L’Ucab engage la réflexion

Sur le thème ‘’L’éthique et les valeurs’’, les professeurs Souleymane Bachir Diagne, Mamadou Diouf et Fatou Sow Sarr ont fait, avant-hier, des communications de haute facture sur des thématiques essentielles pour la société telles que : l’éthique, le développement, le progrès, la place de la femme, la religion… Ces communications s’inscrivent dans le cadre d’une série de cinq webinaires organisés par l’université Cheikh Ahmadou Bamba, en prélude au grand Magal de Touba.
Y a-t-il une philosophie du temps conçue comme progrès dans l’islam ? Le professeur Souleymane Bachir Diagne s’interroge et apporte lui-même des réponses. D’emblée, il affirme que le progrès, en soi-même, est une valeur ; mais cela ne va pas de soi. Selon lui, il existe deux philosophies différentes du temps. L’une estime que le temps avance vers le progrès et l’autre défend que le temps est une détérioration à partir d’un état antérieur considéré comme un âge d’or. Et d’ajouter : ‘’L’éthique du développement repose sur une philosophie du temps qui considère que le temps est chose positive, s’ouvrant vers un horizon meilleur que ce que nous avons.
A cette condition, vous pouvez avoir un esprit d’entreprise, un esprit d’innovation, parce que vous serez orienté vers le futur et vers la promesse du futur. Alors que celui qui dit que seule la vie présente compte, celui-là est enfermé dans le présent. Pour lui, le progrès n’est pas une valeur. Il n’a pas cette éthique du développement qui fait que vous travaillez aujourd’hui pour des résultats, que vous êtes sûr de ne peut-être pas voir.’’
Revisitant la pensée de Cheikh Ahmadou Bamba, en particulier son enseignement dans ‘’Massalikul Jinaane’’, il explique la vision du cheikh du progrès. ‘’Dans son introduction, Serigne Touba dit qu’il ne faut pas que nous accordions aux seuls anciens le privilège exclusif des faveurs que Dieu met à la disposition des humains. Si nous le faisons, nous serions égarés, dit-il. Car il peut arriver qu’un homme vivant dans les temps modernes connaisse des secrets ignorés par ceux qui vivaient dans les temps anciens’’.
A ceux qui estiment que les temps passés sont forcément meilleurs que les temps présents, lesquels sont meilleurs que les temps à venir, il rétorque : ‘’C’est une attitude mélancolique et pessimiste du développement. C’est du fatalisme et cela ne favorise pas le développement.’’
A en croire Bachir Diagne, le développement, ce n’est pas seulement un ensemble de techniques, c’est avant tout un état d’esprit. ‘’Quand vous avez cet état d’esprit qu’il n’est pas besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ; quand vous avez cet esprit de travailler pour demain, même si vous n’en verrez pas les résultats, vous avez l’esprit de développement. Et l’esprit de développement est la chose la plus précieuse, le bien le plus précieux qu’un peuple puisse avoir’’, souligne l’auteur de ‘’Philosopher en islam’’, qui donne l’exemple du peuple japonais dépourvu de toutes ressources naturelles. Selon lui, c’est cet esprit que devrait ‘’nous insuffler notre propre religion’’.
La pédagogie, valeur fondamentale de l’enseignement de Khadim Rassoul
Dans ce cadre, Souleymane Bachir Diagne salue la vocation de l’université Cheikh Ahmadou Bamba (branche supérieure du système des écoles Al Azhar fondées par Serigne Mourtada Mbacké), résolument tourné vers le temps du progrès. ‘’Ce que je viens de vous dire sur ce temps orienté vers le travail, vers l’esprit d’entreprise, vers l’innovation, vers les promesses du futur, ce sont les valeurs sur lesquelles nous essayons d’édifier cette université, en particulier la dernière-née qu’est la faculté des Sciences religieuses et des humanités’’, clame le membre du Conseil scientifique.
