Publié le 5 Nov 2021 - 23:50
CHRONIQUE PAR PHILIPPE D’ALMEIDA

Des rêves d’après...

 

La plus grande vertu des pionniers, c'est d'être imité. En obtenant le Goncourt 2021, dont certains nous reprochent déjà de parler plus que de mesure, Mohamed Mbougar Sarr ouvre, d'office, le chemin à des émules. La critique française a salué un écrivain original, travailleur, perfectionniste. Et depuis mercredi, plus que jamais, il fascine le monde littéraire, déstabilise la littératurosphère habitué à des profils moins iconoclastes, d'autant plus iconoclaste qu'il vient d'un Sud maudit que l'on dit inapte, dans ses individualités, à atteindre les sommets, surtout en ces temps de surenchère identitaire où la peau de l'immigré se vend pour des prunes, pour remplir la besace électorale. On aura compris dans quelle direction notre regard se tourne...

Sous ses faux airs de jeu de piste historique, c'est une ode réjouissante au pouvoir de mots qu'est ‘’La plus secrète mémoire des hommes’’, doublée d’une critique acerbe contre le colonialisme et les préjugés raciaux qui perdurent dans la France d'aujourd'hui. On imagine qu'Éric Zemmour n'est pas encore sorti de la sidération paralysante que lui a provoqué la nouvelle de ce prix, mais qu'il prendra le temps de lire, de découvrir et de comprendre que ceux qui pensent le monde et en nourrissent le devenir sont tout sauf des griots de la haine, qu'ils ont de la structure et de la bienveillance, parce qu'ils savent que c'est la meilleure manière d'être entendu. Il se trouve que, de temps en temps, c'est aussi en Afrique qu'on les trouve et qu'ils brillent des mille feux de l'intelligence, de l'universalité et de la puissance.

Avec "La plus secrète mémoire des hommes",  Mohamed Mbougar Sarr démontre, avec éclat, la vitalité et l'universalité de la langue française. Mais surtout, par la puissance de toute son œuvre, la qualité de l'école sénégalaise, lorsque celle-ci livre le meilleur d'elle-même. L'école ? Pas seulement ; la famille d'abord. Un bon encadrement familial, une éducation soutenue autour des valeurs de la lecture, du travail et de l'effort ont, indubitablement, façonné le génie du jeune Mohamed et ont été pour lui le sous-bassement d'un talent polyforme.

La famille sénégalaise d'aujourd'hui devrait s'inspirer de cette réussite pour reparamétrer le logiciel éducationnel, pour réinstaurer le goût du travail et la quête de l'excellence. A l'école, hélas, fort mal-en-point, échoit le sacerdoce de performer tout cela et de générer, par intermittence, ces pépites de l'excellence qui chamboulent tout en un instant, et s'imposent à l'universalité, comme des figures hiératiques et transcendantes d'une identité pourtant malmenée.

Le mérite de Mohamed Mbougar Sarr sera, peut-être aussi bientôt, il faut l'espérer, celui d'avoir réhabilité la lecture, la littérature, dans le cœur et l'esprit des jeunes apprenants de son pays d'origine. Cette distinction prestigieuse ne manquera pas de faire des émules. En gestation aujourd'hui, l'exemple du trentenaire leur donnera l'envie de se surpasser, de forcer le potentiel d'un génie peut-être existant, pour être aussi, un jour, à leur tour, sous les feux de la rampe.

Certes, le contexte éducatif ne s'y prête plus. C'est presque une tautologie que de dire que le niveau de savoir dans les écoles du pays est affligeant. Surtout au plan de la langue que nous avons en partage avec 4 % de l'humanité. Ce français par lequel, qu'on le veuille ou non, le savoir est transmis à nos écoliers et étudiants. Désaffectée depuis deux décennies par leur curiosité et leur émerveillement, elle n'est tout au plus aujourd'hui qu'un accessoire utilitaire, laborieux et encombrant. Dans un tel contexte, difficile de voir proliférer des virtuoses du mot, de faire naître des transcripteurs d'émotions que tout romancier est. Fondamentalement.

La belle réussite de Mohamed Sarr ouvrira peut-être, dans ce registre, de nouveaux chemins, de nouvelles perspectives, de nouveaux rêves : des rêves de surpassement, des rêves d'esthétiques nouvelles, des rêves de célébrité, des rêves d'universalité. Oui, le grand mérite de tout pionnier est de faire des émules. Et c'est ainsi qu'ils sont éternels.

 

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