Publié le 1 Apr 2020 - 19:34
HABILITATION DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

Une loi controversée à l’Assemblée nationale

 

Si le chef de l’Etat a réussi à associer toutes les forces vives de la nation dans la lutte contre le coronavirus, son projet de loi sur l’habilitation, en plénière, aujourd’hui à l’Assemblée nationale, suscite déjà des critiques.

 

L’hémicycle sera, aujourd’hui, en plénière pour se pencher sur le projet de loi d’habilitation du président de la République, dans le cadre de la lutte contre la pandémie de la Covid-19. Certains leaders de l’opposition, comme Idrissa Seck, ont promis au président Macky Sall de voter en faveur de ce projet de loi, au sortir de leur entrevue au palais, la semaine dernière. ‘’Conformément à l’article 77 de la Constitution, je saisirai l’Assemblée nationale d’un projet de loi habilitant le président de la République à prendre, pour une durée de trois mois, des mesures relevant du domaine de la loi, afin de faire face aux impératifs d’ordre budgétaire, économique, social, sanitaire et sécuritaire de la lutte contre la Covid-19", avait annoncé Macky Sall dans son adresse à la nation du 23 mars dernier.

Seulement, pour l’enseignant-chercheur à la faculté des Sciences juridiques et politiques (FSJP) de l’université Cheikh Anta Diop (Ucad), on ne peut pas donner pleins pouvoirs au chef de l’Etat, ni sur la base de l’article 77, encore moins l’article 69. Ainsi, d’après le professeur Ngouda Mboup, les pleins pouvoirs n’existent que sur la base de l’article 52. Le juriste estime, par conséquent, qu’on assiste à une violation de l’Etat de droit. ‘’On est en train de nous sortir une situation exceptionnelle qui ne dit pas son nom, à savoir l’état d’urgence qui ne concerne pas les circonstances exceptionnelles et les pouvoirs exceptionnels, pour que le président de la République puisse être dans les dispositions pour concentrer la totalité des pouvoirs entre ses mains’’, fustige l’enseignant-chercheur joint par ‘’EnQuête’’.

Il insiste, en outre, sur l’article 52 qui, dit-il, permet de concentrer ces pouvoirs entre les mains du chef, lorsqu’il y a des difficultés de fonctionnement régulier du pouvoir public, comme en cas de guerre ou de blocage du pays. Mais pour ce cas, indique-t-il, cette habilitation ne se justifie pas, parce que l’ordonnance doit avoir un objet précis, alors que, souligne, le Pr. Mboup, Macky Sall a parlé d’impératif sanitaire, budgétaire, économique et social…

Le leader du Pastef n’a pas attendu d’être à la plénière pour afficher sa position. Le parlementaire dit, à travers un communiqué, qu’il s’abstiendra, aujourd’hui, de voter ce projet de loi. Ousmane Sonko continue d’ailleurs de maintenir ses réserves sur les mesures annoncées par le chef de l’Etat et pense ainsi que les Sénégalais ont besoin de visibilité sur ce qui doit se faire, et cela exige, dit-il, du président qu’il présente au peuple et à sa représentation parlementaire un plan programme très précis, chiffré et adossé à un chronogramme d’exécution.

Ousmane Sonko : ‘’Je m’abstiendrai de voter…’’

‘’Le chef de l’État m’avait rassuré que ce plan, en cours de finalisation par les ministres concernés, serait disponible dans les heures qui suivraient. Le fait que ce plan ne soit toujours pas à l’ordre du jour nous fait douter de sa volonté, pour une fois, de gérer en toute transparence et avec la rigueur exigée par le contexte, ces deniers publics qui, en réalité, seront le fruit de l’effort et des sacrifices de chacun et chacune des Sénégalais qui en supporteront les coûts jusqu’au dernier centime’’, ajoute Ousmane Sonko.

