Publié le 23 Oct 2020 - 22:50
RECRUDESCENCE DES VIOLENCES

Abidjan encore calme, l’intérieur du pays à feu et à sang

 

Les affrontements meurtriers continuent en Côte d’Ivoire et l’opposition accuse le président sortant. A Abidjan, la peur s’installe. Les Ivoiriens appellent de tous leurs vœux à la paix, en invitant leurs leaders politiques au dialogue.  

 

Depuis le jeudi 15 octobre, lancement de la phase active de la désobéissance civile, les scènes de violence se multiplient à travers la Côte d’Ivoire. En huit jours d’affrontements meurtriers, le bilan est lourd. Environ 15 personnes ont été tuées dans les villes de l’intérieur. Le ministère des Transports établit le bilan des casses et incendies à plus de deux milliards de francs CFA. Contrairement à ce que veut faire croire les autorités, la situation est alarmante et pratiquement tout le pays est en ébullition. Les sièges des commissions électorales locales ont fermé dans 17 départements.

Au total, 40 villes (Aboisso, Jacqueville, Daoukro, Bonoua, Bouaflé, Bongouanou…) ont été le théâtre de violents affrontements. Dans l’une de ces localités, les populations sont encore sous le choc. A Dabou, ville située à 50 km à l’ouest d’Abidjan, on ne s’en remet toujours pas. La cité a connu les 48 heures les plus chaudes (mardi et mercredi) de cette crise. ‘’Les miliciens avaient des machettes, d’autres des kalachnikovs.

Ils sont venus on ne sait d’où et ont fait irruption dans les maisons de certains habitants. La scène avait tout l’air d’une boucherie. Le bilan officiel de huit morts n’est pas réel, en tout cas pas avec ce qu’on a vécu. Je pense qu’on a caché certains corps ou réduit le nombre de morts. Que Dieu nous garde’’, nous confie Jeannette K., au bout du fil. La jeune dame a regagné hier la capitale avec son fils de 2 ans. D’autres Ivoiriens natifs de Dabou supplient les leaders politiques à s’asseoir autour d’une table. Un couvre-feu a été instauré dans la ville de 19 h à 6 h, mercredi.

‘’Le cas de Dabou a été flagrant ; les images parlent d’elles-mêmes. On sait qu’il y a des éléments au sein de la police et de la gendarmerie qui accompagnent les miliciens et qui, parfois, leur ouvrent les portes. Les villages de Dabou qui ont été attaqués l’ont été avec la complicité des policiers. Ils ont demandé l’ouverture des barrages érigés par nos partisans et par la suite les assaillants s’y sont engouffrés. Donc, ils sont aussi à la base de tout ce qui s’est passé’’, explique à ce sujet Pascal Affi Nguessan. La responsabilité incombe, selon lui, au régime. ‘’Vous avez vu leurs miliciens (il se répète). Toutes les violences qu’on observe sont l’œuvre de ses miliciens’’, ajoute-t-il.

‘’Nous ne sommes plus en sécurité’’

A Abidjan, certains avec qui nous avons échangé craignent pour leur vie. ‘’Hier soir, en rentrant du travail, j’ai vu derrière moi un jeune avec une machette qui se baladait tranquillement. J’ai couru jusqu’à mon domicile et il m’observait de loin. Nous ne sommes plus en sécurité. On a peur de sortir. Vivement la fin de tout cela’’, détaille un de nos interlocuteurs vivant à la Riviera 2, dans la commune de Cocody.

Dans le quartier nommé Ciad, non loin de la Riviera 3, ce sont des individus tous de noir vêtus et encagoulés qui créent la panique. Munis de kalachnikovs, ils avaient l’air de rechercher une maison bien précise. On apprendra quelques heures plus tard l’enlèvement d’un membre de l’opposition avec son fils. C’est peu dire que la peur et l’angoisse s’installent dans la capitale.