Abondant dans le même sens, le professeur Mamadou Diouf, également membre du Conseil scientifique de l’Ucab, revient sur le modèle de cette université. ‘’Je considère, dit-il, que depuis plusieurs années, l’une des grandes réponses à la crise de l’éducation au Sénégal se trouve dans le projet de Serigne Mame Mor Mbacké. C’est-à-dire une réflexion qui permettrait de se poser les vraies questions relativement à l’organisation de l’enseignement et à ces questions qui nous préoccupent aujourd’hui et qui se retrouve dans le concept ‘Un système éducatif endogène’.’’
S’arrêtant sur cette notion d’endogénéité, le Pr. Diouf se demande si elle renvoie aux traditions islamiques exclusivement ou est-ce qu’une endogénéité qui convoque des cosmologies non islamiques.
Ainsi, évoque-t-il l’éthique de responsabilité, l’éthique de conviction, mais aussi l’éthique de pluralisme qui le tient particulièrement à cœur. Il explique : ‘’Concernant l’islam, nos sociétés ont pu utiliser des ressources endogènes pour le comprendre. Et je pense que le travail de Serigne Touba est probablement l’un des travaux les plus importants de reconditionnement, comme je l’appelle, de l’islam. Un reconditionnement qui ne veut pas dire trahison. Mais un reconditionnement qui permet de s’inscrire dans une temporalité qui est une temporalité indigène. C’est une temporalité qui permet non seulement de vivre et de penser l’islam, mais de lui donner une amplitude plus importante. Parce que c’est reconditionné dans un espace qui est un espace local’’.
Selon lui, c’est cette tension permanente entre le local et l’universel, entre le temps indigène et ce qu’il appelle le temps du monde qui est important d’étudier. ‘’Comment se font les transactions, les reconditionnements, les manières de repenser les choses et de les inscrire dans une trajectoire propre aux sociétés qui les adoptent…’’.
Mais au-delà même de l’espace mouride, le professeur estime que ce qui a le plus importé aux fondateurs de confréries au Sénégal, c’est l’importance de la pédagogie, l’idée que ce qui est important est de produire un musulman qui a une qualité morale, qui est à la fois la qualité morale d’un individu, mais aussi la qualité morale d’un membre d’une communauté. ‘’Cette double exigence est quelque chose de fondamentale dans cette tradition de l’islam au Sénégal. On la retrouve encore chez les mourides. La tradition pédagogique est celle de Serigne Mourtada Mbacké. Mais il y a aussi cette tradition plus économique et politique qui est celle de la création d’une communauté. On le retrouve de façon prégnante chez Serigne Abdoul Ahad Mbacké’’.
Voilà deux dimensions essentielles dans la compréhension de la dynamique de cette confrérie. Ce que le Pr. Diouf appelle ‘’la vernacularisation du temps du monde’’. Il ajoute : ‘’Avec la migration, il y a eu cette exigence d’apprendre l’arabe, de savoir lire pour savoir lire les ‘khassaides’ et les chanter, de voyager avec. Le voyage avec les ‘khassaides’, c’est le voyage avec un texte qui vous permet de transformer l’espace où vous vous installez. Vous pouvez ainsi trouver certains quartiers de Milan en Touba, certaines rues de Harlem en Touba…. Ces adaptations sont extrêmement importantes’’.
A l’instar de la doctrine de Cheikh Ahmadou Bamba qui a su adapter l’islam à un contexte local, il préconise une entrée des Africains dans le temps du monde, à partir de leur propre histoire.
La philosophie de l’affirmation de soi
A cette occasion, les conférenciers sont également largement revenus sur l’œuvre de Cheikh Ahmadou Bamba à travers sa doctrine qu’est le mouridisme. Pour Souleymane Bachir Diagne, le mouridisme est une philosophie du mouvement, qui n’est pas statique, qui n’est pas une philosophie nostalgique. ‘’Vous avez, renseigne-t-il, deux grandes écoles dans le soufisme. Il y a l’école contemplative (la voie de l’extinction de soi dans la contemplation du divin et de l’autre monde). Ce soufisme ne veut que retourner dans ce dit monde. La valeur fondamentale enseignée par le soufisme telle que recommandée par Serigne Touba, c’est cette valeur de l’affirmation de soi. Il ne s’agit pas de s’éteindre, mais de prendre conscience de celui que l’on est et de réaliser des attributs seigneuriaux. Autrement dit, au lieu de s’abimer dans l’océan de la divinité, vous réalisez en vous-même des attributs seigneuriaux. C’est dans ces conditions qu’on est en mesure d’agir dans le monde, de transformer son monde et ce faisant, de se transformer soi-même’’.