Pour le leader du parti les Patriotes du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef), ce projet de loi est, de manière flagrante, anticonstitutionnel en ce qu’il procède, trouve-t-il, d’une rédaction très vague qui vise à doter le président d’une habilitation à légiférer en toutes matières, par ordonnances. ‘’Qu’on ne nous parle surtout pas du contrôle a posteriori, le mal sera déjà fait que l’Assemblée nationale exercerait au moyen des lois de ratification des ordonnances (article 2 du projet de loi). La pratique parlementaire tirée des expériences des lois d’habilitation n°61-043 du 20 août 1960 et 94-18 du 18 janvier 1994 renseigne que beaucoup d’ordonnances prises en vertu de ces lois n’ont jamais été soumises à la ratification de l’Assemblée. Les rares qui l’ont été furent avalisées sans aucun détail explicatif…’’, rappelle le parlementaire dans une note transmise à ‘’EnQuête’’.

Pour Ousmane Sonko, les audiences accordées dans la foulée aux présidents du Conseil constitutionnel et de la Cour suprême ne rassurent pas sur l’impartialité attendue des institutions chargées du contrôle de la conformité constitutionnelle ou législative des lois et actes réglementaires qui seront pris dans ce contexte. ‘‘Mais il y a pire, avec l’amendement fait par le garde des Sceaux, Ministre de la Justice qui propose à l’Assemblée de réécrire l’article 1er en supprimant « d’ordre économique, budgétaire, sécuritaire et sanitaire » pour le remplacer par « de tous ordres, notamment économique, budgétaire, sécuritaire et sanitaire ». Bonjour la fin de l’Etat de droit’’, fulmine le parlementaire.

Sur le nombre restreint de députés convoqués pour le vote de ce projet de loi, Ousmane Sonko est d’avis que la situation sanitaire ait servi de prétexte pour procéder au tri des députés ‘’autorisés’’ à assister aux travaux de commission et à la plénière. ‘’Je fais partie de la grande majorité des députés « exclus » de ces travaux. Je vous informe que pour toutes les raisons sus-évoquées, j’ai décidé de m’abstenir de voter un projet de loi qui concentrerait entre les mains d’un seul homme une manne financière dont le montant n’est pas spécifié dans le projet…’’, indique M. Sonko.

Guy Marius Sagna : ‘’Si les 1 000 milliards sont volés, dilapidés, mal gérés…’’

Le parlementaire de la XIII législature partage cette position avec le membre du Frapp/France Dégage Guy Marius Sagna. Le membre du collectif Nio Lank est d’avis que ce projet de loi d’habilitation du président de la République est à rejeter et amender, en le confinant au seul article 69 de la Constitution et en enlevant de ce projet les pleins pouvoirs qu’il donne au président de la République sans citer l’article 52 de la Constitution.

‘’Si les 1 000 milliards sont volés, dilapidés, mal gérés pendant les trois prochains mois, nous n’y pourrons rien. Nous n’aurons que nos yeux pour pleurer’’, avertit l’activiste. Pour Guy Marius Sagna, attribuer 1 000 milliards au président de la République sans contrôle dans un Sénégal marqué par ‘’un système ultra-partisan, ultra-politicien’’, marqué par le détournement régulier des aides, des semences destinées aux populations, des deniers publics… serait une grave erreur politique, économique, social et sanitaire.

À ce propos, le Pr. Ngouda Mboup rappelle que la suppression du poste de Premier ministre signifie qu’il n’y a plus de redevabilité de l’Exécutif devant l’Assemblée nationale qui se voit ainsi dépouiller de toutes ses prérogatives. Par conséquent, dit-il, même s’il y a manquement dans la gestion du président de la République, il n’y aura pas de responsabilité.

Prématuré de parler d’abus, selon le Pr. Ndiogou Sarr

Son collègue professeur des sciences et droits publics à la faculté des Droits de Dakar pense, pour sa part, qu’il serait prématuré de parler d’abus dans le vote de ce projet de loi d’habilitation. ‘’Toujours est-il que c’est l’Assemblée qui reconnaît ses prérogatives à l’Exécutif. Le moment venu, quand on aura à ratifier les ordonnances, on va voir est-ce qu’elles ont respecté les cadres législatifs où est-ce que les mesures qui ont été prises relèvent de la loi constitutionnelle’’, indique Ndiogou Sarr. Qui fait savoir également qu’après l’habilitation, l’Assemblée nationale sera à nouveau sollicitée pour apprécier les ordonnances qui ont été prises dans la ratification.

En ce moment, rassure le juriste, on verra si le président a outrepassé ou abusé des prérogatives.

