par un dépistage généreux en confinant des quartiers, des communes ou des villes, le tout accompagné d’une stratégie de masques pour les confinements à domicile, par quartier. En plus du confinement, il faut un respect des mesures barrières, un dépistage ciblé, mais en nombre important et non exclusivement lié au contact, le tout dans un contexte de masque rendu disponible par un coût accessible.

Peu ou prou, le gouvernement est en train d’adapter cette stratégie, mais de façon à mon sens un peu trop lente et trop progressive. Je ne suis pas dans le secret des dieux et j’insiste sur le fait que le dépistage massif par quartier ou par commune, pour un pays de 16 millions d’habitants, pourrait constituer une solution, dans l’état actuel de l’épidémie au Sénégal. En admettant que nous connaissions une épidémie à croissance lente, puis à croissance exponentielle, puis un pic, enfin une décroissance un peu à l’image de ce qui se passe dans les pays européens et américains, il conviendrait alors, en fin d’épidémie, de proposer des tests sérologiques et non des tests de dépistage génomique. Les tests sérologiques permettraient de nous faire une idée sur l’immunité collective de la population sénégalaise. La connaissance de cet élément permettrait d’adapter le type de stratégie adoptée après la crise.

Les cas contacts sont jusque-là confinés dans les hôtels. Est-ce la meilleure formule, selon vous ?

Les capacités hôtelières du Sénégal sont importantes. Cela est lié à notre statut de pays touristique qui rend disponible un bon nombre de lits d’hôtel. Certains réceptifs ont accepté d’héberger des personnes contacts et cela est tout à leur honneur. Votre question appelle un certain nombre de réflexions sur cette épidémie, avec la stigmatisation des personnes atteintes, qu’elles soient porteuses du virus ou qu’elles en soient guéries. Le même phénomène a été observé pour l’épidémie Ebola, mais encore plus pour le sida. Cela pose un problème de l’identification des personnes contacts, celles atteintes de forme grave ou celles atteintes de forme modérée pouvant s’aggraver. Il faut comprendre que le rejet, par la communauté, de personnes susceptibles d’avoir été contaminées par le coronavirus, réduit l’efficacité des mesures de prévention et d’information, de communication mises en place par le ministère de la Santé et ses équipes. Il conviendrait que les associations communautaires, que les relais communautaires, les leaders politiques, religieux et artistiques puissent travailler à la banalisation de cette maladie, sans en nier son caractère grave.

Pour en revenir à l’hôtel, il permet de contourner cette difficulté de stigmatisation et de rejet des personnes en contact. Néanmoins, certains témoignages de personnes contacts ayant séjourné dans des hôtels de la place ne sont pas très satisfaisants et décrivent ce séjour comme un véritable supplice, voire un emprisonnement. Si nous souhaitons que la population adhère à ce type de solution de surveillance et d’entrée dans les circuits de soins, il conviendrait d’améliorer les conditions d’accueil et d’accompagnement psychologique de ces personnes qui, somme toute, ne sont pas malades.

Est-ce que la stratégie de l'immunisation collective, bien qu'ayant montré ses limites dans certains pays développés, ne serait pas mieux adapté chez nous ? 

C’est une question qui appelle plusieurs réponses. D’abord, l’état des connaissances actuelles ne permet de déterminer si la contamination d’un grand nombre de personnes dans notre population pourrait s’accompagner d’une immunisation collective. Quelques études réalisées en Chine et plus récemment en France et en Italie rapportent que l’immunisation ne concerne que 21 % des populations testées et guéries. Ce qui, théoriquement, laisse penser qu’une nouvelle contamination pourrait être possible pour les 79 % restants. Ensuite, le nombre de cas communautaires et les contaminations qui pourraient en résulter pourraient impliquer des personnes soit porteuses de comorbidités soit à une immunité faible en raison de leur âge. Ce qui se traduirait par une mortalité élevée. Enfin, à l’instar de ce qui s’est produit dans la région est de France (le patient de Mulhouse), le Sénégal ne serait pas à l’abri d’un virus qui, au gré d’une mutation, entraînerait une contamination sévère de personnes à risque avec, à l’issue, une mortalité plus importante.

Au rythme où vont les choses, quand est-ce que nous pouvons envisager la fin de l’épidémie ?

Si je détenais une boule de cristal, j’aurais pu répondre sans difficulté, mais ce n’est pas le cas. Aucun pays de la planète ne s’est totalement débarrassé de la maladie, pour l’instant. Mais, au risque de vous décevoir, je pense qu’il faudra préparer la population sénégalaise et africaine, de façon générale, à cohabiter avec le virus ; dans le respect d’un certain nombre de gestes barrières et en modifiant totalement notre façon de vivre, de communiquer, d’échanger et de vivre avec notre environnement. Enfin, l’histoire des épidémies révèle que celles-ci apparaissent, augmentent, se développent et décroissent ; parfois spontanément, sans l’intervention de l’humain. Nous ne disposons, pour l’instant, ni de traitement et aucun vaccin n’est attendu avant 18 mois. Si nous sommes dans le schéma d’une épidémie qui s’éteindrait spontanément, il faudrait nous attendre à une nouvelle épidémie dans les 10 ans à venir. Cette récurrence étant la conséquence de notre nouvelle façon de vivre et de la globalisation de nos économies.

Cela m’amène à demander aux autorités sénégalaises, au ministère de la Santé en particulier, d’éviter de rejeter les quelques personnes venant de pays étrangers, surtout limitrophes. Il va falloir que l’Afrique comprenne que la solution au contrôle de l’épidémie sera régionale ou ne sera pas. Si le Sénégal arrive à contrôler son épidémie et que la situation ne s’améliore pas en Guinée-Bissau, en Guinée, au Mali, en Mauritanie, il est clair que notre pays s’exposera à une récidive de son épidémie. Et ce, quelles que soient les fermetures de frontières qui auront été mises en place. La CDEAO et les organismes communautaires régionaux devraient réfléchir à des solutions globales qui, inéluctablement, se révéleraient être les solutions les plus stables et les réponses les mieux adaptées à une riposte efficace et durable.

PAR MOR AMAR

 

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