Les différentes valeurs du mouridisme, fait-il remarquer, découlent de cet aspect fondamental d’être une philosophie de l’action, un soufisme de l’affirmation de soi et de la confrontation avec la réalité du monde ; plutôt que l’évasion dans la contemplation et l’extinction. Il faut, dit Bachir, se souvenir que l’une des premières missions de Bamba et d’autres leaders religieux, a été de construire une personnalité africaine pour la région islamique, une personnalité sénégalaise qui soit hors d’atteinte de tout ce que le colonialisme pouvait avoir de corrosif. ‘’Il s’est donc agi de construire des humains, des humains accomplis, des humains qui soient en mesure de transformer leur monde et de se transformer eux-mêmes. Leur enseignement était donc principalement orienté vers l’éthique. Parce que c’est avec l’éthique que vous construisez une personnalité’’.
Et de s’interroger : Quel est le but, au fond, de l’enseignement de l’islam en général, du soufisme en particulier ? ‘’C’est de faire que l’humain devienne pleinement ce qu’il doit être. C’est-à-dire un être humain accompli. Pour ce faire, il faut lui insuffler les valeurs éthiques qui vont en faire une personne accomplie en mesure de faire avancer sa société, de faire avancer sa propre personnalité. Et il me semble que toute l’orientation de l’enseignement de Serigne Touba va dans cette direction de faire de nous des êtres humains accomplis. C’est notre responsabilité à nous de faire en sorte de réaliser ces valeurs en nous et de nous immerger dans ces valeurs éthiques’’.
REGLES DU GENRE ET DE LA GENERATION Ces facteurs bloquants du progrès en Afrique Dans sa communication, le professeur Mamadou Diouf a aussi particulièrement insisté sur la notion de pluralisme, essentielle, selon lui, pour bâtir des sociétés fortes, à même d’entrer dans le temps du monde. ‘’Cette éthique du pluralisme est probablement l’un des aspects les plus importants pour nous construire un imaginaire ou des imaginaires qui nous permettent de construire sur, non pas une seule histoire, mais des histoires. Construire non pas sur une seule tradition, mais des traditions. Cela veut dire s’inventer un avenir. Et s’inventer un avenir renvoie à cette dialectique très bien posée par Souleymane qui est la dialectique de sociétés qui vivent de multiples temporalités’’. Selon lui, l’idée même de progrès, d’histoire, de tradition se manifeste dans la notion de pluralité. ‘’C’est le retour à la pluralité qui, je pense, est l’une des qualités les plus importantes des sociétés africaines. C’est-à-dire la capacité d’accepter la différence’’, indique le professeur d’histoire. Par ailleurs, M. Diouf estime que parmi les idées qui rétrogradent certains pays africains, particulièrement l’espace sénégambienne, il y a la prise en charge du genre et de l’âge. ‘’Les traditions, je ne dirais pas africaines, mais sénégambiennes, sont des traditions qui reposent sur deux règles. Il s’agit de la règle de la génération –quand on est le plus jeune on ne peut avoir la vérité. Ensuite, vient la règle du genre - quand on est une femme, on ne peut pas avoir raison. Ce sont des conceptions qu’il faut revoir’’. A ce titre d’ailleurs, l’historien remet totalement en cause cette assertion d’Amadou H. Ba, selon laquelle en Afrique, un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle. ‘’C’est une pensée conservatrice, rétrograde. Oui, les vieillards ont leur rôle à jouer dans la société, mais on ne peut pas penser rétroactivement, en regardant derrière. Il faut penser vers l’avant. C’est en cela que la règle de génération comme celle relative au genre sont des règles qui bloquent la société’’. |
MOR AMAR