QU’EST-CE QU’UNE LOI D’HABILITATION

La loi d’habilitation qui sera votée aujourd’hui à l’Assemblée nationale est au-devant de l’actualité, depuis son annonce par le chef de l’Etat, le 23 mars dernier. Pour avoir une définition de cette loi, EnQuête s’est rapproché d’un juriste. Selon Ndiogou Sarr, si en temps de crise, les institutions de l’Etat ne peuvent pas fonctionner normalement, ou que l’exécutif ne peut pas saisir régulièrement le législatif pour demander le vote des lois nécessaires au fonctionnement de l’Etat, l’exécutif peut demander au Législatif de lui prêter sa mission pour un temps déterminé, c’est-à-dire de faire les lois à sa place. ‘’Si l’Assemblée accepte, elle dira à l’exécutif : je vous autorise à prendre des actes qui relève du domaine de la loi, dans mon domaine pour un temps déterminé, c’est ce qu’on appelle la loi d’habilitation. Ces mesures que le président va prendre dans le domaine de la loi seront appelées ordonnances. Il y aura un temps que l’Assemblée va déterminer au bout du quel, il ne peut plus continuer à le faire’’, explique le professeur des sciences et droits publics à la faculté des droits de Dakar.

Ndiogou Sarr précise, toutefois, que le pouvoir législatif va voir est-ce que la période demandée par le chef de l’Etat est conséquente ou non. Si la période est acceptée, le législatif suit le président de la République. Seulement, relève-t-il, dans un pays où le président de la République a la majorité à l’Assemblée nationale, le délai demandé est souvent accordé. ‘’L’Assemblée dira aussi : je vous ai autorisé à prendre des mesures en mon nom, pendant trois mois, mais, je vous demande de me déposer un projet de loi qui permettra, avant la fin des trois mois, de venir ratifier pour dire que les mesures que vous avez prises sont acceptées et validées dans le domaine de la loi, si vous ne le faites pas au de-là de trois mois, les mesures que vous avez prises ne seront plus des lois, mais seront considérées comme des décrets, parce qu’elle seront caduques’’, renseigne Ndiogou Sarr.

QUE DISENT LES ARTICLES   69, 52,77

Art.52 : ‘’Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité du territoire national ou l’exécution des engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate, et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ou des institutions est interrompu, le Président de la République dispose de pouvoirs exceptionnels. Il peut, après en avoir informé la Nation par un message, prendre toute mesure tendant à rétablir le fonctionnement régulier des pouvoirs publics et des institutions et à assurer la sauvegarde de la Nation. Il ne peut, en vertu des pouvoirs exceptionnels, procéder à une révision constitutionnelle. L’Assemblée nationale se réunit de plein droit. Elle est saisie pour ratification, dans les quinze jours de leur promulgation, des mesures de nature législative mises en vigueur par le Président. L’Assemblée peut les amender ou les rejeter à l’occasion du vote de la loi de ratification. Ces mesures deviennent caduques si le projet de loi de ratification n’est pas déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale dans ledit délai. Elle ne peut être dissoute pendant l’exercice des pouvoirs exceptionnels. Lorsque ceux-ci sont exercés après la dissolution de l’Assemblée nationale, la date des scrutins fixée par le décret de dissolution ne peut être reportée, sauf cas de force majeure constaté par le Conseil constitutionnel’’.

Art.69 :’’L’Etat de siège, comme l’état d’urgence, est décrété par le Président de la République. L’Assemblée nationale se réunit alors de plein droit, si elle n’est en session. Le décret proclamant l’état de siège ou l’état d’urgence cesse d’être en vigueur après douze jours, à moins que l’Assemblée nationale, saisie par le Président de la République, n’en ait autorisé la prorogation. Les modalités d’application de l’état de siège et de l’état d’urgence sont déterminées par la loi’’.

Art.77 :’’L’Assemblée nationale peut habiliter par une loi le Président de la République à prendre des mesures qui sont normalement du domaine de la loi. Dans les limites de temps et de compétence fixées par la loi d’habilitation, le Président de la République prend des ordonnances qui entrent en vigueur dès leur publication mais deviennent caduques si le projet de loi de ratification n’est pas déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale avant la date fixée par la loi d’habilitation. L’Assemblée nationale peut les amender à l’occasion du vote de la loi de ratification.’’

HABIBATOU TRAORE

 

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