Publié le 14 Dec 2018 - 22:38
CORRUPTION AU SENEGAL

L’ampleur d’un mal

 

Titulaire d’un Doctorat en études du développement, Cheikh Tidiane Dièye vient de publier aux éditions L’Harmattan un livre dans lequel il revient, en profondeur, sur plus de 50 ans de prévarication des ressources publiques. Il descend en flammes les gestions calamiteuses sous Senghor, Diouf, Wade et Macky.

 

Hideux ! C’est un euphémisme pour parler de la gouvernance des institutions et deniers publics sénégalais, de l’indépendance à nos jours. Et la gangrène ne semble point entrevoir une prescription miracle dans un proche avenir, si l’on en croit Cheikh Tidiane Dièye qui vient de publier aux éditions L’Harmattan un livre de 179 pages intitulé : ‘’La corruption bureaucratique au Sénégal : Trajectoires, ressorts et représentations populaires’’. Les promesses électorales continuent d’être trahies. Les Sénégalais, de ‘’souffrir’’ des effets néfastes d’une gestion clanique, de la politisation à outrance des institutions, de l’impunité et de la corruption.

Dans un style simple et dépouillé, l’auteur décrit un long carnage financier, entrepris au Sénégal depuis fort longtemps.

Les administrations les plus touchées, rappelle-t-il, citant des études, sont : ‘’la Douane, l’Administration fiscale, la Justice, la Police...’’ A l’en croire, ces administrations semblent comme ‘’des lieux d’institutionnalisation de la corruption’’, des ‘’sites à ciel ouvert qui, comme une mine d’or, sont quotidiennement pris d’assaut par une multitude d’acteurs qui en manipulent les règles et exploitent les espaces et les opportunités de corruption’’. Au-delà du ‘’comment’’, l’auteur tente de montrer le ‘’pourquoi’’ de la corruption, qui est de plus en plus ‘’répandue et banalisée’’. Thème de campagne privilégié, la corruption au Sénégal se présente sous plusieurs formes. Et cela ne date pas d’aujourd’hui.

Nous sommes en 1998, rappelle l’auteur, à une audience que l’ex-président Abdou Diouf avait accordée à l’Unacois. Le porte-parole de l’organisation dénonce : ‘’Maintenant, la fraude se négocie face-à-face. Plus personne ne se cache. C’est en plein jour que les gens agissent.’’ La ‘’fraude noire’’ dont l’exemple est le fraudeur qui n’a qu’une “ânée” de sucre, selon le commerçant, la ‘’fraude intellectuelle’’ consistant à se procurer des papiers sous-facturés et la ‘’fraude masquée’’ consistant à ne déclarer que le dixième de ses importations étaient en voie de disparition.

Mais, au-delà de ces mécanismes, l’auteur montre simplement par-là, qu’en fait : ‘’La fraude et la dissimulation sont des phénomènes au cœur de la structuration des relations entre les administrations et les usagers. Le réflexe de la triche, de la dissimulation, des petites combines pour se tirer d’affaire est un comportement récurrent chez de nombreux Sénégalais et apparaît comme le lieu par excellence des transactions corruptives autour des douanes et des autres administrations.’’

Mais, au-delà des fonctionnaires et autres agents de l’Etat, il faut voir en la corruption un mal beaucoup plus profond, qui touche toute la société. Le livre explique comment, presque tout le monde est corrupteur. Comment, presque tout le monde est corrompu. A quelques exceptions près, semble défendre l’auteur qui a cité beaucoup d’études, et même effectué des entretiens avec de hauts cadres de l’Administration.

‘’L’économie de pillage’’

Il ressort d’ailleurs d’un de ces entretiens très instructifs que la corruption dépasse l’individu du corrupteur ou du corrompu. Ces derniers, estime le fonctionnaire cité par l’auteur, ne sont qu’un ‘’échantillon de la société globale’’. L’homme de préciser : ‘’Un type peut être bon dans son groupe social, mais au sein de certaines administrations, il y a un environnement qui le dénature. Je connais des agents qui sont des imams dans leur quartier et prêchent pour l’intégrité et la droiture. Le problème, c’est qu’une fois dans leur bureau, ils traitent des dossiers derrières lesquels il y a souvent une tentative de corruption. Il y a des propositions auxquelles on succombe facilement.’’

Et effectivement, beaucoup en succombent, selon toujours le cadre qui soutient tout de même que ‘’tout le monde n’est pas pourri’’ et qu’il faut éviter les ‘’jugements à l’emporte-pièce’’. ‘’Ces agents ne sont pas, à priori, moins intègres que des enseignants, par exemple. Mais lorsqu’on brasse des millions par jour, on est plus exposé qu’un instituteur. Certains ont leurs tares, mais souvent, ils n’ont pas le choix ; il n’y a pas de corrompus, s’il n’y a pas de corrupteurs. Il y a même certaines logiques sociales qui poussent à la corruption’’, renseigne-t-il.

Les plus téméraires sont ainsi jetés dans un monde où le vice côtoie en permanence la vertu. Peu de collègues leur montreront : ‘’Comment résister au phénomène, comment se battre pour ne jamais toucher indûment le plus petit centime.’’ Beaucoup d’autres, dits plus ‘’réalistes’’, leur conseilleront au contraire de ‘’faire attention’’, de ne pas ‘’être gourmand’’, d’y ‘’aller doucement’’, de ‘’prendre son temps’’, etc.