Au-delà de 18 h, nombreux sont ces Ivoiriens qui renoncent à sortir. Face à cette atmosphère très tendue, Pascal Affi Nguessan accuse le régime. Face à la presse, hier, il persiste : ‘’La bonne question à se poser, c’est pourquoi M. Ouattara instrumentalise les milices pour agresser les manifestants pacifiques aux mains nues ? Nos manifestants, nos militants n’ont jamais posé d’actes contre qui que ce soit. Ils dressent des barricades pour empêcher la circulation des convois ou le transport du matériel électoral et c’est sur ces barricades qu’on vient les agresser.

Les étudiants qui manifestaient dans leur campus ont été attaqués chez eux.  Ils n’ont pas été au siège du RHDP, ni au palais présidentiel. S’ils l’avaient fait, on aurait alors compris qu’ils font dans la provocation.  Les miliciens quittent Abidjan et vont dans les villages pour agresser, parce que le pouvoir veut semer la mort pour dissuader les Ivoiriens à manifester, à contester. C’est cela la dictature ! Mais il faut bien qu’un jour ou l’autre la Côte d’Ivoire sorte de sa léthargie et nous estimons que le moment est venu pour mener cette bataille et la gagner.’’  

Aux Ivoiriens du Nord, fief de Ouattara, il demande de ne pas suivre le président sortant dans ‘’sa folie meurtrière’’.

Contrairement à l’intérieur du pays, Abidjan est relativement moins mouvementée. Un calme apparent qui ne saurait perdurer, à en croire la stratégie de l’opposition. Sur un ton ironique, Affi déclare : ‘’Prenez patience. On n’a pas besoin d’être pressés. Chaque lutte a sa stratégie et nous savons à quel moment Abidjan va bouger. Et quand ce sera le cas, le fruit va tomber.’’

Le gouvernement a annoncé hier l’ouverture d’enquêtes.

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PROCESSUS ELECTORAL EN COTE D’IVOIRE

L’opposition campe sur sa position

Le gouvernement ivoirien a ouvert, depuis quelques jours, un dialogue avec les opposants, dans le but de créer un climat apaisé. Cependant, ces derniers exigent le respect d’un certain nombre de préalables.

Alassane Ouattara est enfin disposé à rencontrer l’opposition ivoirienne, mais pas dans sa totalité. Il a choisi Henri Konan Bédié et zappe celui-là même qui, ces dernières semaines, s’est montré assez virulent à l’endroit du président sortant : Pascal Affi Nguessan, Président du Front populaire ivoirien (FPI). En raison des actes de violence qu’a enregistrés le pays ces dernières heures, la Commission paix de la CEDEAO a demandé au candidat Ouattara de mettre de l’eau dans son vin et d’opter pour le dialogue. C’est également dans cette optique que son gouvernement a annoncée, ce mercredi, la reconstitution de la Commission électorale indépendante (CEI) avec une personnalité supplémentaire de l’opposition ainsi qu’un poste de vice-président au Parti pour la démocratie en Côte d’Ivoire (PDCI). A cela s’ajoute la reconstitution des CEI locales.

Si les poids lourds ont une fois de plus adopté la politique de la chaise vide, lors de cette nième rencontre, leur réponse ne s’est pas fait attendre. Ils sont formels : jamais ils n’ont demandé un poste de vice-président à la CEI. ‘’Cette affirmation erronée est une manipulation des échanges de la rencontre du 18 octobre 2020, au cours de laquelle les candidats Henri Konan Bédié et Pascal A. Nguessan n’ont, à aucun moment, formulé une telle demande’’, déclarent-ils dans un communiqué conjoint rendu public hier. Prenant à témoin la communauté nationale et internationale, les deux candidats ne se reconnaissent ‘’nullement’’ dans cette affirmation du gouvernement qui ne reflète en rien leur discussion avec la délégation ministérielle de la CEDEAO.