Ainsi, dans la plupart des administrations publiques, souligne l’auteur, ‘’la corruption apparaît comme un phénomène mimétique. L’agent qui décide de la refuser n’aura pour seuls soutiens que de rares collègues qui, comme lui, ont choisi la voie de l’intégrité. Un chemin difficile pour l’agent qui fait le pari de l’emprunter, tant le phénomène est systémique. Il est d’autant plus difficile que l’agent intègre subit la double pression de ses collègues, dont il gêne les pratiques, mais aussi de sa famille quelquefois’’.

De ce fait, difficile de résister, dans ce contexte de généralisation de la corruption. L’agent, voyant cet environnement marqué par l’impunité la plus totale, ses collègues qui s’enrichissent indument au vu et au su de tout le monde, finit par succomber à la tentation. Il est aussi encouragé par un contexte politique caractérisé d’actes et pratiques aux antipodes des principes de bonne gouvernance. Citant Mamadou Diouf, Cheikh Tidiane fustige ‘’l’économie de pillage’’, ‘’l’accaparement des ressources économiques à des fins privées’’… Plus grave encore, fait-il savoir, ‘’la corruption est impunie, parfois récompensée. La sanction renvoie beaucoup plus à des erreurs de positionnement politique qu’à la volonté délibérée de faire respecter la loi et les règlements’’.

Senghor, Diouf, Wade et Macky dos-à-dos

C’est à se demander si la loi sur l’enrichissement illicite ne devrait pas être mise en œuvre pour tous les dirigeants du Sénégal, depuis les indépendances. C’est que, si l’on se fie à Dièye, la mal gouvernance, déplorée avec beaucoup d’énergie ces dernières années, semble avoir élu domicile dans le pays. Elle a su résister au temps, vaincre des différentes luttes qui ont été initiées à son encontre. Sous Senghor, Cheikh Tidiane revient sur les plus gros scandales : ‘’Au-delà des coopératives et des centre régionaux d’appui au développement (Crad), c’est incontestablement l’Office national de coopération et d’assistance au développement (Oncad), créé en 1966, qui deviendra le plus haut lieu de prédation, de clientélisme, de népotisme, de corruption et de redistribution de rentes jamais connu au Sénégal. Tant et si bien que lors de sa dissolution en 1980, il traînait un déficit de 72 milliards, plus de 90 milliards avec les agios bancaires’’.

1980, Senghor est emporté par un contexte économique difficile. Diouf arrive avec plein de bonnes intentions, dont la fameuse loi sur l’enrichissement illicite. ‘’Parmi les nombreux instruments qui, au niveau national ou local, servaient à organiser et à entretenir le système du clientélisme et de la corruption dans les marchés publics, le Projet de construction et de réhabilitation du patrimoine bâti de l’État (Pcrpe) était apparu comme l’un des maillons essentiels de la chaîne d’enrichissement des proches et des affidés du régime’’. En effet, rappelle l’auteur, ‘’le décret n°97-632 du 18 juin 1997, portant réglementation des marchés du Pcrpe, permettait d’octroyer des marchés par entente directe jusqu’à 100 millions de francs Cfa en ce qui concerne les études et fournitures, et 150 millions pour les travaux neufs. Ce décret impose aussi le gré à gré pour tout travail de rénovation, de réhabilitation et de maintenance. (Blundo 2001, P. 221)’’. C’est ainsi, selon lui, que les marchés importants ont été régulièrement ‘’saucissonnés’’ en tranches inférieures à 150 millions pour être conclus de gré à gré.  

En 2000, l’opposant historique, Abdoulaye Wade, arrive au pouvoir avec une large coalition. Dans leur programme, figurait en bonne place la suppression du décret susvisé. L’espoir était grand. Mais vite, il cède la place à la désillusion. Le divorce est vite consommé, si l’on en croit l’auteur, qui cite plusieurs ouvrages portant sur la gouvernance du libéral. Et c’est Abdou Latif Coulibaly qui lance les hostilités avec ‘’Wade, un opposant au pouvoir : L’alternance piégée…’’. S’ensuivit une autre série les uns plus virulents que les autres. L’auteur, sur ce chapitre, rappelle plusieurs scandales dont l’affaire Segura, la gestion de l’Anoci, ainsi que divers autres grands travaux de l’Etat qui, en fait, n’ont été qu’un moyen d’enrichir une poignée de personnes au détriment du grand nombre, explique CTD. Macky Sall en a également eu pour son grade.

Comment lutter contre cette gangrène

Cheikh Tidiane Dièye ne s’est pas contenté, dans le livre, de faire un rappel chronologique des faits. Il les analyse en profondeur, les diagnostique, rappelle les entreprises mises en œuvre par les différents régimes pour faire face au fléau, avant de constater leur échec. Il parle également de l’environnement juridique global ainsi que des pesanteurs sociales. Last but not least, Cheikh T. Dièye a aussi essayé de montrer comment lutter contre cette corruption qui gangrène nos économies. Il déclare : ‘’Parce que la corruption suit un processus cumulatif, peu réversible, qui se déploie du haut vers le bas, l’exemple doit donc venir du sommet de l’Exécutif, en instaurant une culture de la transparence et de la responsabilité, et en s’opposant à toute forme d’impunité. Cette lutte doit être menée simultanément sur trois fronts : l’enquête et la poursuite des suspects, la prévention de la corruption ainsi que l’éducation et la sensibilisation des citoyens.’’

MOR AMAR

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