Cet épisode, loin d’apaiser les tensions, vient une fois de plus crisper les relations entre les opposants et le gouvernement. Et dans un processus électoral entaché de violence, Nguessan et Bédié tiennent pour premier responsable la CEDEAO à qui ils reprochent une erreur d’analyse de la situation socio-politique ivoirienne en ‘’feignant d’ignorer les problèmes réels relatifs à l’élection présidentielle du 31 octobre 2020 qui ne peut se tenir à la date échue, sous la forme actuelle’’.

Ces blocages s’articulent autour de cinq préalables : le retrait de la candidature du président Ouattara, la réforme de la Commission électorale et du Conseil constitutionnel, l’audit international de la liste électorale, le retour des exilés et la libération des prisonniers politiques.

En outre, au chapitre de ses conditions pour un dialogue effectif, elle exige la participation de la CEDEAO en tant que facilitateur. Celle-ci s’accroche, pour l’heure, à son poste d’observateur. Or, le gouvernement étant en fin de mandat, l’opposition refuse sa position de juge et partie dans la résolution du conflit ivoirien. Ce qui justifie son absence à toutes les rencontres placées sous le sceau du dialogue et présidées par le Premier ministre Hamed Bakayoko. Ainsi, tant que la CEDEAO ne jouera pas son rôle de médiation en convoquant les deux parties, Nguessan et Bédié entendent maintenir le mot d’ordre de désobéissance civile.

Si rien ne change…

A l’approche de la date du scrutin, les adversaires d’Alassane Ouattara penchent plus pour un gouvernement de transition, parce que convaincus qu’il n’y aura pas d’élection le 31 octobre prochain. ‘’Si d’aventure, le 31 octobre, il ose proclamer qu’il a été élu à l’issue d’une élection, ce ne seront pas seulement des huées qu’il recevra, mais toute la force de la réprobation générale de notre mobilisation pour faire en sorte qu’un président légitime puisse être élu à l’issue d’élections transparentes.  Si rien ne change, l’après 31 octobre sera de la même teneur et de la même tonalité que la phase actuelle. C’est pour éviter tout cela que nous avons appelé au dialogue’’, prévient Affi Nguessan.

Le leader politique rappelle aux Ivoiriens que le combat de l’opposition n’exclut personne ou une communauté. Il n’est pas dirigé, insiste-t-il, contre un individu ou une communauté. ‘’C’est un combat contre des antivaleurs pour promouvoir des principes démocratiques, des valeurs d’unité nationale, de fraternité en Côte d’Ivoire, parce que ce sont des valeurs dont nous avons tous besoin’’, ajoute-t-il.

Affi Nguessan, au nom de l’opposition, soutient qu’un processus inclusif passe par une large gamme de candidats pour la plupart recalés par le Conseil constitutionnel.  ‘’Nous souhaitons même que le nombre de candidats s’améliore et il y a de grands talents politiques parmi ceux-là qui ont été recalés. De hauts cadres de ce pays qui ont des expériences multiformes et démocratiques en Côte d’Ivoire. Ces Ivoiriens qui voient la richesse de ce pays doivent participer au débat politique’’, soutient le porte-parole de l’opposition.

Quant aux médiations initiées par la CEDEAO, la plateforme estime que l’organisation sous-régionale manque de courage, mais reconnait la légitimité de ses revendications. De l’avis du leader politique, ‘’il ne suffit pas de bien comprendre, mais il faut un minimum de courage pour dire la vérité là où elle se trouve et amener celui qui doit faire des concessions à le faire. Nous demandons à la CEDEAO d’avoir le courage et de ne pas se laisser instrumentaliser par la dictature ivoirienne, parce que la Côte d’Ivoire compte sur la CEDEAO. Elle doit faire en sorte que Ouattara renonce à sa candidature’’.

Il estime, par ailleurs, que l’organisation ne peut pas ignorer la décision de la Cour africaine des Droits de l’homme et des peuples qui dit, dans un arrêté, que les institutions électorales ne sont pas transparentes et ne répondent pas aux normes internationales.

EMMANUELLA MARAME FAYE (Envoyée spéciale à Abidjan)

 

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